Donner du sens à la science

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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
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Quand les mains nous apprennent à parler
28.07.2025, par Nicolas Baker - Animal Pensant, Délégation Rhône Auvergne
Mis à jour le 28.07.2025

Des gestes pour mieux mémoriser des mots. Mimer, avec le doigt, le chemin de la langue dans la bouche pour produire un son de parole. Et si mobiliser notre corps permettait un meilleur apprentissage d’une langue étrangère ? À Lyon, une équipe de scientifiques en neurosciences cognitives explore cette piste étonnante et prometteuse.

Deux mains mêlées sur un fond noir. Photo © Flavie Martin sur UnsplashPhoto © Flavie Martin sur Unsplash

« Strangízo ». En prononçant le mot, une femme secoue une passoire invisible, mimant du bout des doigts l’eau qui s’écoule à travers les petits trous. Un homme, qui vient d’observer la scène sur un écran d’ordinateur, répète le mot à voix haute : « Strangízo ». Lui aussi secoue ses pâtes imaginaires en articulant le mot grec pour égoutter. La jeune femme, filmée sur fond noir, les yeux rivés sur son spectateur, enchaîne : « gargaláo » (chatouiller), « xefloudízo » (éplucher), « voúrtsizo » (brosser). Tous les mots ne sont pas accompagnés de gestes. À chaque fois, l’homme exécute la tâche demandée. Depuis son poste d’observation, derrière une grande ouverture murale, Véronique Boulenger suit l’expérience. Chercheuse CNRS en neurosciences cognitives au laboratoire Dynamique du langage (DDL) à Lyon, elle pilote un projet de recherche qui explore l’impact des mouvements du corps sur l’apprentissage d’une langue étrangère.

 
 

Le langage, une affaire de corps

Ce projet au croisement des neurosciences, de la linguistique et de la motricité émerge d’un courant de recherche qui a pris de l’ampleur depuis une vingtaine d’années : la cognition incarnée. Cette approche part du principe que les fonctions cognitives (penser, comprendre, parler, se remémorer…) ne sont pas des activités purement abstraites et symboliques traitées dans des aires cérébrales isolées. Elles seraient, au contraire, profondément enracinées dans notre corps et nos interactions physiques avec le monde. « Si je vous dis le mot écrire, vous allez penser au papier, au stylo, au geste de la main associé. Et ce sont ces expériences sensorielles et motrices qui donnent du sens au mot », explique Véronique Boulenger. Ainsi, lire le verbe « saisir » (comme vous le faites à l’instant) active les mêmes régions motrices du cerveau que vous solliciteriez si vous aviez à réellement saisir quelque chose. Le même phénomène se produit avec des mots à forte charge sensorielle : « vous lisez le mot lavande, et les régions du cerveau liées à l’odorat, entre autres, s’activent », poursuit-elle.

D’un point de vue évolutif, ces observations pourraient s’expliquer par le fait que le langage, développement relativement récent chez les humains, se serait construit autour d’un échafaudage cérébral en place pour d’autres activités motrices utiles à l’espèce. « Avec mes collègues Alice Roy, du laboratoire Dynamique du langage et Claudio Brozzoli du Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL), nous avons montré que les mêmes régions sous-corticales sont activées pour l’utilisation d’outils et pour le traitement syntaxique complexe. » Leur équipe a montré qu’entraîner une compétence de manipulation d’outil (placer des pions métalliques dans des trous à l’aide d’une pince) permet d’améliorer la compréhension de phrases à la syntaxe complexe (comme « l’inspecteur que l’enseignante attend réclame le silence »). « Et ça fonctionne dans les deux sens : travailler la compréhension de phrases complexes améliore également la manipulation de l’outil » précise la chercheuse.

Si les liens entre le développement langagier et le développement moteur ont été bien étudiés chez l’enfant, dans le cadre de l’acquisition de la langue maternelle, ces liens restent encore peu explorés dans le cadre de l’apprentissage d’une langue étrangère chez l’adulte. Et c’est justement ce que compte étudier Véronique Boulenger et son équipe.

Des gestes pour ancrer le sens des mots

L’expérience décrite plus haut est le premier axe étudié dans ce projet de recherche. Et il s’appuie sur un protocole rigoureux. Des adultes francophones, non bilingues – les apprenants – doivent mémoriser 64 verbes d’action en grec au cours de trois sessions d’apprentissage, la même semaine. Certains mots sont accompagnés d’un geste « iconique » de la langue des signes française, c’est-à-dire un geste qui mime le sens du mot : manipuler un balai invisible pour « balayer », tirer sur les poils de la main pour « épiler », taper dans les mains pour « applaudir ». D’autres sont associés à un geste non iconique (abstrait) : pointer vers le bas pour « caresser », se toucher le menton pour « conduire », plier l’index pour « essuyer ». Certains mots ne sont associés à aucun geste. Chaque mot est présenté 4 fois par session. À la fin de chaque session, des tests sont réalisés pour évaluer le degré d’apprentissage de chaque mot.

« On s’attendait à un avantage du geste iconique. En effet, il y a une correspondance entre le geste manuel et le sens du verbe, ce qui devrait faciliter l’apprentissage », explique la chercheuse. Et les premiers résultats vont dans ce sens : les participants retiennent mieux les mots lorsqu’ils sont couplés à un geste iconique. « Associer un geste non iconique à un mot, en revanche, perturbe l’apprentissage », précise-t-elle. Un geste qui n’a aucun lien avec le sens semble donc brouiller la mémorisation et donne de moins bons résultats que lorsque l’apprentissage se fait sans geste du tout.

Mieux percevoir grâce aux mains ?

Mais le projet ne s’arrête pas aux mots. Un second axe de recherche vise à explorer un autre défi bien connu des apprenants : l’acquisition des phonèmes. Ces sons, espèces de « briques élémentaires » du langage, sont parfois inexistants dans la langue maternelle. Ils sont ainsi difficiles à reproduire et même parfois à percevoir, ce qui peut mener à des situations cocasses en voyage à l’étranger ! Mais comment traduire un phonème en geste ? L’astuce, ici, revient à illustrer la manière dont ces sons sont produits par la bouche. « Il y a des consonnes, comme les rétroflexes, qui n’existent pas en français. Pour les produire, il faut retourner la pointe de la langue vers le palais. Si on accompagne ce son d’un geste de l’index qui mime ce mouvement, on pense que cela peut aider à mieux le produire et, in fine, à mieux le percevoir », explique Véronique Boulenger en traçant le chemin de la langue avec son doigt.


Dans l'expérience qui est en cours de préparation, menée avec ses collègues Alice Roy et Claudio Brozzoli, chercheurs en neurosciences cognitives, ainsi que Mélanie Canault et Jennifer Krzonowski, linguistes, les apprenants francophones sont exposés à des sons arabes qui n’existent pas en français (comme le /q/), difficiles à distinguer de leurs « équivalents » français (comme le /k/ dans café, question, ndlr) pour une oreille non entraînée. Ces deux phonèmes sont en effet très proches, ne se distinguant que par le positionnement de la langue vers la luette ou sur le palais lors de leur production. Avant l’apprentissage, le cerveau des apprenants ne devrait pas réagir à l’alternance de ces sons dans une séquence du type /ka/ /ka/ /ka/ /qa/ /ka/ /ka/ /qa/. Les scientifiques vont mesurer cette capacité à discerner les deux sons en utilisant l’électroencéphalographie (EEG), une méthode d’exploration cérébrale qui mesure l’activité électrique du cerveau grâce à des électrodes placées sur le cuir chevelu. Après plusieurs séances d’apprentissage, les chercheurs espèrent voir émerger un signal bien connu sur les tracés des EEG : une onde appelée MMN (mismatch negativity), qui trahit le moment où le cerveau détecte une irrégularité dans une séquence auditive.

L’équipe s’attend surtout à ce que cette MMN soit plus ample chez les participants qui ont appris les sons en les associant à un geste manuel illustrant leur articulation. Cet avantage du geste manuel devrait également se traduire dans les performances des apprenants pour décider si /qa/ et /ka/ sont différents, et pour produire /qa/, qui devrait présenter une signature acoustique plus proche de celle d’un arabophone natif que si le phonème a été appris sans geste. Une manière d’ancrer physiquement, et peut-être plus durablement, des sons nouveaux.

Des outils pour les classes de demain ?

En plus de mieux comprendre les liens unissant le langage et la motricité chez les humains, les travaux de l’équipe du laboratoire Dynamique du langage de Lyon laissent présager de nombreuses pistes d’application : création de supports pédagogiques mieux adaptés, outils pour les troubles du langage, nouvelles méthodes pour les apprenants adultes. Intégrer le corps dans les méthodes d’apprentissage, c’est peut-être aussi réconcilier l’abstraction du langage avec l’aspect plus concret de nos expériences. « Je pense qu’en mettant le corps en action, on permet d’ancrer plus profondément les représentations linguistiques. Et c’est peut-être cela, le secret d’un apprentissage plus durable », conclut Véronique Boulenger.
 

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR- AnchorFL-AAPG19. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 18/19 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 18/19).