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Bienvenue sur le blog de Cécile Michel, destiné à vous faire découvrir trois mille ans d’histoire d’un Proche-Orient aux racines complexes et multiples, à travers les découvertes et les avancées de la recherche en assyriologie et en archéologie orientale. (Version anglaise ici)

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Cécile Michel
Assyriologue, directrice de recherche au CNRS dans le laboratoire Archéologies et Sciences de l’Antiquité

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Taram-Kubi, Assyrienne au foyer et femme d’affaires
31.10.2020, par Cécile Michel
Mis à jour le 31.10.2020

Taram-Kubi vivait à Assur (non loin de Mossul en Irak) dans la première moitié du XIXe siècle avant J.-C. Sans doute encore jeune, elle avait épousé Innaya, un marchand engagé dans les échanges à longue distance avec l’Anatolie. Comme pour d’autres habitantes d’Assur, la vie de Taram-Kubi est connue grâce aux lettres qu’elle a envoyées à Kanesh (Kültepe, à proximité de Kayseri en Turquie) à son frère Imdi-ilum et à son mari, et qui ont été découvertes dans les archives de leurs maisons sur place.[1] La vie de cette femme assyrienne, à la fois femme d’affaires et femme au foyer, est racontée dans un film documentaire primé dans plusieurs festivals de films d’archéologie en Europe et aux Etats-Unis.[2]

Innaya s’est aménagé un pied-à-terre à Kanesh où il assure la vente des marchandises – étain et étoffes – apportées depuis Assur, ou l’expédition vers d’autres comptoirs de commerce assyriens installés sur le plateau anatolien. Il rapporte ou envoie en retour à Assur or et argent. Ses archives montrent qu’il est actif une vingtaine d’années à Kanesh et voyage de temps à autre à Assur pour rendre visite à sa femme et mener certaines transactions.

Seule à la tête de sa maison, Taram-Kubi envoie des nouvelles de la maison et des enfants à son mari. Elle a mis au monde cinq garçons qui ont quitté la maison les uns après les autres pour participer à l’entreprise commerciale de leur père, assurant le transport des marchandises entre Assur et Kanesh. Les garçons se sont progressivement installés en Anatolie dans différents comptoirs de commerce où ils tiennent le rôle d’agents pour leur père. Ils rendent régulièrement visite à leur mère à Assur et l’aident à régler certaines affaires sur place. Le couple a aussi des filles qui ont un temps aidé leur mère à tisser les étoffes destinées à l’exportation en Anatolie, puis se sont mariées et ont quitté le domicile familial.

Taram-Kubi trouve sa situation parfois difficile. Elle écrit des lettres véhémentes à son mari, se plaignant qu’il a tout emporté, qu’elle vit dans une maison vide et n’a pas de quoi acheter à manger : « Tu m’as dit avoir laissé des bracelets et des bagues que je peux vendre pour acheter à manger. (…) Mais je ne les ai pas trouvés. Quand tu es parti, tu ne m’as pas laissé un seul sicle d’argent, tu as dégarni la maison et tu as tout vidé. Or, depuis que tu es parti, une famine terrible s’est installée à Assur, et tu ne m’as même pas laissé un litre d’orge. J’ai pourtant besoin d’acheter de l’orge pour nous nourrir (…) Mais de quelle extravagance m’accuses-tu ? Il n’y a absolument rien pour notre nourriture, et tu penses que nous pourrions faire des folies ! J’ai rassemblé tout ce que je pouvais et je te l’ai envoyé. Aujourd’hui, je vis dans une maison vide. C’est le moment d’acheter les céréales. Envoie-moi l’argent de la vente de mes étoffes afin que je puisse acheter dix mesures d’orge. » Réfutant les accusations de son mari concernant ses goûts soi-disant luxueux, elle lui demande toutefois plus d’esclaves et désire agrandir sa maison en achetant celle de ses voisins.
 C. Michel.Lettre de Taram-Kubi et Shimat-Assur à Imdi-ilum (Musée du Louvre). Photo: C. Michel.

Une partie de l’argent et de l’or qu’elle reçoit sert aux offrandes aux dieux. C’est en effet une femme dévote qui ne manque pas de rappeler à son mari ses devoirs religieux. Avec sa sœur Shimat-Assur, elle met aussi en garde son frère Imdi-ilum : « Tu aimes beaucoup trop l’argent et méprises ta vie ! ». Tout occupé à faire du profit, il néglige en effet ses obligations religieuses, ce qui inquiète ses sœurs.

Se sentant de plus en plus seule, Taram-Kubi supplie régulièrement Innaya de revenir à la maison et se présente comme une épouse modèle qui prépare la bière pour lui : « La saison est là. Fais-moi porter de l’argent afin que l’on t’engrange des céréales avant ton arrivée. Le pain de bière que je t’avais préparé, il est devenu rance (à force de t’attendre …) Lorsque tu auras pris connaissance de cette lettre, viens, regarde vers Assur, ton Dieu, ton foyer, et tant que je vivrais que je puisse te voir en personne ! » Elle n’est toutefois pas exaucée. Après avoir été assigné à résidence pour fraude fiscale, Innaya meurt à Kanesh, avant d’avoir eu le temps de prendre sa retraite et retourner vivre auprès de son épouse comme l’ont fait certains de ses collègues.

Les archives découvertes dans les maisons des marchands assyriens sur le site de Kültepe permettent de faire revivre, de manière exceptionnelle, la vie quotidienne des femmes et de leurs familles qui vivaient il y a quatre mille ans à Assur et à Kanesh.

  
[1] C. Michel, Women of Aššur and Kaneš: Texts from the Archives of Assyrian Merchants, Writings from the Ancient World 42, SBL, Baltimore, 2020, xxx+570 p. textes cites, n° 128-
[2] Ainsi parle Tarām-Kūbi, Correspondances Assyriennes. Un film de Cécile MICHEL et Vanessa TUBIANA-BRUN, CNRS – MSH Mondes (USR 3225), 46 min 30, vidéo 16/9, stereo, France, 2020. Ce film peut être visionner gratuitement, médiathèque de CNRS Images en suivant ce lien.
 

 

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