Donner du sens à la science

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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches bénéficient du label « Science avec et pour la société » du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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Par le réseau de communicants du CNRS

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De chair et de code : la nouvelle anatomie computationnelle
08.02.2024, par Samuel Belaud, Délégation Rhône Auvergne
Mis à jour le 08.02.2024

En plein essor, l’anatomie computationnelle utilise l’intelligence artificielle pour tirer profit de l'imagerie médicale et modéliser le corps humain avec une précision inégalée. Des scientifiques1 ont récemment mis au point un réseau de neurones artificiel, capable d’analyser finement des milliers d’images de scanners et de reconstituer ensuite numériquement des organes osseux complets. Leurs avancées pourraient faire progresser le milieu de la médecine légale et participer au développement de l’autopsie virtuelle.

Pour sublimer ses peintures et rapprocher ses œuvres le plus près possible de la réalité, Léonard de Vinci n’a pas hésité à user du bistouri pour ouvrir des corps humains, les étudier en détails et en saisir les formes et les mécanismes internes. L’artiste poursuivait ainsi sa quête de la vérité par une approche scientifique de son art. Depuis l’époque du maître florentin, la médecine légale s’est instituée et la dissection demeure le protocole standard le plus répandu pour étudier l’anatomie humaine. La pratique a participé à l’essor de la médecine et de la chirurgie occidentales modernes. Elle est encore utilisée pour pratiquer des autopsies dans un contexte médico-légal, ou pour former les élèves de faculté de médecine.

Gravure d’après Léonard de Vinci, 1796. Source Wellcome Collection. Public Domain Mark. Muscles des membres supérieurs, du thorax, de la tête et du cou. Gravure d’après Léonard de Vinci, 1796. Source Wellcome Collection. Public Domain Mark.

Sébastien Valette, chercheur au Centre de recherche en acquisition et traitement de l'image pour la santé2, souligne néanmoins que la pratique de l’examen médical des cadavres demeure insuffisante pour pouvoir « en tirer des grandes masses de données anatomiques ». En 2020, ce spécialiste en traitement de la géométrie a lancé un vaste projet pour créer un outil d’analyse et de traitement automatisé des images médicales. Il s’est entouré d’une équipe pluridisciplinaire de scientifiques pour développer une méthode d’apprentissage statistique spécifique à l’examen de milliers d’images (des scanners) issues de la base de données du Centre Hospitalier Universitaire de Saint-Étienne.

Dans la continuité de Léonard de Vinci, ils ambitionnent ainsi d’améliorer l’étude de la morphologie humaine et de ses nombreuses variations.
 
Le médecin et le chercheur

Le projet est né de la rencontre de deux univers scientifiques distincts : la médecine légale et les sciences du numérique. Sébastien Valette se remémore sa rencontre avec Laurent Fanton, chef du service de médecine légale des Hospices Civils de Lyon. « Il est arrivé avec un questionnement relativement simple : j'ai un corps dégradé, comment puis-je connaitre son sexe, son âge et son origine ? ». Le passionné de géométrie et le médecin avaient trouvé leur nouveau terrain d’expérimentation : créer un outil numérique capable de traiter beaucoup de données d'anatomie et d’extraire des connaissances générales à partir de la forme des os humains.

Les scientifiques ont d’abord accédé à des centaines de giga-octets de données de scanners, grâce à une collaboration avec le CHU de Saint-Étienne. Pour tirer des statistiques à partir de ce corpus d’images, ils ont ensuite développé un réseau de neurones. Il s’agit d’un programme d’intelligence artificielle, inspiré du réseau neuronal humain, qui assimile des données d'entraînement (ici des images de scanners) et améliore la précision de son analyse au fil du temps. Pour « entrainer ce modèle », Sébastien Valette précise avoir « commencé par s’intéresser aux os du bassin, avec pour objectif de déterminer le sexe des individus en fonction de leur forme ». Il s’agit d’une région déjà privilégiée en anthropologie anatomique, car « la différence homme/femme est assez évidente ».

Les chercheurs ont donc entrainé leur outil à déterminer automatiquement le sexe d’une personne à partir d’une seule image de scanner. « Nous sommes parvenus à un taux d’efficacité supérieur à 99 %, précise le chercheur. La seconde étape, plus cruciale encore, consistait alors « à comprendre comment on parvient à ce résultat ». Il s’agit d’un point essentiel de leurs travaux : éclairer la « boîte noire » du réseau de neurones. Autrement dit, décrypter la logique interne qui prévaut à la prise de décision de leur algorithme, afin d’être certains de la pertinence des résultats.
 
Des réseaux de neurones artificiels

Pour parvenir à leur fin et démontrer la fiabilité de leur outil, les scientifiques ont produit l’image d'un bassin de femme, à laquelle ont été adjointes (sous formes de flèches et de nuances de couleurs) les déformations moyennes à effectuer pour arriver à un bassin d'homme. « Ce procédé permet de bien repérer les régions de l’image d’entrée qui contribuent le plus à la décision de notre algorithme » souligne Sébastien Valette. Dans leur article publié au sein de la revue The Visual Computer , les scientifiques précisent que cette méthode permet de rendre les réseaux neuronaux interprétables et de démontrer « que les résultats obtenus sont cohérents avec les connaissances des experts ».

Bassin de femme © Zou, K. 2023Avec près de 5000 sommets par maillage de bassin, cette illustration met en évidence les variations à effectuer pour qu’un échantillon donné (bassin de femme) change de classe et devienne un bassin d’homme. © Zou K. et al (2023)

La qualité des données initiales est aussi un élément crucial de la pertinence finale de l’algorithme. De ce point de vue, Sébastien Valette raconte avoir dû surmonter deux biais. D’abord, les personnes dont ils ont récupéré les scanners « ont une moyenne d’âge assez élevée (...). C’est assez logique, sourit-il, et lié à la démographie des admissions à l’hôpital ». Le second biais est en revanche plus étonnant pour le mathématicien : « nous avons traité deux fois plus de scanners issues de sujets hommes que de femmes ». À ce mystère, point d’explication précise, mais cela n’a pas empêché les scientifiques de créer un réseau de neurones pertinent et performant. Sébastien Valette en veut pour preuve une « seconde expérience menée sur un nouveau panel de 600 individus, cette fois-ci représentatifs et homogènes en termes de sexe et d’âge ». Les résultats étaient similaires et sont venus conforter les chercheurs dans leurs convictions initiales.
 
Vers un nouvel atlas anatomique mondial ?

Le consortium ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Il est déjà passé à l’étape suivante en initiant une collaboration avec le département de médecine légale de l'Université de Genève, qui a la particularité de passer toutes les personnes décédées au scanner. L’accès à cet immense corpus de données permettra aux chercheurs d’affiner leur réseau de neurones en l’entrainant sur davantage de sujets et en s’intéressant à d'autres parties du corps. « Nous travaillons actuellement sur les os de la tête » illustre Sébastien Valette.

Le chercheur est par ailleurs convaincu que ce type de travaux ouvre la voie au développement de l’autopsie virtuelle. « C’est d’ailleurs l’objectif principal des médecins légaux (que nous côtoyons). Ils souhaitent, à moyen terme, pouvoir étudier et analyser les cadavres grâce à des outils numériques », limitant ainsi les manipulations fastidieuses et irréversibles sur les corps.

Imaginons maintenant qu’il soit possible de modéliser tous les organes avec cette méthode et de faire travailler le réseau de neurones sur une quantité de scanners plus gigantesque encore. « Si ce scénario se confirme, cela participera à la constitution d’un nouvel atlas anatomique mondial, fiable et pertinent » prédit le chercheur. En anthropologie anatomique aussi, l’intelligence artificielle ouvre des perspectives révolutionnaires.

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR-TOPACS-AAPG2019. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI-JCJ et PRC AAPG 18/19).

Notes
  • 1. Ces travaux ont été réalisés en collaboration avec Sylvain Faisan, Fabrice Heitz et Kaifen Zou du Laboratoire des sciences de l'Ingénieur, de l'Informatique et de l'Imagerie, ICube. Unité CNRS, Université Strasbourg
  • 2. CREATIS. Unité CNRS, INSERM, Université Claude Bernard Lyon 1, INSA Lyon, Université Jean Monnet Saint-Etienne

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