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Depuis que nous avons quitté la zone de Pé de Limão, nous avançons en forêt fermée, et ce sera le cas jusqu'à ce que nous arrivions dans la zone de Degrad Roche. La principale différence, outre la présence des orpailleurs clandestins eux-mêmes, est que nous ne comptons plus sur leurs chemins pour avancer. Nous marchons à la carte et à la boussole en essayant de nous calquer sur le relief pour trouver le meilleur chemin : celui qui passe par les lignes de crête et qui nous évite au maximum les franchissements de criques ou de marais – tous ne sont cependant pas évitables.
Traces et vestiges le long de la ligne de crête
La ligne de crête est un consensus entre tous ceux qui parcourent la forêt, hommes et animaux. On trouve très souvent des sentiers d'animaux qui la suivent presque exactement. Pas si bêtes, ils ont bien compris que c'est la ligne qui demande le moins d'effort pour aller d'une zone à une autre. Selon les jours, ce sont des traces de pécari ou de tapir, parfois des égratignures dans le sol signalent un jaguar – toujours invisible. On trouve aussi sur ces sommets des vestiges de passages humains, qui se voient notamment par les végétaux coupés nettement, à un angle de 45°, marque distinctive du maniement de la machette. Difficile de savoir de qui il pouvait s'agir : orpailleurs, braconniers, expéditions du Parc amazonien de Guyane ? Certaines hypothèses pourront être confirmées, ou pas, au retour.
C'est aussi sur les hauteurs que l'on peut trouver des traces de l'occupation ancienne du territoire que nous traversons. Celle-ci a été beaucoup plus précoce et dense qu'on le pense souvent. Il y a deux jours, nous en avons eu une belle preuve avec un magnifique site de « montagne couronnée », ainsi que l'on désigne en Guyane les collines entourées d'un fossé sur lesquelles étaient installés des villages amérindiens. Le fossé était parfaitement net et il entourait une vaste zone, et des tessons de poterie étaient visibles dans toutes les zones où la chute des arbres avait remué la terre. Ce site sera probablement intéressant à investiguer plus en profondeur par la suite. Nous avons également aperçu d'autres vestiges dans d'autres localisations, notamment un reste de bouteille en verre datant manifestement d'avant les productions industrielles contemporaines. Trace d'un orpailleur créole parti à l'aventure il y a bien longtemps ?
Au royaume de la forêt
Notre long passage en forêt fermée teste aussi notre équipe, alors que nous sommes déjà partis depuis presque un mois. Le confort minimal que nous pouvions trouver dans les zones d'orpaillage (des bivouacs ouverts avec vue sur le ciel et le soleil, des sols dégagés, etc.) n'existe plus. Nous sommes dans le royaume de la forêt et ici, c'est nous qui nous adaptons. Les mouches à feu nous piquent régulièrement (pour approcher trop près de leurs nids), des dizaines d'arbres tombés entravent notre progression, les serpents nous regardent passer curieux ou furieux, et les lianes prennent un malin plaisir à accrocher tout ce qui dépasse de nos sacs et parfois même nos pieds…
Sous l'apparence de la canopée uniforme, il y a divers types de forêt. La haute futaie, au sous-bois clair, idéale pour progresser rapidement. La même mais avec des arbres légèrement plus espacés, au sous-bois plus dense : au menu palmier avec épines ou lianes, et plus de difficulté à avancer. Mais ce n'est rien par rapport aux forêts de lianes qui prospèrent autour des arbres tombés – les fameux chablis. En général nous essayons de louvoyer entre eux mais parfois ces zones s'étendent sur des hectares et des hectares. Progression moyenne en ce cas : 300 mètres par heure. Et il existe encore de nombreuses variations en fonction des espèces de palmier ou d'arbres qui dominent dans un secteur ou un autre.
Les facteurs qui déterminent les variations entre les types de forêt sont innombrables : les sols, la pente, l'altitude, les influences de la présence amérindienne dans le passé… Dans l'ensemble les forêts situées au-dessus de 250 mètres d'altitude sont les plus praticables, sauf si l'on tombe sur des taches de formations basses occupées par des lianes ou des bambous-liane, les fameux cambrouzes. En dessous, c'est selon. Et toute approche d'une crique de moyenne importance signifie d'affronter en premier un large marais dans lequel prospèrent les palmiers wassaï (açaí en portugais).
Sur un terrain glissant
La saison des pluies n'est pas encore vraiment terminée, et c'est une autre difficulté. Être mouillé en permanence n'est pas le problème principal, c'est surtout que le sol est détrempé et extrêmement glissant, particulièrement quand le relief est plus prononcé. Les chutes sont nombreuses et il nous arrive parfois d'avoir du mal à trouver nos appuis en montée (en descente ce sont des grandes glissades). Chevilles, tendons et mollets sont très sollicités, et les entorses plus ou moins sérieuses se multiplient.
Le type d'expédition au long cours que nous menons est donc très abrasif pour les corps. Mais cela ne surprend pas notre équipe, formée en grande partie par des légionnaires du 3e régiment étranger d'infanterie, l'unité de la Légion étrangère basée en Guyane. Tous ont suivi des stages proposés par le fameux Centre d'entraînement de la forêt équatoriale (Cefe), lui aussi tenu par la Légion : stage d'aguerrissement, stage de combat en forêt, stage « ocelot » ou « chef de groupe forêt » ou enfin stage « jaguar » ou « chef de section forêt », que j'ai eu l'honneur de suivre en 2016. L'équipe est donc principalement composée de personnes aguerries, ce qui n'empêche pas les petits accidents de la forêt. Heureusement un infirmier et une capitaine médecin veillent sur nous , notamment en recousant les peaux en cas de besoin.
Nous allons bientôt basculer à nouveau dans un secteur occupé par les orpailleurs illégaux. En attendant, nous profitons de la beauté de la forêt, que ce soit en la parcourant ou en posant le soir notre bivouac auprès d'une belle cascade. Cela nous renforce dans la conviction de la nécessité de protéger cet environnement rude mais magnifique. ♦