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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches bénéficient du label « Science avec et pour la société » du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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Générer de l’électricité avec notre propre chaleur
26.10.2023, par Sophie Le Ray, CNRS Alsace
Mis à jour le 26.10.2023

Face aux besoins énergétiques toujours croissants de notre société moderne et à l’urgence de réduire l’impact environnemental de nos activités, il devient indispensable de trouver de nouvelles solutions pour générer de l’électricité. Une équipe de scientifiques strasbourgeois de l’Institut Charles Sadron s’est donc lancée le défi de développer des matériaux conducteurs1 innovants, permettant d’exploiter la chaleur corporelle pour générer de l’électricité. L’énergie ainsi produite pourrait notamment servir à alimenter des appareils électriques de faible intensité en contact direct avec la peau, tels que des capteurs ou des montres connectées.

Imaginez que le simple fait de poser votre cardiofréquencemètre sur votre poignet suffise à le faire fonctionner, sans qu’il n’y ait besoin d’y introduire la moindre pile ou batterie. La thermoélectricité rend ce concept envisageable. Elle consiste à convertir une énergie thermique en une énergie électrique, en utilisant la différence de température entre deux milieux. Lorsqu'un matériau conducteur est placé entre un milieu chaud et un milieu froid, le flux de chaleur va en effet entrainer le déplacement des charges électriques, du point chaud au point froid. Ce phénomène est compensé par l’apparition d’un champ électrique ; on obtient ainsi une tension électrique, et donc un courant.

© Pour le CNRS - ANR AActus - Denise Bazin © medillus.com

Le projet de recherche BODYTEG a pour ambition d’optimiser les propriétés des matériaux constitutifs des générateurs thermoélectriques (TEG). Lorsqu’un matériau semi-conducteur est placé entre un milieu chaud (par ex. la peau) et un milieu froid (par ex. l’air ambiant), un transfert des charges électriques (protons h+ et électrons e-) s’opère du milieu chaud vers le milieu froid. Cela génère un courant électrique, qui pourrait notamment être exploité pour alimenter en énergie de petits appareils en contact avec la peau. Pour que ce courant soit suffisant, le matériau semi-conducteur doit, autant que possible, être un bon conducteur électrique et un bon isolant thermique - afin de maintenir le différentiel de température à l’origine du courant. BODYTEG expérimente l’utilisation de polymères organiques à cet usage, en optimisant leur structure interne sous la forme de réseaux poreux fibrillaires ou en nid d’abeille. © Pour le CNRS - ANR AActus - Denise Bazin © medillus.com

Ce phénomène physique, bien connu depuis le XIXe siècle, a bien-sûr déjà été exploité, notamment pour l’alimentation de sondes spatiales ou pour la réfrigération portable. Mais il fait face à un problème de taille : la plupart des générateurs thermoélectriques actuellement conçus reposent sur l'utilisation de semi-conducteurs2 inorganiques3. Ces derniers ont la particularité d’être rares, coûteux et bien souvent toxiques, ce qui impacte très significativement leur application à grande échelle et limite les effets vertueux à leur utilisation.

Si l'idée de tirer profit de notre propre chaleur corporelle pour produire de l'énergie grâce à la thermoélectricité est pertinente, elle s'avère néanmoins particulièrement difficile à mettre en œuvre. Le corps humain ne produit en effet qu'un flux de chaleur relativement faible, et l'exploitation des technologies actuelles à cet effet nécessiterait une épaisseur de plusieurs centaines de micromètres d’éléments thermoélectriques pour générer une puissance un tant soit peu significative. Un autre défi réside dans le fait que pour générer un maximum d'énergie par thermoélectricité, le matériau semi-conducteur doit, autant que possible, être un bon conducteur électrique et un bon isolant thermique - afin de maintenir le différentiel de température à l’origine du courant. Or un bon conducteur d’électricité est généralement également un bon conducteur de chaleur.

Des avancées récentes dans la science des matériaux ont depuis peu ouvert de nouvelles perspectives. L’utilisation de polymères4 semi-conducteurs pourrait en effet représenter une solution intéressante à cette problématique. Ces matériaux peuvent être synthétisés à partir d’éléments abondants, peu toxiques et sont fonctionnels à température ambiante. Le principal frein à leur utilisation demeure leur efficacité qui s'avère, jusqu’à présent, très nettement inférieure à celle de leurs homologues inorganiques.

Pour faire face à cet ensemble de défis, la chimiste Laure Biniek et son équipe de chercheurs impliqués dans le projet de recherche ANR BODYTEG se sont donnés pour mission d'optimiser les propriétés thermoélectriques des polymères semi-conducteurs. Ils s’inspirent pour cela de la structure poreuse des aérogels de silice, des isolants thermiques très puissants. Le développement de matériaux légers et efficaces constitue pour eux un enjeu majeur ; ils jouent pour cela sur la porosité et la morphologie de différents matériaux, afin d’en améliorer les propriétés thermoélectriques mais également la souplesse et la flexibilité - une rigidité excessive risquant en effet de les rendre trop fragiles.

Matériau semi-conducteur aux propriétés thermoélectriques optimisées - © Laure Biniek, ICS, CNRS

Matériau semi-conducteur aux propriétés thermoélectriques optimisées - © Laure Biniek, ICS, CNRS

« Ce qui me fascine est le contrôle des structures poreuses, que l’on réalise, entre autres méthodes, par congélation et sublimation5 de la glace. On peut suivre la formation des structures par méthode de microscopie électronique. Les images obtenues sont toujours magnifiques et elles nous permettent de comprendre plus facilement les relations entre les structures et les propriétés des matériaux ». Un véritable travail d'orfèvre !

En contrôlant l’assemblage des chaînes de polymères conducteurs sous la forme d’un réseau de fibres en 3D, l’équipe a obtenu une première preuve de concept6. Ces nouveaux matériaux conducteurs poreux prennent la forme de cylindres de quelques millimètres d’épaisseur, pesant une dizaine de milligrammes. Lorsque l'on soumet ces matériaux à une différence de température de 36°C, on obtient une puissance électrique de 2 microwatts. « Nous avons réussi à diminuer drastiquement la conductivité thermique des matériaux, mais malheureusement, la grande quantité d’air contenue dans les matériaux poreux a eu aussi pour effet de diminuer leur conductivité électrique. Il faut désormais trouver un bon compromis entre ces deux propriétés », précise Laure Biniek. Sachant que la puissance électrique peut être améliorée à la fois en augmentant le nombre de cylindres connectés entre eux, mais aussi le différentiel de température, cette preuve de concept est alléchante. L'obtention de polymères multifonctionnels davantage flexibles, légers, poreux, bons isolants thermiques et bons conducteurs électriques ouvre par ailleurs de belles perspectives pour diverses applications de conversion d’énergie.

Structure poreuse fibrillaire observée au microscope électronique à balayage (image colorisée) – © Laure Biniek et Alain Carvalho, PLAMICS, ICS, CNRS

Structure poreuse fibrillaire observée au microscope électronique à balayage (image colorisée) – © Laure Biniek et Alain Carvalho, PLAMICS, ICS, CNRS

L'équipe travaille également sur la forme des pores ; des structures en « nid d’abeille » présentent ainsi des propriétés d’isolation thermique encore plus intéressantes que les structures poreuses en fibres. Seront-elles également plus efficaces pour convertir la chaleur en électricité ? Affaire à suivre…

Structure poreuse en nid d’abeille observée au microscope électronique à balayage (image colorisée) – © Laure Biniek et Alain Carvalho, PLAMICS, ICS, CNRS

Structure poreuse en nid d’abeille observée au microscope électronique à balayage (image colorisée) – © Laure Biniek et Alain Carvalho, PLAMICS, ICS, CNRS

Ces recherches ont été financées en tout ou partie par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR - BODYTEG - AAPG 2019. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société – Culture Scientifique Technique et Industrielle.

Réferences : Weinbach et al., Front. Electron. Mater. 2022, 2:875856 ; Weinbach et al., J. Mater. Chem. C 2023, 11, 7802-7816

Notes
  • 1. Matériau conducteur : qui se laisse traverser par le courant électrique
  • 2. Semi-conducteur : matériau qui ne laisse généralement pas passer le courant électrique, mais que l'on peut rendre conducteur sous certaines conditions
  • 3. Composé inorganique : substance composée à partir d’un ou plusieurs atomes métalliques
  • 4. Polymère : molécule de grande taille, résultant de la combinaison répétée de plusieurs molécules
  • 5. Sublimation : passage de l'état solide à l'état gazeux, sans transiter par l'état liquide
  • 6. Preuve de concept : démonstration de faisabilité

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