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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches bénéficient du label « Science avec et pour la société » du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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Comment prévoir la hausse du niveau des mers ?
11.01.2024, par Anaïs Soubeyran
Mis à jour le 11.01.2024

Le réchauffement climatique d’origine humaine induit une accélération de l’élévation du niveau des mers. La perte de masse des calottes polaires est le contributeur potentiel le plus important et le plus incertain à cette hausse difficile à prédire.

Perte de masse des calottes polaires : un poids lourd d'incertitudes

La montée du niveau des mers représente déjà un défi majeur pour certaines populations de régions littorales. Il est crucial d’améliorer les différentes estimations qui oscillent entre +0,3 et +1 mètre à la fin du siècle.

L’élévation du niveau des mers est principalement due à la dilatation thermique des océans, à la fonte des glaciers de montagne, et à la perte de masse des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique.

Or d’ici la fin du siècle, « on ne sait pas si l’Antarctique et le Groenland contribueront ensemble à une hausse du niveau des mers de moins de 5 centimètres ou de plus de 50 centimètres » explique Eliot Jager, docteur en glaciologie à l’Institut des géosciences de l’environnement (IGE).

Le manque d’observations des calottes polaires, la méconnaissance de certains processus d’écoulement des glaciers et les approximations des modélisations numériques, sont autant de facteurs d’incertitude.

Le projet SOSIce : observateurs et modélisateurs main dans la main

Porté jusqu'en 2022 par Jérémie Mouginot, chercheur à l’IGE, le projet de recherche SOSIce[1] s’inscrit dans une nouvelle ère d'observations spatiales des calottes polaires. De nouveaux satellites[2] offrent l’opportunité inédite de suivre les évolutions des glaciers avec une haute résolution spatiale et temporelle.

« Le défi consiste à parvenir à exploiter ces nouvelles données satellites pour révéler des processus encore jamais observés, et donc non pris en compte dans les modèles de perte de masse des glaciers », explique Romain Millan, glaciologue à l’IGE.

Il s’agit de reconstituer l'écoulement des glaciers et de comprendre comment la glace se déplace depuis l’intérieur de la calotte vers la côte. On mesure conjointement l’épaisseur de la glace grâce à des radars pénétrants aéroportés, afin d’estimer la perte de masse et donc la contribution des calottes polaires à l’élévation du niveau des mers.

Mesure de l'épaisseur d’une calotte glaciaire © Romain Millan / IGE
Installation d’instruments de mesure sur la calotte glaciaire © Romain Millan

Eliot Jager modélise les calottes polaires grâce aux nouvelles données d’observation produites par J. Mouginot et R. Millan, afin de réduire les incertitudes liées aux processus physiques de la perte de masse des glaciers et de quantifier les incertitudes associées à chaque paramètre.

Selon lui, « les nouvelles observations challengent le modèle qui doit sans cesse s’améliorer pour réussir à reproduire les observations ».

Ainsi, la proximité entre ces deux communautés de chercheurs facilite les allers-retours quotidiens entre observation et modélisation et stimulent les recherches.

Vers une déstabilisation généralisée de la calotte glaciaire du Groenland

À partir des années 1980, de nombreux glaciers du Groenland ont commencé à perdre de la masse de manière plus ou moins importante selon les zones. Le réchauffement climatique a induit une augmentation du ruissellement de la fonte de surface mais également de l'écoulement dynamique des glaciers - la glace s’écoule sous son propre poids. Ces « fleuves de glace » finissent leur course dans l’océan, où des blocs se détachent du front glaciaire pour devenir des icebergs.

Face au changement climatique, certains glaciers sont pourtant restés plus stables que les autres. Lorsque les glaciers s’écoulent dans l’océan, ils peuvent former des plateformes de glace flottantes qui peuvent atteindre plusieurs centaines de kilomètres de long. Or celles-ci constituent des sortes de « barrages » protecteurs, qui limitent la quantité d’icebergs larguée dans l’océan par les glaciers, et donc leur perte de masse.

« Il est très important de suivre l’évolution des plateformes de glace car si elles s’affaiblissent et se fracturent, c’est un peu comme si l’on fracturait un barrage. Il y aura alors de plus en plus de glace se déversant dans la mer », précise Romain Millan.

Quasiment tous les glaciers de l’Antarctique ont toujours une plateforme de glace, alors que la plupart de ceux du Groenland les ont perdues il y a plusieurs dizaines de milliers d’années. Depuis 1978, les dernières plateformes du Groenland ont perdu plus d’un tiers de leurs glaces. En réponse le point d’ancrage de tous les glaciers, limite à partir de laquelle la glace devient flottante, a reculé de façon généralisée. Cette frontière naturelle est un indicateur clé de la vulnérabilité des calottes, son recul est donc inquiétant.

« Il est possible que les glaciers entrent dans une phase instable où les pertes de masses des glaciers peuvent s’emballer. » Romain Millan

En réaction directe à l’affaiblissement de leurs plateformes flottantes, les glaciers ont déjà commencé à déverser de plus en plus d’icebergs dans l’océan. On estime que la quantité de glace protégée par les dernières plateformes du Groenland représente un potentiel d’élévation du niveau des mers d’environ 2 mètres.

Élucider les contraintes dynamiques de l’écoulement des glaciers


De nombreux facteurs influencent l’écoulement et donc la perte de masse du glacier : sa pente, la viscosité de la glace, ou encore la base du glacier, avec notamment la présence ou l’absence de sédiments ou celle d’eau qui lubrifie ce contact entre glace et roche. Tous ces paramètres dynamiques sont autant de facteurs d’incertitude.

Calotte glaciaire © Romain Millan / IGE
Glaciers de la calotte glaciaire © Romain Millan

Auparavant, les données d’observation ne permettaient d’établir que des moyennes annuelles d’écoulement. La sous-estimation de la variabilité saisonnière des pertes de masse par exemple, biaisait considérablement les prévisions à plus long terme. Grâce aux nouvelles données satellitaires, Anna Derkacheva[3] a ainsi pu démontrer que durant l’été, la vitesse des flux de glace peut augmenter de près de 25 %.

L’observation d’un des plus grands glaciers à terminaison marine du Nord-Ouest du Groenland nommé Upernavik Isstrøm et sa simulation avec le modèle numérique de calotte Elmer/Ice, a permis de mettre en lumière un phénomène majeur pour l’accélération de la perte de masse des glaciers : à mesure que le front de glace recule, de l’eau s’infiltre sous la calotte, ce qui contribue à lubrifier le contact entre la glace et la roche, et accélère l’écoulement du glacier.

La prise en compte de ce paramètre permet d’améliorer considérablement les capacités de prédictions du modèle et permet ainsi de réduire les incertitudes liées aux contraintes dynamiques de l’écoulement des glaciers.

Les outils de modélisation ont également permis de quantifier la contribution de chaque paramètre encore mal maîtrisé à l’incertitude globale des prévisions de hausse du niveau de la mer. Grâce aux données d’observations, la modélisation des calottes polaires devient plus précise et représente plus justement leur physique, permettant d’avoir une confiance plus élevée dans les valeurs produites en termes de future hausse du niveau de la mer.

Toutefois, les centaines de simulations initiées dans le cadre du projet SOSIce ont permis de comprendre que les différents scénarios d’émissions de gaz à effet de serre représentaient une source d’incertitude bien plus importante que les paramètres contrôlant la physique des calottes polaires.

Ces recherches ont donc non seulement permis de constater l’ampleur de la déstabilisation glaciaire en cours mais également de montrer l’importance de la réduction des émissions de gaz à effet de serre pour réduire l’impact futur de la hausse du niveau des mers.

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Ces recherches et cet article ont été financés en tout ou partie par l'Agence Nationale de la Recherche.
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Sources :
Derkacheva, Anna (2021), Seasonal flow variability of Greenlandic glaciers : satellite observations and numerical modeling to study driving processes, thèse sous la direction de Jeremie Mouginot, Université Grenoble Alpes.
Derkacheva, A., Gillet-Chaulet, F., Mouginot, J., Jager, E., Maier, N., and Cook, S.: Seasonal evo-lution of basal environment conditions of Russell sector, West Greenland, inverted from satellite observation of surface flow, The Cryosphere, 15, 5675–5704, https://doi.org/10.5194/tc-15-5675-2021, 2021.

Derkacheva A, Mouginot J, Millan R, Maier N, Gillet-Chaulet F. Data Reduction Using Statistical and Regression Approaches for Ice Velocity Derived by Landsat-8, Sentinel-1 and Sentinel-2. Re-mote Sensing. 2020; 12(12):1935. https://doi.org/10.3390/rs12121935

Millan, R., Jager, E., Mouginot, J., Wood, M., Larsen, S., Mathiot, P., Jourdain, N., Bjørk, A. Rapid disintegration and weakening of ice shelves in North Greenland. Nat Commun 14, 6914 (2023). https://doi.org/10.1038/s41467-023-42198-2

Millan, R., Mouginot, J., Derkacheva, A., Rignot, E., Milillo, P., Ciraci, E., Dini, L., and Bjørk, A.: Ongoing grounding line retreat and fracturing initiated at the Petermann Glacier ice shelf, Green-land, after 2016, The Cryosphere, 16, 3021–3031, https://doi.org/10.5194/tc-16-3021-2022, 2022.

Eliot Jager, Gillet-Chaulet, F., Champollion, N., and Millan, R., « Constraining the overall future projection of Upernavik Isstrøm by observations », EGU General Assembly 2023, Vienna, Austria, 24–28 Apr 2023, EGU23-8393.

[1] SOSIce : Space-based Observations of the Ice Sheets: Ice mass changes evaluated from 2013 to present, initialement porté par Jérémie Mouginot, est poursuivi au sein de l'IGE par ses collègues depuis son décès.
[2]Lancement des satellites CryoSat-2 de l'ESA en 2010, Landsat-8 de l'USGS en 2013 et des quatre Sentinel-1 & 2 de l'ESA entre 2014 et 2016.
[3]Anna Derkacheva, Variabilité saisonnière de l'écoulement des glaciers groenlandais : observations par satellite et modélisation numérique pour étudier les processus moteurs, thèse de doctorat soutenue le 23 septembre 2021, sous la direction de Jérémie Mouginot.

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