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Détecter des polluants de l’air à l’œil nu ? C’est le pari relevé par ces chercheurs qui, en associant chimie et matériaux intelligents, développent des films colorés capables de réagir aux composés organiques volatils. Une avancée prometteuse pour la qualité de l’air.
Ils sont partout : dans nos usines, nos bureaux et nos maisons. Invisibles, ils s’infiltrent dans l’air, émanent de nos murs et se cachent derrière l’odeur des voitures neuves. Mais qui sont-ils ? Ni des microbes, ni des aliens infiltrés, mais des composés organiques volatils (COV). Cette grande famille regroupe plus de 400 molécules chimiques différentes. Celles-ci peuvent être d’origine naturelle, émises alors par les arbres ou les volcans. Elles sont aussi issues des peintures, carburants, colles ou encore des produits ménagers. Et si certaines sont inoffensives, d’autres sont toxiques et posent de vrais problèmes de santé publique.
Cependant, les dispositifs de détection actuels sont limités. Ils nous alertent uniquement d’un excès de COV sans préciser leur nature. Pour connaître les molécules impliquées et leur concentration, il faut souvent passer par des analyses en laboratoire. Mais une solution nouvelle et grand public pourrait bien émerger de la recherche. En effet, le projet ANR MOFSCO1, porté par Antoine Tissot à l’Institut des matériaux poreux de Paris (IMAP)2, conçoit des capteurs capables de changer de couleur en présence de COV ciblés.
L’union fait la force
Pour détecter les COV avec précision, les chercheurs ont misé sur un duo inédit : les Metal-Organic Frameworks (MOF) et les complexes à transition de spin. Les MOF sont des matériaux ultra-poreux, comparables à des éponges moléculaires. Imaginez des ions métalliques reliés par des liaisons organiques qui formeraient des structures percées par des tunnels (les pores). « Cette porosité leur permet de capturer des gaz et des vapeurs. On peut moduler leur structure pour attirer des composés bien précis et jouer sur la taille des pores pour capter des molécules plus ou moins grandes », explique Antoine Tissot. Cependant, une fois le COV absorbé, les MOF ne donnent aucun signal clair qui permettrait de nous informer de leur présence.
Structure du MOF-808, l'un des solides hybrides poreux utilisé dans le projet. Les polyèdres bleus représentent les ions Zr(IV), les atomes de carbone sont en gris, les atomes d’oxygène en rouge et les atomes d’hydrogène en blanc. La porosité est représentée par les sphères vertes et oranges. Les complexes à transition de spin sont insérés au sein des pores correspondant aux sphères orange. © Antoine Tissot / Institut des matériaux poreux de Paris / CNRS.
C’est là qu’entrent en jeu les complexes à transition de spin. Ces matériaux sont des caméléons chimiques. Autrement dit, ils sont capables de changer de couleur en fonction de la modification de leur environnement moléculaire, comme par exemple en présence de COV. Ce changement se manifeste par le passage d’un état électronique à un autre (le spin) qui peut se manifester par un changement de couleur du matériau.
L’astuce du projet MOFSCO a donc été d’intégrer ces matériaux caméléons dans des pores des MOF pour combiner leurs talents. En pratique : les MOF attrapent donc les COV et les complexes à transition de spin changent de couleur suite à ce changement chimique. Une solution simple et instantanée… sur le papier. Mais encore faut-il réussir cette hybridation nouvelle.
Une alerte venue du nanomonde
La suite se passe à l’échelle nanométrique. Les chercheurs ont sélectionné les meilleurs matériaux parmi les milliers de MOF existants. Un critère clé : la taille de leurs pores qui devait faire au moins 15 angströms (unité de mesure équivalant à un dix-millionième de millimètre) pour accueillir des complexes de 10 angströms et les COV à capter. Un diamètre environ mille fois plus petit que l’épaisseur d’un cheveu humain.
Un autre enjeu était la stabilité. « Beaucoup de MOF se dégradent en présence de vapeur d’eau et perdent donc leur porosité lorsqu’ils sont soumis à l’air libre. Nous avons sélectionné les composés les plus stables pour coller au maximum aux contraintes dans lesquelles pourraient évoluer des capteurs sur le terrain », décrit Antoine Tissot. Côté complexes à transition de spin, même combat : certains sont sensibles à l’oxygène et instables sur le long terme. Pour pallier ces contraintes, l’équipe a finalement sélectionné des MOF à base d’aluminium et de zirconium, connus pour leur robustesse, et des complexes de fer(III).
Photographies d’un film de MOF contenant des complexes à transition de spin avant (gauche) et après (droite) exposition à des vapeurs d’un composé organique volatil. Les photographies correspondent à des substrats carrés de 2cm de côté. © Antoine Tissot / Institut des matériaux poreux de Paris / CNRS.
Une fois les bons composants trouvés, ceux-ci ont été assemblés sous forme de films colorés. Une couche de quelques microns a été déposée sur un support en verre. Et bien que les matériaux soient microscopiques, leur changement de couleur, lorsqu’ils captent des COV, est visible à l’œil nu. « Pour des applications grand public, on pourrait imaginer déposer les films sur du papier ou dans des peintures, précise le chercheur. En dessous d’un certain seuil de COV, la couleur serait fixe, mais si la concentration devient préoccupante, alors le papier ou le mur changerait de teinte ».
Une nouvelle ère pour la détection des polluants
Grâce au projet MOFSCO, six architectures hybrides prometteuses ont été mises au point. Désormais, les chercheurs vont affiner leur design pour cibler des polluants bien précis. Parmi eux, un ennemi redouté : le formaldéhyde. Ce gaz incolore et irritant est omniprésent dans nos environnements intérieurs. Classé cancérogène avéré, il s’échappe de nombreux matériaux du quotidien : colles, vernis, meubles en bois aggloméré, produits ménagers… Il touche aussi certains travailleurs exposés dans l’industrie chimique, les hôpitaux ou encore les pompes funèbres. Un capteur capable de signaler sa présence, même en faible concentration, serait une avancée majeure pour la surveillance de la qualité de l’air intérieur.
Mais les applications ne s’arrêtent pas aux questions de santé publique. Les chercheurs s’intéressent aussi à la conservation du patrimoine. « L’acide acétique est un autre exemple de COV qui est émis lors de la dégradation du papier et qui joue un rôle de catalyseur dans la détérioration de manuscrits, de films ou encore de photographies », explique Antoine Tissot. Aujourd’hui, des matériaux absorbants sont utilisés pour limiter sa concentration dans les vitrines de conservation notamment, mais leur efficacité reste difficile à évaluer. Un capteur visuel, sous forme de papier indicateur par exemple, pourrait alors alerter lorsqu’il devient nécessaire de renouveler la protection. Ces quelques perspectives ouvrent la voie à une nouvelle génération de capteurs capables de révéler l’invisible d’un simple changement de couleur.