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Faire de l’électronique avec les molécules : tel est le principe de l’électronique moléculaire. Peu coûteux et économe en énergie, ce domaine pourrait, à terme, bouleverser la micro-électronique. En explorant l’effet d’ondes de très haute fréquence, une équipe CNRS des Hauts-de-France apporte sa pierre à l’édifice.
Depuis les années 1980, la micro-électronique grand public traditionnelle est fondée sur l’exploitation de matériaux inorganiques comme les métaux (or, platine, aluminium ou cuivre) ou les semi-conducteurs (silicium, germanium ou gallium par exemple). Cependant, certaines équipes de recherche travaillent sur d’autres types de matériaux, notamment organiques : ainsi est née la technologie OLED, une diode électroluminescente organique utilisée pour l’affichage des écrans. Et si l’on poussait la miniaturisation encore plus loin, en passant d’une couche épaisse de quelques dizaines de nanomètres à l’échelle de la molécule, soit à peine un nanomètre ?
Tel est l’enjeu de l’électronique moléculaire. À Villeneuve d’Ascq, des scientifiques de l’Institut d’électronique, de microélectronique et de nanotechnologie (IEMN)[1]; explorent ce domaine qui pourrait limiter la dépendance aux matériaux critiques, tout en réduisant potentiellement les coûts de fabrication et la consommation d’énergie des composants électroniques.
Directeur de recherche CNRS à l’IEMN, Stéphane Lenfant collabore depuis vingt ans avec l’Institut des sciences et technologies moléculaires d’Angers (MOLTECH-Anjou) : « grâce à leur expertise de synthèse, nos collègues fabriquent des molécules à base de soufre capables de s’accrocher très solidement sur une surface d’or ». Alors que de précédents projets ont montré que ces molécules changent de conformation, et également de propriétés électroniques, sous l’effet de la lumière, les deux laboratoires se proposent d’examiner d’autres formes de stimuli, dans le cadre d’un nouveau projet : baptisé EVOLMONET (Évolution du transport électronique dans les réseaux molécules/nanoparticules), celui-ci reçoit le soutien et le financement de l’Agence nationale de la recherche (ANR), de 2021 à 2025.
Parmi les différents stimuli envisagés au départ, les recherches se concentrent sur l’effet d’ondes térahertz : ces ondes électromagnétiques ont une fréquence mille fois supérieure aux ondes gigahertz utilisées par exemple pour la télécommunication (téléphonie mobile, Wi-Fi, Bluetooth). Encore en développement, cette technologie présente un potentiel prometteur pour améliorer la sensibilité des détecteurs térahertz, en plus d’avoir l’avantage de fonctionner à température ambiante.
Design de nouvelles molécules et caractérisation
Première étape du projet : concevoir de nouvelles molécules pour identifier celle qui sera la plus réactive aux ondes térahertz. Pour ce faire, les chercheuses et chercheurs d’EVOLMONET reçoivent l’appui de théoriciens de l’université de Mons, en Belgique. « Le cœur de la molécule reste le même, mais on teste différentes terminaisons qui peuvent modifier sa réactivité avec la surface », explique Stéphane Lenfant, qui coordonne le projet.
Service ECM IEMN © Clément JAMME
Synthétisées au laboratoire MOLTECH-Anjou, les molécules sont envoyées à l’IEMN où elles sont greffées sur des surfaces d’or ultra plate, en salle blanche. « On vérifie ensuite que notre molécule n’est pas détériorée grâce à des analyses spectroscopiques, détaille le chercheur. Cette technique permet d’identifier les atomes présents sur la surface : les atomes d’or, mais également les atomes de carbone de la molécule avec leurs environnements chimiques. » Complémentaire, la technique optique de l’ellipsométrie vise, de son côté, à mesurer l’épaisseur du film moléculaire grâce à la réflexion de la lumière polarisée sur la surface d’or.
Les équipes de l’IEMN procèdent alors à la caractérisation avec un microscope à force atomique (AFM) : une technique qui date des années 1980 et permet d’observer la surface d’un matériau à l’échelle du nanomètre. Ici l’AFM est utilisée en mode électrique (appelé Conductive-AFM) : une pointe en silicium ultrafine et métallisée sert d’électrode nanométrique pour former une jonction moléculaire. L’objectif est d’étudier les propriétés de transport électronique de la molécule placée entre cette pointe et la surface d’or. Les scientifiques appliquent une tension électrique sur la surface en or. La pointe sonde différents endroits et mesure le courant qui passe au travers du matériau moléculaire.
Service ECM IEMN © Clément JAMME
Une "petite révolution"
Malgré les 15 années d’expérience de l’IEMN, ces manipulations restent difficiles à réaliser. Stéphane Lenfant a formé des post-doctorants tout en les prévenant qu’ils doivent « s’armer de patience car les matériaux sont fragiles : la pointe peut se dégrader et devenir isolante, tandis qu’une trop forte pression de la pointe risque de détériorer la jonction moléculaire. Et envoyer des ondes térahertz dans cette jonction ajoute encore de la complexité. »
Mais c’est aussi ce qui fait l’originalité du projet EVOLMONET dans la mesure où les expériences se déroulent à température ambiante, et non à basse température, comme cela a pu être le cas auparavant. Si la température crée des systèmes moins stables et brouille parfois les propriétés physiques, les expériences sont cependant moins contraignantes que lorsqu’elles sont refroidies à l’azote liquide et surtout, là aussi, indispensables pour de futures applications.
Après plusieurs mois d’expérimentations, et des mesures prises sur des centaines, voire des milliers de jonctions moléculaires, un résultat apparaît. Alors que normalement, le courant qui traverse un matériau est proportionnel à la tension appliquée, selon un coefficient défini par la résistance du conducteur, il arrive que cette relation ne soit pas linéaire : la résistance chute et devient négative. Or, les scientifiques observent que cet effet de résistance différentielle négative disparait sous l’effet des ondes térahertz, ce qui permet donc de les détecter. « Une première à l’échelle moléculaire et à température ambiante », insiste Stéphane Lenfant qui parle de « petite révolution » dans le domaine de l’électronique moléculaire. Cependant, tempère-t-il, il reste « beaucoup de chemin à faire avant d’arriver à des applications ».
Aujourd’hui, avec l’information stockée à un endroit (dans la mémoire) et le calcul à un autre (dans le microprocesseur), l’architecture électronique induit des transferts de données entre les deux, ce qui diminue l’efficacité. Si les intelligences artificielles basées sur cette architecture sont extrêmement performantes, elles n’en demeurent pas moins très énergivores. L’électronique moléculaire pourrait permettre à de nouvelles formes d’électronique bio-inspirées de voir le jour : on pourrait, par exemple, développer des formes de calcul plus économes, qui ne séparent pas le stockage et le calcul. C’est en effet ainsi que fonctionne le cerveau humain, d’une efficacité redoutable puisqu’il ne consomme que 20 watts, l’équivalent d’une ampoule, contre plusieurs centaines, voire milliers de watts pour un ordinateur.
Pour l’heure, Stéphane Lenfant oriente ses travaux sur l’effet du magnétisme sur des molécules. Il participe aussi à un autre projet ANR (CHIRELECMOL) dont l’IEMN est partenaire, pour mesurer les propriétés électroniques des molécules en fonction de leur chiralité. « L’électronique moléculaire représente un champ de recherche d’une richesse incroyable, se réjouit-il : il existe un nombre infini de molécules à imaginer. C’est un magnifique terrain de jeu ! »
[1] IEMN (Institut d'électronique et de nanotechnologie) : CNRS - Université de Lille - Université Polytechnique Hauts-de-France - Centrale Lille - JUNIA (UMR 8520)
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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR - EVOLMONET - AAPG20. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2020 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 20).