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Ce blog est alimenté par Dialogues économiques, une revue numérique de diffusion des connaissances éditée par Aix-Marseille School of Economics. Passerelle entre recherche académique et société, Dialogues économiques donne les clefs du raisonnement économique à tous les citoyens. Des articles sont publiés tous les quinze jours et relayés sur ce blog de CNRS le journal.

 

 

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Indépendant, un statut qui se paye au prix de sa santé
28.03.2023, par Sophie Bourlet, Alain Paraponaris
Mis à jour le 03.04.2023
Tomber malade quand on est travailleur indépendant ou libéral revient à faire face à un dilemme : prendre la posture du patron et privilégier la continuité financière de son entreprise, ou se positionner en tant que salarié et prendre du repos pour recouvrer la santé ? Une équipe internationale et pluridisciplinaire de chercheurs montre que les travailleurs non-salariés privilégieront toujours la première option.

Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par AMSE.

Au plus fort de la crise sanitaire qui a confiné le monde en mars 2020, l’incessant ballet des coursiers à vélo n’a pas manqué de provoquer de multiples débats. Indépendants pour la plupart, les livreurs Uber, Deliveroo et autre Amazon bravaient les couvre-feux au détriment de leur protection sanitaire. Ils assuraient leur continuité financière et faisaient indirectement les choux gras des plateformes. L’année suivante, réagissant à la crise économique qui prenait de l’ampleur, 15 % de travailleurs en plus optaient pour le fameux statut d’autoentrepreneur. Créé en 2009 et largement encouragé par l’Etat, ce statut représente aujourd’hui 2,2 millions d’actifs. Il n’est pourtant pas la seule manière d’être indépendant ou libéral. Agriculteurs, développeurs informatiques, formateurs, graphistes, artisans, commerçants, mais aussi médecins, juristes, architectes … En France, plus d’une personne sur dix exerce son métier en dehors d’un contrat salarié. En Europe, c’est même le cas d’un travailleur sur sept, des chiffres en augmentation depuis 2002.

Dans le milieu de la recherche, des études dans de nombreuses disciplines démontrent des inégalités d’accès aux soins et les effets négatifs de certaines conditions de travail : port de charges lourdes, travail de nuit, expositions aux solvants, etc., même si comme dans le monde salarié, une forte hétérogénéité de situations existe. Si la littérature concernant l’impact du travail sur la santé est abondante, celle concernant l’impact d’un problème de santé sur la situation face à l’activité et à l’emploi est plus rare. C’est l’axe qu’ont choisi d’explorer l’économiste Alain Paraponaris et ses co-auteurs internationaux, sociologues de la santé, spécialistes de la santé-travail ou de la médecine de la réadaptation. L’article Work-Related Outcomes in Self-Employed Cancer Survivors : A European Multi-country Study porte sur les survivants du cancer, qui étaient travailleurs indépendants ou libéraux au moment du diagnostic de la maladie et sur la manière dont leur trajectoire professionnelle a été impactée, comparativement aux travailleurs salariés. Les conclusions tirées d’enquêtes indépendantes réalisées dans sept pays européens sont sans appel. Les travailleurs non-salariés sont ceux qui pâtissent le plus de la maladie, tant en trajectoire professionnelle, qu’en impact sur la santé et en perte financière.

Hypothéquer sa santé pour sauver son entreprise

Malgré les différences internationales de systèmes de protection sociale, dans tous les pays concernés, ceux qui sont leurs propres patrons sont ceux qui continuent plus souvent de travailler malgré le diagnostic d’un cancer, négligeant ainsi le soin et le repos. Les volumes horaires des libéraux et indépendants, quoique réduits de façon plus importante, restent également plus élevés que ceux des salariés. Une différence qui s’explique aussi par un volume au départ plus élevé au moment du diagnostic. Enfin, ils perçoivent plus rarement des ressources compensant la perte de revenus et déclarent en conséquence un préjudice financier plus important que les salariés.

Dans les enquêtes en population générale, les indépendants et libéraux se déclarent pourtant généralement en meilleure santé que la population générale. Cela pourrait bien entendu exprimer les bénéfices, y compris pour la santé, retirés de l’indépendance des indépendants et des libéraux, comme par exemple la liberté d’organisation, la prise de décision autonome, l’absence de lien de subordination ou hiérarchique... Mais cela peut signaler tout autant la condition d’entrée dans ce type d’activités : pour être indépendant ou libéral, il faudrait disposer d’un très bon état de santé. Dans cette perspective, dans une recherche en cours réalisée sur des données européennes issues de l’enquête européenne SHARE1 , A. Paraponaris et deux autres économistes de la santé, Clémentine Garrouste et Nicolas Sirven, constatent une érosion régulière de l’état de santé physique des indépendants et libéraux tout au long du cycle d’activité professionnelle, s’expliquant par les exigences physiques et psychologiques de leur métier et par un non-recours aux soins dont le coût d’opportunité leur paraît prohibitif. Malgré un recours tardif aux soins au moment de leur retraite, leur état de santé se révèle notoirement détérioré et inférieur à celui des salariés.

En contrepartie des avantages tirés de leur exercice professionnel, indépendants et libéraux déclarent de longues et irrégulières plages horaires, du stress induit par une insécurité sociale, physique et financière. En France en 2019, plus d’un quart des indépendants gagnaient moins de la moitié du SMIC2 , révélant par là même la forte hétérogénéité au sein des catégories professionnelles. Tous se retrouvent toutefois dans un comportement commun d’hypothèque du capital-santé et d’arbitrage en faveur de la survie de l’active économique du magasin, de l’atelier, de l’office ou du cabinet, lorsque des chocs de santé interviennent.

Une multitude de manières d’appréhender la santé

Les résultats de l’étude sur les conséquences du diagnostic de cancer sont cependant à nuancer. Le spectre des profils qui composent les travailleurs indépendants et libéraux est très large : on peut imaginer que le déficit de consommation de soin d’un notaire ou d’une autre profession de bureau sera très probablement différent de celui d’un livreur à vélo, ou encore d’un médecin généraliste3 . En France, jusqu’en 2018, les indépendants et les libéraux souscrivaient au Régime Social des Indépendants, ce qui leur garantissait le même accès inconditionnel aux soins que la population générale. En revanche, les libéraux étaient appelés à souscrire des contrats volontaires auprès d’assurances privées pour garantir la perception de revenus de substitution en cas d’événements de santé imposant l’interruption d’activité. Aujourd’hui, si tous les non-salariés sont intégrés au régime général, la compensation des pertes de revenus continue de requérir la souscription de contrats d’assurance privée.

En Europe, dans les pays qui se sont prêtés à la recherche, des différences de profils sont également notables. En Belgique, en Irlande, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, les activités libérales et indépendantes concernent surtout des profils qualifiés ou âgés qui souhaitent échapper au chômage ou retarder le moment de la retraite et concernent des professionnels la plupart du temps qualifiés. En France, ces activités, notamment l’autoentreprise, se présentent souvent comme le moyen d’accéder à un premier emploi. En cela, elles concernent notamment des jeunes et/ou des travailleurs peu qualifiés, avec une moyenne d’âge de 35 ans et majoritairement des hommes4 . Aux Pays-Bas, en Irlande ou au Royaume-Uni, les non-salariés ne disposent pas de couverture sociale publique, contrairement à la Belgique, la Norvège ou la Finlande. Sans surprise, dans ce dernier groupe de pays, les congés maladie des indépendants et libéraux atteints par le cancer sont plus longs.

Livreur à vélo sur la route esquivant les voitures
©Christian Müller /Stock.adobe.com

Des politiques à remettre en perspective

Doit-on réactualiser les politiques sociales pour permettre aux travailleurs qui ne bénéficient pas de la protection d’un contrat de ne plus sacrifier leur santé ? S’agit-il simplement de garantir les mêmes droits sociaux aux indépendants et libéraux qu’aux salariés ? Ce n’est pas aussi simple. Pour la Norvège, souvent citée comme modèle, la protection sociale est exactement la même pour tous les travailleurs, salariés ou non. Pourtant la situation est la même que dans les autres pays : les travailleurs indépendants prennent moins de congés maladie suite au diagnostic de cancer, moins longtemps et plus tard.

Fort de ce constat, les chercheurs arrivent à la conclusion que les solutions proposées aux indépendants ne sont pas adaptées aux spécificités de ce statut. Traditionnellement, suite à la survenue de la maladie et au temps nécessaire pour la combattre, le processus de retour à l’emploi est jalonné d’étapes, comme la visite médicale de reprise et, souvent, l’aménagement du temps (temps partiel thérapeutique) et du poste de travail, la redéfinition du périmètre des missions, etc. Il n’existe pas d’équivalent pour le travailleur indépendant dont l’arrêt du travail, s’il est seul, signifie la cessation d’activités de son entreprise. À ce titre, la présence d’un associé, d’un salarié ou d’un proche permet d’éloigner la perspective de la disparition de l’entreprise et au travailleur indépendant ou libéral de mieux prendre soin de sa santé.

Les chercheurs concluent sur la nécessité d’adapter les dispositifs de protection sociale aux spécificités de l’activité libérale. Cela ne passe pas exclusivement par des dispositifs financiers, essentiels par ailleurs. La séparation de la survie des indépendants et de leurs activités professionnelles peut par exemple s’envisager au moyen de remplacement pour la période du traitement ou de la convalescence. Pareils mécanismes existent certainement déjà, mais sont exclusivement basés sur les relations confraternelles que les professionnels peuvent entretenir entre eux (prise en charge momentanée de la patientèle d’un médecin, report d’activités vers un autre artisan, etc.). Il s’agirait essentiellement d’en assurer l’accès, quand spontanément elles ne se réalisent pas, dans le cadre de dispositifs institutionnalisés de recours.

Notes

1. SHARE, structure européenne d'enquête sur la santé, le vieillissement et la retraite en Europe. https://share-eric.eu
2. Un peu plus d’un indépendant sur dix gagne moins de la moitié du Smic annuel et vit sous le seuil de pauvreté - Insee Première. https://www.insee.fr/fr/statistiques/6017572
3. Quatre médecins sur cinq déclaraient en 2018 à l’Ifop avoir volontairement renoncé à un congé maladie. Gomant, Fabienne, et François Legrand. s. d. « Sondage Ifop pour COMM Santé & La Mutuelle du Médecin ».
4. Essor des créations de sociétés et de micro-entrepreneurs en 2021 - Insee Première. https://www.insee.fr/fr/statistiques/6041208

Référénce 

Steffen T., Paraponaris A., Van Hoof E., Lindbohm M. , Tamminga S., Alleaume C., Van Campenhout N., Sharp L., de Boer A., 2019 "Work-Related Outcomes in Self-Employed Cancer Survivors: A European Multi-Country Study". Journal of Occupational Rehabilitation 29(2):361‑74.

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