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Les sciences à l’âge du libre accès
La prochaine fois que vous verrez un lecteur penché sur un écran dans le métro, songez qu’il n’est peut-être pas absorbé par le dernier ragot concernant une star de la téléréalité, mais en train de lire un article scientifique. Pourtant, la littérature scientifique a mauvaise réputation : elle passe pour être illisible en égale proportion de sa scientificité. On demande alors souvent aux médiateurs en tous genres de simplifier, résumer et illustrer une littérature qui n’a, normalement, pour lecteur et pour destinataire que les spécialistes.
Un lectorat majoritairement non académique
La littérature « chiantifique » peut-elle donc intéresser d’autres personnes que les chercheurs à blouse blanche ? Contre toute évidence, oui. On découvre chaque jour des usages nouveaux et inattendus produits par l’existence de contenus scientifiques de très haute qualité sur la Toile. La consultation de PubMed Central, gigantesque base de littérature biomédicale, n’est qu’à 27 % le fait des universitaires : les autres lecteurs sont issus de sociétés privées (17 %) et, surtout, 40 % sont des « citoyens » nous apprend Alma Swan, spécialiste de la communication entre chercheurs, dans une publication de référence publiée par l’Unesco sur l’accès ouvert. On sait aussi que les communautés de patients sont particulièrement actives, non seulement dans la lecture de la littérature scientifique, mais aussi dans la production de savoirs nouveaux.
En sciences humaines et sociales (SHS), les succès de consultation des portails en accès ouvert dépassent également largement la seule communauté scientifique. Le lectorat des portails français comme Persée, Cairn ou OpenEdition dépasse quantitativement l’ensemble des effectifs de chercheurs disponibles et ne se concentre pas seulement sur la France, ou même sur la francophonie. Ainsi, le portail d’OpenEdition a reçu 48,5 millions de visites dans l’année 2014, soit environ 25 millions de visiteurs uniques. Et, surprise : les deuxième et troisième pays qui lisent le plus ce portail du CNRS, d’Aix-Marseille Université, de l’École des hautes études en sciences sociales et de l’université d’Avignon sont les États-Unis et l’Allemagne. Notamment grâce aux vertus natives de l’accès ouvert, mais aussi grâce à l’intérêt intrinsèque des publications consultées.
La révolution de l’accès ouvert
Cette forte ouverture du lectorat est la conséquence d’un bouleversement qui s’est produit au cours des vingt dernières années et qui mérite qu’on s’y arrête un instant. Inventé par des universitaires, le Web a immédiatement été investi par les chercheurs pour y partager leurs travaux, physiciens en tête (le Web a été créé au Cern). Les chercheurs ont opté pour une solution simple et radicale : l’accès ouvert. Dès 1991, ils partageaient entre eux sur ArXiv, en accès ouvert (open access), des milliers d’articles de physique. La France a développé l’archive ouverte HAL, qui a reçu 9 millions de visiteurs uniques en 2014. Son portail dédié aux sciences humaines et sociales, HAL-SHS, fête cette année son dixième anniversaire. Peu à peu, de nombreuses disciplines ont suivi le mouvement, soit par le dépôt par les chercheurs eux-mêmes de leurs articles dans une archive ouverte, sur le modèle d’ArXiv, soit par la mise en ligne de revues entières en accès ouvert, sur le modèle de Scielo, Redalyc ou Revues.org.
Comme beaucoup d’inventions induisant un changement profond dans la société, il s’agissait d’une évolution assez simple, mais la lame de fond qu’elle a enclenchée a bouleversé en profondeur le rapport au savoir des sociétés contemporaines. C’est bien à une révolution de l’accès que nous assistons depuis 1991. N’ayons pas peur du mot. Que les chercheurs aient accès plus simplement et plus rapidement aux travaux de leurs collègues est une évidence, et c’est bon pour la science. Mais ce qui nous intéresse ici est la véritable révolution de l’accès qui se produit, dépassant largement le seul public scientifique. Et c’est bon pour la société.
Un rapprochement entre recherche et société
D’autant que ce changement va bien au-delà des articles ou des livres, objets traditionnels de l’édition scientifique, assez longs à lire. On peut désormais consulter des carnets de recherche, ces espaces dans lesquels un chercheur s’adresse à ses collègues ou à un public plus large pour parler de ses recherches, en général sous une forme plus concise. Par exemple, Yves Gonzalez-Quijano décrypte le monde arabe, Arthur Charpentier rend compréhensible et aimable l’interprétation des données quantitatives, un collectif mené par André Gunthert éclaire les cultures visuelles contemporaines. Qu’ils soient individuels ou collectifs, ces carnets de recherche font souvent mouche, car ils se situent à l’intersection entre recherche et société. En ce qui concerne l’attentat contre le journal Charlie Hebdo, on trouve sur Hypothèses de nombreuses éléments pour mieux comprendre. C’est le cas d’un billet sur « La représentation figurée du prophète Muhammad », d’un compte rendu du livre La Caricature au risque des autorités politiques et religieuses, d’un billet intitulé « De quoi parlent les unes de Charlie Hebdo ? », ou encore d’un texte en anglais publié juste après l’attentat : « Charlie Hebdo attack: this is not a clash of civilisations ». On peut décliner les exemples à l’infini, sur la totalité des thèmes de société, pour lesquels le simple bon sens ne suffit pas à se faire une opinion, encore moins à proposer un projet de société collectif.
Bref. La littérature « chiantifique » a de l’avenir, particulièrement en sciences humaines et sociales, pour le plus grand plaisir de toutes et tous. Et l’accès ouvert est son horizon.
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