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Entre l’abandon définitif de l’écriture cunéiforme au Ier siècle après J.-C. et l’exploration du Proche-Orient par les premiers voyageurs occidentaux aux XVIIe et XVIIIe siècles, on avait tout oublié de l’histoire de la Mésopotamie, ou presque. Seuls demeuraient dans les mémoires quelques noms de lieux rapportés par la Bible et les historiens grecs : la Tour de Babel, Kalhu, Ninive, les « jardins suspendus » de Babylone et des figures imaginaires, inspirées de célébrités assyriennes et babyloniennes, comme Sémiramis ou Sardanapale.
En 1786, le dépôt du « caillou Michaux » au Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale marque l’arrivée du premier objet inscrit en cunéiforme en Europe. Les interprétations proposées pour le texte qui y est gravé sont totalement farfelues. Le processus de déchiffrement de ces écritures dont on ignore tout est long. En effet, contrairement aux hiéroglyphes égyptiens ou au linéaire B qui notent chacun une seule langue, l’écriture cunéiforme a servi à noter une dizaine de langues différentes.
Inscription trilingue de Persépolis © Gauthier Tolini
Inscription rupestre de Behistun - © Gauthier Tolini
Tout comme Jean-François Champollion, les savants du XIXe siècle ont travaillé sur des textes trilingues. Mais si la pierre de Rosette présente trois langues et trois écritures différentes, dont le grec, les trois langues inscrites sur les reliefs et tablettes d’argile utilisent toutes des caractères cunéiformes. Les premiers savants qui tentent de comprendre le fonctionnement de cette écriture se servent de la technique du « dé-chiffrement », c’est-à-dire le décryptage de ce qui a été codé. Carsten Niebuhr (1733-1815), mathématicien danois, lors d’un voyage en Iran en 1763, compte le nombre de signes utilisés dans chaque version d’inscriptions trilingues de Persépolis. Il identifie trois systèmes d’écritures cunéiformes différents se lisant de gauche à droite, et suppose que le plus simple est un alphabet comportant 40 signes. Georg Friedrich Grotefend (1775-1853), jeune philologue classique allemand, s’intéresse à ce système d’écriture le plus simple. Il y cherche des séquences qui se répètent, et tente de localiser les noms propres. Il s’agit d’inscriptions royales datant de l’époque achéménide et comportant nécessairement les noms d’un ou plusieurs rois perses connus par les textes des auteurs classiques grecs. Il suppose que la langue transcrite est un état ancien du perse, langue indo-européenne connue par le texte sacré de l’Avesta. Grotefend isole des séquences répétitives et les identifie comme signifiant « roi, fils de … roi, roi des rois » et reconnaît les noms de Darius et Xerxès. Il identifie ainsi, en 1802, un quart des signes de l’alphabet vieux-perse cunéiforme. Le travail de déchiffrement de cet alphabet est achevé 45 ans plus tard par Henry Creswicke Rawlinson (1810-1895), un militaire anglais de l’armée des Indes qui, défiant le vide, recopie l’immense inscription trilingue de Darius Ier à Behistun. L’alphabet vieux-perse, en usage entre le VIe et le IVe siècle av. J.-C., est le système d’écriture cunéiforme le plus simple et le plus récent.
Une fois acquis le déchiffrement du vieux-perse, les savants se retrouvent dans une situation comparable à celle de Champollion ; ils connaissent désormais le contenu du texte cunéiforme des trilingues de Persépolis. Ils supposent que l’une des deux autres langues est sémitique et que la plupart des signes notent des syllabes ; cela explique leur nombre conséquent. Les inscriptions et tablettes cunéiformes écrites dans cette langue, appelée par la suite akkadien (du nom du pays d’Akkad), se sont multipliées grâce aux fouilles archéologiques menées par des diplomates français et anglais dans le nord de l’Irak à partir du milieu du XIXe s. Quatre savants, excellents philologues, travaillent simultanément au déchiffrement de cette langue sémitique. À la fois collègues et rivaux, ils échangent constamment. Henry Rawlinson, après avoir achevé le déchiffrement du vieux-perse, identifie les noms propres dans la version akkadienne du rocher de Behistun, et publie une édition de cette dernière en 1851. Jules Oppert (1825-1905), savant juif allemand expatrié en France, se rend au British Museum pour y étudier les tablettes venant de la bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive, et participe à l’expédition de Mésopotamie entre 1852 et 1854. Il rédige des rapports à son retour montrant qu’il a compris les principes de notation de l’akkadien et le fonctionnement de la langue. Henry William Fox Talbot (1800-1877) s’intéresse aussi bien à la botanique et aux mathématiques qu’à la philologie et à l’archéologie. C’est aussi un inventeur : son calotype (1841) permet d’obtenir plusieurs images en positif à partir d’un seul négatif papier. Pour mettre en œuvre son invention il se rend au British Museum et photographie les reliefs de Ninive. Cela le ramène à sa passion pour la philologie ; il échange avec les savants de l’époque dont Edward Hincks (1792-1866). Ce pasteur d’une petite ville d’Irlande, contrairement à ses collègues, n’a guère bougé de chez lui. Après des travaux remarqués sur les hiéroglyphes, il se penche sur le déchiffrement de l’inscription de Behistun, lit le nom du roi d’Israël sur l’Obélisque Noir de Salmanazar III et identifie le dieu de l’Assyrie sur les reliefs de Kalhu. En 1857, à la demande de W. Fox Talbot, la Royal Asiatic Society à Londres décide d’envoyer à ces savants la copie d’une inscription du roi assyrien Tiglath-phalazar Ier (1113-1074) qui vient d’être exhumée. Leurs traductions en anglais remises sous plis scellés sont décachetées le 25 mai 1857 par une commission spécialement nommée : elles concordent pour l’essentiel et cette date marque donc le déchiffrement de l’akkadien écrit en cunéiforme. L’akkadien est attesté depuis le milieu du IIIe millénaire jusqu’à la fin de l’écriture cunéiforme. À partir du début du IIe millénaire, il se divise en deux dialectes principaux, dans le nord de la Mésopotamie, l’Assyrien et dans le sud, le Babylonien. La troisième langue notée à l’aide d’un syllabaire cunéiforme sur les inscriptions de Persépolis et du relief rupestre de Behistun est l’élamite, une langue pour laquelle on n’a pas identifié de famille linguistique.
Les noms des quatre déchiffreurs de l'akkadien écrits en cunéiforme
D’autres langues utilisant l’écriture cunéiforme étaient encore à découvrir. Des tablettes bilingues de Ninive comprennent une version en akkadien et un texte notant une langue inconnue. E. Hincks suggère que l’écriture cunéiforme n’a pas une origine sémitique et J. Oppert suppose que les signes qui notent cette langue inconnue correspondent non plus à des syllabes mais à des mots ; il appelle cet idiome « sumérien » d’après le titre de « roi de Sumer et d’Akkad » porté par certains rois mésopotamiens. Des dizaines de milliers de tablettes en sumérien sont exhumées dans le dernier quart du XIXe siècle dans le sud de la Mésopotamie. Au début du XXe siècle, François Thureau-Dangin (1872-1944) publie des inscriptions royales sumériennes. Le déchiffrement de cette langue qui s’est poursuivi tout au long du XXe siècle, repose en partie sur les lexiques bilingues utilisés par les apprentis scribes obligés d’apprendre, à partir du début du IIe millénaire, cette langue devenue morte.
Le déchiffrement du hittite, première langue indo-européenne écrite à l’aide du syllabaire cunéiforme akkadien, est dû au tchèque Bedřich Hrozný (1879-1952) en 1915. En 1933, Johannes Friedrich (1893-1972) décrypte l’ourartéen, employé dans la région du lac de Van entre le IXe et le VIe siècle. L’éblaïte, attestée en Syrie au XXIVe siècle est redécouvert avec le site éponyme en 1975. Beaucoup de travail reste encore à faire pour une compréhension parfaite de langues dont on ignore la filiation et qui ont également emprunté le syllabaire cunéiforme, comme le hourrite écrit dans le nord de la Mésopotamie et de la Syrie. En outre, il reste encore du travail pour plusieurs générations d’assyriologues pour venir à bout du déchiffrement des tablettes cunéiformes exhumées à ce jour, sans compter celles qui, hélas, sortent clandestinement de terre chaque jour et dont on ignore le contexte archéologique.