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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches bénéficient du label « Science avec et pour la société » du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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Par le réseau de communicants du CNRS

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L’art de contrôler la chaleur à l’échelle nanométrique
13.06.2024, par Samuel Belaud, Délégation Rhône Auvergne
Mis à jour le 13.06.2024

Dans le monde infiniment petit des nanomatériaux, la propagation de la chaleur suit sa propre logique. Des physiciens s’attèlent à comprendre et maîtriser cette drôle de dynamique thermique et ouvrent la voie à des avancées technologiques cruciales, notamment pour relever les défis de l’efficacité et de la transition énergétique.

Dans un contexte d’urgence climatique et de crises énergétiques à répétition, la maîtrise de la chaleur et l'efficacité des nouvelles technologies sont devenues des impératifs. « Seulement 34 % de l’énergie aujourd’hui produite dans le monde est réellement utilisée. Le reste est perdu, le plus souvent sous forme de chaleur », pointe Valentina Giordano, physicienne à l’Institut lumière matière1. Les émanations d’air chaud, de vapeur ou de fumées comptent parmi les pertes industrielles de cette chaleur fatale, que de nouveaux procédés de thermoélectricité visent à récupérer et transformer en courant électrique. L’agence de la transition écologique (Ademe) estime, en outre, que ce gisement inexploité d’énergie représente, pour l’industrie française, « un peu plus de 1,66 million équivalents logements ».

Le défi de la gestion de la chaleur se pose aussi pour les structures d’échelle nanométrique, qui mesurent moins d’un milliardième de mètre. Selon l’application visée, il faut pouvoir maîtriser la façon dont la chaleur se propage à l’intérieur de ces nano-objets. Parfois, il faut la limiter, parfois l’augmenter, parfois l’empêcher de sortir ou d’entrer. Mais la course à la miniaturisation pour ces nouvelles technologies génère d’importants défis, et la dynamique thermique opérante à ces petites échelles n’est pas encore tout à fait comprise par les physiciens. 

Les phonons, ou la danse vibratoire des atomes

Zoomons d’abord à l’échelle atomique, où la matière solide est loin d’être immobile. Les atomes qui la composent interagissent entre eux et provoquent des vibrations, appelées phonons. Lorsque la matière perd ou gagne de l'énergie, ce sont ces mêmes phonons qui assurent son transport. La compréhension de ces mouvements, qui jouent un rôle essentiel dans la propagation de la chaleur, est au cœur des travaux de Valentina Giordano.

Dynamique thermique et propagation des phonons © Emilie Josse
Dynamique thermique et propagation des phonons © Emilie Josse

La physicienne s’est d’abord intéressée aux matériaux dits désordonnés. « Contrairement à un matériau ordonné où les atomes sont positionnés dans l’espace de façon régulière (par exemple sur les coins d’un cube) et connectés entre eux par des forces stables, un matériau désordonné comme un liquide, ou un verre, voit ses atomes éparpillés de façon aléatoire », explique-t-elle. Or, ces systèmes désordonnés, notamment les verres, sont connus pour avoir « une faible conductivité thermique, car le désordre atomique provoque une mauvaise propagation des phonons. Mais on ne connait pas encore très bien les raisons profondes de ce phénomène ».

Valentina Giordano cherche donc à comprendre le comportement des phonons dans ces compositions désordonnées de la matière. Elle s’intéresse notamment à leur fréquence, à leur durée de vie, ainsi qu’à leur libre parcours moyen, c’est-à-dire la distance qu’ils parcourent avant de rencontrer un obstacle.

Les nanostructures éclairent la circulation des phonons 

Entourée d’un consortium de collègues nationaux et internationaux2, la physicienne a réalisé une expérience pionnière pour mesurer ces mouvements (ondes) de phonons, dans une membrane de nitrure de silicium (SiN), un matériau céramique très robuste utilisé dans de nombreuses applications technologiques. La membrane, d’une épaisseur de 55 nanomètres, est percée de trous (pores) régulièrement disposés en carré de côté de 377 nanomètres (A), avec une distance de 253 nanomètres entre les trous (N) et un diamètre (D) moyen de 124 nanomètres.

Effets d'une nanostructure sur le mouvement des phonons © Emilie Josse
Effets d'une nanostructure sur le mouvement des phonons © Emilie Josse

Pour comprendre le fonctionnement des ondes vibrationnelles, Valentina Giordano mobilise l’exemple du mouvement des vagues sur le rivage : « en se rapprochant de la terre ferme, les vagues peuvent rencontrer des rochers ou d’autres obstacles qui peuvent ralentir voire arrêter leur course ». L’effet de l’obstacle sur la propagation de la vague dépend donc de sa longueur d’onde ainsi que de sa taille initiale : un gros rocher n’arrêtera pas un rouleau de 5 mètres, mais viendra facilement casser une petite mousse de surfeur débutant.

« Si la longueur d’onde de la vague (la distance entre deux crêtes successives) est très importante par rapport à la taille du rocher, la vague pourra le « traverser » tranquillement, ce qui n’est pas le cas si les deux dimensions sont comparables » poursuit la chercheuse. Il en est de même pour les ondes vibrationnelles des phonons : un matériau nano-structuré est composé de barrières (trous) qui freinent ou empêchent la circulation des phonons avec des longueurs d’onde de dimensions comparables, c’est-à-dire nanométrique. 

Leurs résultats, publiés dans la revue Nature Communications, démontrent que, si la fréquence des phonons est peu modifiée par la présence des trous, leur durée de vie est en revanche beaucoup plus courte « à cause des interférences causées par la réflexion des phonons sur les trous » précise la chercheuse. Cependant, les scientifiques ont aussi observé que, malgré une forte diminution des phonons individuels, la multiplication des réflexions permet au transport de la chaleur de demeurer efficace. 

Pour explorer ces propriétés de propagation des phonons à l’échelle nanométrique, les chercheurs ont utilisé des lasers. Une première impulsion laser a été appliquée au matériau, provoquant une dilatation locale et un échauffement. Cela génère des ondes vibratoires, les phonons, qui se propagent ensuite dans le matériau avant qu’une seconde impulsion laser n’intervienne pour les mesurer. Cette technique est appelée pompe-sonde optique. 

Mesure des comportements thermiques dans une nanostructure © Emilie Josse
Mesure des comportements thermiques dans une nanostructure © Emilie Josse

Vers une nanothermique sur-mesure

En caractérisant comment les phonons interagissent entre eux et avec la surface, les scientifiques ouvrent la voie à la création de nanomatériaux façonnés « sur mesure ». Selon l’agencement et la taille des trous dans la membrane, la conductivité thermique peut ainsi être augmentée, diminuée, ou confinée et répondre à des besoins industriels spécifiques. 

La thermoélectricité n’est pas le seul domaine pour lequel ces travaux présentent un intérêt. Valentina Giordano et ses collègues ont ainsi travaillé sur des structures nanométriques composées de particules de tellurure de germanium cristallin, entourées de carbone amorphe, qui pourraient améliorer l’efficacité énergétique des mémoires à changement de phase. Il s’agit d’une forme de mémoire informatique qui stocke des données en utilisant la différence de résistance électrique entre deux états d’un matériau, l’un cristallin et l’autre amorphe, par chauffage. Mais, comme le souligne Valentina Giordano, « ce type de mémoire consomme encore beaucoup d’énergie ». En créant cette nanostructure, ils sont parvenus à « faire baisser la conductivité thermique et éviter que la chaleur nécessaire au changement de phase ne se dissipe ». 

Avec leurs travaux sur le transport thermique des nanostructures, les physiciens jouent un rôle essentiel face au défi énergétique mondial. En effet, celui-ci ne saurait être relevé sans un effort d’innovation à chacune des échelles de la matière.

Cet article fait partie du dossier thématique "Physique : une recherche multimillénaire, sans cesse renouvelée" réalisé dans le cadre de l'Année de la Physique, en collaboration avec Pop’Sciences - Université de Lyon (mai 2024).

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre du projet ANR-MAPS-AAPG2020. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2020 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 20).

 

Notes
  • 1. Unité CNRS, Université Claude Bernard Lyon 1
  • 2. Laboratoire de mécanique des contacts et des structures – Lamcos (unité CNRS, INSA Lyon), Centre d'énergétique et de thermique de Lyon – CETHIL (unité CNRS, INSA Lyon, Université Claude Bernard Lyon 1), CEA-Leti, Laboratoire des matériaux et du génie physique – LMGP (unité CNRS, Université Grenoble Alpes), Institut Néel Grenoble unité CNRS), Elettra Sincrotrone Trieste, Université de Liège

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