Donner du sens à la science

A propos

Ce blog est alimenté par Dialogues économiques, une revue numérique de diffusion des connaissances éditée par Aix-Marseille School of Economics. Passerelle entre recherche académique et société, Dialogues économiques donne les clefs du raisonnement économique à tous les citoyens. Des articles sont publiés tous les quinze jours et relayés sur ce blog de CNRS le journal.

 

 

Les auteurs du blog

Plus d'informations sur l'équipe de rédaction et le comité éditorial : www.dialogueseconomiques.fr/a-propos

A la une

Conquérir de nouveaux électeurs sans perdre sa base, un difficile équilibre
16.04.2025, par Gaëtan Fournier, Timothée Vinchon
Mis à jour le 16.04.2025

Comment une personnalité politique parvient-t-elle à la fois à attirer de nouveaux électeurs et à garder son vivier traditionnel ? En se basant sur la théorie des jeux de localisations, le chercheur en économie Gaëtan Fournier et l’ingénieur Amaury Francou expliquent comment elle choisit une nouvelle position stratégique en supportant des conséquences de ce changement.

Initialement candidat centriste en 2017, Emmanuel Macron a adopté des positions plus conservatrices sur certains sujets, tels que la sécurité et l’immigration lors de l’élection présidentielle de 2022. Cette évolution idéologique reflète une stratégie pour attirer les électeurs de droite tout en espérant conserver le soutien du centre à l’aide de ses réalisations économiques et sociales. Cette manœuvre viserait à remplir deux objectifs : neutraliser la menace posée par les candidats de droite et d’extrême droite, tout en cherchant à élargir sa base électorale. Mais ce double objectif est-il toujours réalisable ?

Dans leur article « Location Games with References », publié dans la revue scientifique Games and Economic Behavior en 2023 les chercheurs Gaëtan Fournier et Amaury Francou expliquent à travers la théorie des localisations, un sous-domaine de la théorie des jeux, comment des partis politiques ou des entreprises choisissent d’occuper des positions stratégiques, aussi bien idéologiques que géographiques, tout en supportant des coûts lorsqu’ils s’écartent d’un emplacement de référence.

Rationalité du choix politique

La théorie des jeux, théorisée par John von Neumann et Oskar Morgenstern, respectivement mathématicien et économiste, dans leur ouvrage Theory of Games and Economic Behavior publié en 1944, permet d’analyser et modéliser les comportements stratégiques de « joueurs » — des personnes, des partis, des entreprises, etc. — dans divers contextes. À travers ses multiples applications, elle est utilisée dans de nombreux domaines, de la biologie à la géopolitique en passant par la sociologie et l’informatique. 

L’équilibre de Nash, un concept clé, se produit lorsqu’aucun joueur ne peut améliorer sa situation en changeant de stratégie, si les autres maintiennent les leurs. En politique, cet équilibre peut être interprété comme une prédiction théorique sur les possibles alliances ou compromis entre partis. Le politologue américain William H. Riker a exploré ce champ dans son ouvrage La théorie des coalitions politiques, publié en 1962.

Le travail des deux chercheurs repose sur deux grands principes. Le premier est la théorie de la différenciation minimale de Hotelling. Les acteurs d’un marché tendent à réduire les différences entre leurs offres conduisant à une homogénéité du marché. Sa traduction politique s’appelle la théorie de l’électeur médian.

Imaginez une ligne où les opinions politiques des électeurs vont de la gauche à la droite. L’électeur médian est celui qui se trouve à l’emplacement tel qu’il y a autant d’électeurs à sa gauche qu’à sa droite. Les critères pourraient différer des considérations économiques avec par exemple un axe où l’on différencie les offres politiques en fonction de leur dimension libertaire ou autoritaire.

image d'un homme à la frontière entre deux zones, l'une rouge l'autre bleu Photo par VIK / stock.adobe.com

Le second principe est la théorie économique du choix rationnel, qui attribue à tout acteur un comportement rationnel avec une préférence pour la recherche du profit. Pour l’économiste Anthony Downs, qui a appliqué ce dernier principe en démocratie, cela implique que les partis politiques agissent de manière à maximiser leur succès électoral en adoptant des propositions politiques opportunistes pour séduire les électeurs. En d’autres termes, ils sont prêts à tous les discours pour gagner. Selon cette théorie, les partis politiques sont uniquement motivés par le désir d’accéder au pouvoir plutôt que par des considérations idéologiques ou politiques profondes et ont donc tendance, dans une élection à deux candidats, à se positionner près de l’électeur médian.

Ici, les deux chercheurs estiment que les partis n’ont pas uniquement des motivations électoralistes, ils ont aussi des motivations politiques. Pour cela, ils s’appuient également sur des travaux de l’économiste et politologue John Roemer, estimant que les partis politiques ont également des motivations « militantes », comme par exemple ne pas trahir des politiques idéologiquement représentatives du parti.

L’ancrage, l’équilibre sans perdre la base

L’étude suppose que les candidats sont à la fois opportunistes et « militants », ils doivent concilier deux objectifs : maximiser leurs parts de vote et minimiser la distance entre leurs opinions sincères et leur base. Il est possible de proposer des réformes qui s’éloignent du noyau idéologique, de ce qui fait l’essence du parti selon la base d’électeurs, jusqu’à un certain point. Au-delà de celui-ci, le gain marginal de nouveaux électeurs ne suffit plus à compenser la perte des électeurs fidèles. On introduit des disparités des équilibres de Nash en fonction de la puissance de l’effet d’ancrage c’est-à-dire de la loyauté à l’idéologie politique d’un parti, en prenant en compte les interactions stratégiques entre les politiciens et les électeurs.

homme tirant une ancre sur la plage Photo par Janosch Diggelmann sur Unsplash

Dans l’industrie, la fidélité à des produits de référence pour rassurer les acheteurs

La théorie développée est complètement adaptable à d’autres domaines. Dans l’industrie par exemple, dans un marché concurrentiel comme celui des produits technologiques, les entreprises doivent choisir la « localisation » de leurs produits (caractéristiques techniques, prix, etc.) pour maximiser leur part de marché tout en tenant compte des coûts liés à la différenciation de leurs produits par rapport à un standard ou à une référence existante. Une innovation technologique, toute « disruptive » qu’elle soit, pourrait sembler utile pour conquérir des parts de marché, mais les coûts inhérents à sa mise en place risquent de mettre à mal un processus qui fonctionnait bien pour les consommateurs actuels de ce produit.

Finalement, l’approche de cette étude enrichit la compréhension des dynamiques électorales et des stratégies de marché en tenant compte des coûts de déviation des positions de référence idéologiques. Elle permet de mieux comprendre pourquoi certains candidats politiques, notamment les plus extrêmes, restent fidèles à leurs idéologies malgré les avantages apparents de se déplacer vers le centre. De même, cela aide à comprendre pourquoi certaines entreprises restent fidèles à leurs produits de référence malgré les pressions du marché.

Référence

Fournier, G., Francou, A. 2023. « Location games with references ».Games and Economic Behavior, 142, 17–32.