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Grâce à un microscope à effet tunnel fonctionnant à basse température, des scientifiques de l’Institut des sciences moléculaires d'Orsay cherchent à parvenir à une meilleure compréhension, à l’échelle atomique, des processus de transfert de charge entre molécules.
Un transfert de charge correspond, généralement, au déplacement d’électrons d’une molécule à une autre, créant ainsi un déséquilibre de charge électrique entre les molécules impliquées1. Il est déclencheur de processus divers et variés. « Les transferts de charge existent quasiment partout dans la nature : on les retrouve par exemple dans la photosynthèse, le transport d’oxygène et du CO2 dans le sang ou bien encore dans le transport électronique des composants tels que les transistors, les cellules photovoltaïques ou les batteries électriques », explique Damien Riedel, directeur de recherche au CNRS à l’Institut des Sciences Moléculaires d'Orsay (ISMO2). Les scientifiques étudient les processus de transfert de charge depuis un peu plus de 60 ans afin de mieux les comprendre et les contrôler. En l’occurrence, le projet CHACRA porte sur les aspects fondamentaux de ces domaines, où les demandes de technologie disruptives sont souvent très fortes.
Ce projet a débuté en 2019 et a bénéficié d’un financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR), dont l’objectif est de soutenir l’excellence de la recherche et l’innovation française sur le plan national, européen et international. L’objectif du projet CHACRA a été de réunir des savoir-faire et expertises ad-hoc afin d’obtenir un environnement de travail innovant et unique en France pour l’étude des transferts de charge à l’échelle atomique3. « Nous sommes les premiers à le faire à l’échelle de la molécule », souligne Damien Riedel, qui est également coordinateur du projet CHACRA.
Pour étudier les transferts de charge à cette échelle, l’équipe de Damien Riedel utilise un microscope à effet tunnel refroidi à très basse température (environ – 264 °C). Cette technique d’imagerie repose sur l’effet tunnel, phénomène quantique qui permet aux électrons de traverser une barrière de potentiel nanométrique. Le courant tunnel qui circule alors entre une pointe (sonde) et une surface conductrice (support) permet, non seulement d’imager la surface et les dispositifs étudiés, mais également d’agir sur le dispositif en utilisant l’énergie des électrons tunnels et leur localisation.
Dans le cas du projet CHACRA, la surface sélectionnée sert de support aux molécules étudiées, pour les assembler et observer des phénomènes physiques inhérents aux processus de transfert de charge en fonction de leur position relative. Sauf que pour étudier les transferts de charge, cette surface a dû être rendue semi-isolante : « Il faut, en effet, que les molécules déposées sur la surface ne soient pas influencées par la structure électronique du support, afin de pouvoir étudier uniquement l’interaction entre les molécules que nous allons assembler », précise le scientifique. La surface choisie utilise des techniques d’épitaxie et a été mise au point à l’ISMO en exposant le silicium à des molécules de CaF2.
Le projet CHACRA est particulièrement innovant parce qu’il utilise un microscope à effet tunnel, et non un laser comme cela est habituellement le cas dans ce type d’étude. « Le microscope à effet tunnel est extrêmement précis pour sonder et exciter des parties d’une molécule, ce qui n’est pas possible avec un laser qui va irradier sur plusieurs micromètres de distance l’ensemble du dispositif », souligne Damien Riedel.
En l’occurrence, le projet CHACRA a commencé par étudier le transfert de charge dans une homo-dyade de fer-tétraphénylporphyrine (Fe-TPP), soit deux molécules de Fe-TPP assemblées côte-à-côte pour que leurs “nuages électroniques” respectifs puissent être vus l’un par l’autre. « Le fait d’étudier ces systèmes à l’échelle nanométrique avec le microscope à effet tunnel nous permet d’exciter certains endroits de la molécule et de définir précisément d’où part l’électron (ou le trou) de la molécule initiale (le donneur), et où il va aller dans la molécule finale (l’accepteur) », explique Damien Riedel.
La particularité du projet CHACRA est que la molécule “donneuse” est initialement neutre. « Avec la pointe du microscope à effet tunnel, nous allons, par exemple, capter l’un des électrons de la molécule. La molécule va alors passer dans un état cationique excité, détaille le scientifique de l’ISMO. Ensuite, le processus de transfert de charge opère parce que la molécule voisine va essayer de neutraliser la molécule qui était initialement “donneuse”. » Cette méthode permet d’observer majoritairement un transfert de charge ‘‘pur’’, c’est-à-dire qui s’affranchit des processus appelés ‘‘transferts d’énergie’’.
In fine, le projet a permis d’étudier quatre systèmes majeurs, chacun adressant une problématique spécifique et ayant débouché sur des résultats scientifiques innovants. Le premier système, l’homo-dyade de Fe-TPP, a permis de démontrer que le processus de transfert de charge s’effectue dans le même état excité que celui dans lequel le cation est créé. Il est différent des systèmes excités optiquement, il s’agit d’un système appelé ‘‘anti-Kasha’’, qui contredit la règle de Kasha4. Cette règle, bien connue en photochimie, stipule que lorsqu’un système moléculaire est excité, tous les transferts de charge s’effectue à partir de l’état excité d’énergie la plus basse.
En revanche, la littérature scientifique explique que, dans les rares systèmes dit “anti-Kasha”, le transfert de charge est le plus souvent accompagné par des vibrations de la molécule excitée. Afin de mieux comprendre ces premiers résultats, une deuxième étude a été basée sur un autre système formé, cette fois-ci, d’une dyade d’homodimères de tétraphényle-H2-porphyrine (H2TPP)2. « Là, nous avons utilisé un processus déjà décrit dans la littérature, la tautomérisation : lorsque l’un (ou les deux) des hydrogènes se déplace au centre de la molécule pour donner un autre état stable, explique Damien Riedel. La tautomérisation va être la sonde qui nous permet de savoir si le transfert de charge a lieu ou pas. » Ce deuxième système a permis de confirmer l’importance des vibrations dans les processus de transfert de charge en ayant pu les observer expérimentalement.
Le troisième système a, quant à lui, associé une molécule de zinc-tétraphénylporphyrine à une molécule de fer-tétraphénylporphyrine pour former une hétérodyade. « Le corps des deux molécules sont donc exactement les même, seul le métal central de chaque molécule change. Pourtant, les deux molécules n’apparaissent pas du tout de la même manière lorsqu’on les observe avec le microscope à effet tunnel, note le chercheur de l’ISMO. En fait, leurs structures électroniques changent de manière significative et les deux molécules n’ont pas du tout les mêmes niveaux d’énergie, ce qui implique potentiellement la présence d’une force électronique motrice favorable au transfert de charge. » Ce système a permis aux scientifiques non seulement de démontrer l’impact que pouvait avoir le couplage électronique dans le transfert de charge, mais également qu’il était possible de changer localement la conformation d’une molécule pour contrôler celui-ci.
Enfin, les chercheurs ont étudié un dernier système à partir de molécules fonctionnalisées par des radicaux bromés. Cette synthèse, réalisée en collaboration avec l’ICMMO5, a permis, une fois les molécules déposées sur la surface semi-isolante, de réaliser une dyade covalente in-situ. Cette dyade offre la possibilité d’étudier les transferts de charge dans des conditions particulières, pour lesquelles le taux de transfert est potentiellement moins influencé par le couplage électronique et davantage par la liaison chimique liant les deux molécules.
L’ensemble de cette recherche n’aurait pas pu être mise en évidence sans l’utilisation d’un microscope à effet tunnel à basse température. Ces conditions expérimentales faisant appel à des techniques de pointe permettent, non seulement d’observer ce qu’il se passe à l’intérieur du “nuage électronique” des molécules et d’agir sur celui-ci, mais également d’apporter une stabilité et répétabilité inédites des mesures qui ont conduit à ces découvertes. Ce travail a bénéficié d’un support théorique de premier ordre, via l’utilisation systématique des techniques de calculs intensifs utilisant la théorie de la fonctionnelle densité (DFT) en collaboration avec le laboratoire FEMTO-ST6.
Le projet CHACRA s’intègre dans un axe de recherche plus vaste visant l’étude et la fabrication de nano-dispositifs permettant d’adresser divers verrous fondamentaux. « L’un d’entre eux est en lien à la nanoélectronique, domaine dans lequel la taille des composants est de plus en plus faible, proche de la taille de nos dispositifs », indique le chercheur. Les découvertes du projet CHACRA pourrait, à terme, trouver des applications dans ce domaine en terme d’optimisation des contacts et de leur consommation électrique : « Le contrôle fin des processus de transferts de charges et des effets tunnel, sont deux parfaits exemples de phénomènes physique auxquels sont, aujourd’hui, confrontés les ingénieurs en micro et en nano-électronique pour développer les composants du futur », relève Damien Riedel.
Dans d’autres domaines, ces recherches pourraient notamment permettre une meilleure appréhension de l’organisation des atomes et des molécules de nombreux dispositifs comme pour l’interaction au niveau atomique des molécules dans l’imagerie OLED, ou encore pour améliorer l’efficacité et la durée de vie des cellules photovoltaïques.
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1 Cette description inclut, bien évidemment, le processus de transfert de charge (ou de proton) intra moléculaire pour lequel la charge se déplace localement d’un groupement d’atome à un autre dans une même molécule.
2 L’ISMO est une unité mixte de recherche CNRS/Université Paris-Saclay, située à Orsay.
3 Deux autres équipes Françaises ont été fortement impliquée dans ce projet. L’une, experte en synthèse chimique, à l’ICMMO, et la seconde, experte dans les calculs DFT, au FEMTO-ST.
4 La règle de Kasha, appelée ainsi d'après le spectroscopiste américain Michael Kasha, est un principe empirique de photochimie stipulant qu'après l'absorption d'un photon par une molécule dans l'état fondamental et le peuplement résultant des états excités, l'émission radiative qui s'ensuit (fluorescence ou phosphorescence) se fait depuis l'état excité de plus basse énergie.
5 L’Institut de chimie moléculaire et des matériaux d'Orsay (ICMMO) est une unité mixte de recherche CNRS/Université Paris-Saclay, située à Orsay.
6 L’Institut Franche-Comté électronique mécanique thermique et optique – sciences et technologies (FEMTO-ST) est une unité mixte de recherche CNRS/Supmicrotech-ENSMM/Université Franche-Comté/ Université de technologie de Belfort Montbéliard