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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches bénéficient du label « Science avec et pour la société » du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
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Vers une appréciation globale du droit de la famille dans les pays avec une pluralité de statuts personnels
08.04.2024, par Grégory Fléchet

Dans plusieurs dizaines de pays en Asie et en Afrique, la vie des citoyens continue d’être régie par des lois qui s'appliquent en fonction de leur religion. Le projet Elips propose un tour d’horizon à la fois détaillé et actualisé de ces systèmes juridiques à géométrie variable en questionnant les enjeux liés à leur transformation.

Si l’article premier de la déclaration universelle des droits de l’homme affirme que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », ce précepte est loin d'être unanimement interprété à l’échelle planétaire. Aujourd'hui encore, des centaines de millions d’hommes et de femmes sont soumis à des statuts juridiques personnels – c’est-à-dire s’appliquant aux relations familiales – qui dépendent de la communauté religieuse à laquelle ils appartiennent. Dans trente-et-un pays situés en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, l’État s’appuie en effet sur un éventail de lois destinées à gérer le statut de leurs citoyens et les litiges avec d’autres membres de la communauté en vertu de « statuts personnels » selon leurs croyances respectives. « Au sein de ces pays, les règles concernant le mariage, le divorce, la filiation et les droits successoraux sont appliquées diversement selon que vous êtes chrétien, musulman, juif ou hindou », rappelle Jean-Louis Halpérin, historien du droit au Centre de Théorie et Analyse du Droit (CTAD)1 et coordinateur du projet Elips (Equality and Law in Personal Status)2. Ce programme de recherche initié en décembre 2020 vise à établir un panorama à la fois étayé, actualité et aussi exhaustif que possible des modalités d'application du droit des personnes dans l'ensemble des pays qui l'appliquent en prenant en considération la religion de leurs ressortissants. Quatre années durant, un vaste travail de recueil d'informations et de témoignages combiné notamment à l’étude de textes juridiques sur le droit des familles a été entrepris par l'équipe constituée de trois chercheurs seniors et de trois chercheurs post-doctorants.

Cour constitutionnelle © Ayang Utriza AkinCour constitutionnelle d’Indonésie à Jakarta © Ayang Utriza Akin

Une approche transdisciplinaire et comparative

Depuis quelques années, les sociétés multi-religieuses sont confrontées à de nouveaux enjeux sociétaux tels que la définition de la citoyenneté, la construction d’un état civil, la prise en compte des droits des minorités ou de la liberté religieuse. En Inde, le débat sur l'adoption d'un code civil uniforme prévoyant une même loi applicable à toutes les communautés religieuses est ainsi récurrent et plus que jamais d'actualité à l’approche des élections législatives qui se dérouleront en avril prochain. Au Liban, où le mariage civil reste interdit, à moins qu’il ne soit contracté dans un autre pays, plusieurs dizaines de milliers de jeunes couples se marient civilement à l’étranger chaque année.
Afin de cerner les défis qui attendent les pays multiconfessionnels ne disposant pas de code uniforme s’appliquant de la même manière à tous leurs citoyens, le projet Elips s’est efforcé de documenter au cas par cas ces situations. « Les travaux en la matière étant à la fois très parcellaires et anciens, il était nécessaire de les mettre à jour en compilant des informations actualisées sur un maximum de pays3, explique Jean-Louis Halpérin. L’originalité de notre approche réside non seulement dans sa dimension transdisciplinaire et comparative mais aussi dans le fait que nous avons abordé des problématiques juridiques qui avaient toujours été étudiées séparément. » L’équipe s’est ainsi penchée sur l'analyse de la jurisprudence des juridictions à la fois inférieures, à l’image des tribunaux qui jugent pour la première fois les litiges entre personnes privées, et supérieures, à savoir celles chargées d'examiner les recours formés contre les premiers juges ayant traité une affaire. Autant d’aspects très peu documentés simultanément par les précédents travaux sur le statut personnel dans les pays multiconfessionnels. « Jusqu’à présent, la littérature juridique s’est surtout focalisée sur les conflits de lois en droit international privé tout en négligeant la question du pluralisme juridique interne », précise le chercheur au CTAD.

Pacifier le débat autour des statuts personnels

Sur la base d’entretiens et de questionnaires adressés aux parties prenantes, les chercheurs ont par ailleurs recueilli le point de vue de juristes, d’avocats, de juges, de représentants religieux ainsi que d'organisations non-gouvernementales et d'associations féministes. Objectif de ces enquêtes anthropologiques : saisir les enjeux actuels de la confrontation entre la pluralité des droits du statut personnel et le principe d'égalité. Six pays (Inde, Indonésie, Liban, Cameroun, Égypte, Tanzanie) dans lesquels des possibilités de réforme de leur système juridique sont envisagés à plus ou moins brève échéance ont également fait l’objet d'investigations spécifiques. Parmi ce panel resserré, l’Inde, l’Indonésie et le Liban ont été le théâtre d’enquêtes de terrain encore plus poussées de la part des trois chercheurs post-doctorants4 du projet Elips.
L’importante masse de données et de témoignages collectés par les six membres du programme et les dizaines de contributeurs extérieurs seront publiés d’ici la fin de l’année dans un imposant manuel juridique de plus de 1500 pages. Chacun des trente-et-un pays inclus dans l’analyse y fera l’objet d’un chapitre offrant un tableau détaillé sur la pluralité des lois en vigueur ayant trait au statut personnel. La manière dont les normes constitutionnelles et internationales relevant du principe d'égalité sont appliquées dans chacun de ces États par les juridictions locales y sera également détaillée. Chaque présentation individuelle rappellera en outre le contexte historique dans lequel s’est construite l’organisation du droit du statut personnel dans les différents pays étudiés, sans oublier les débats politiques et sociaux engendrés autour de cette législation et les conflits susceptibles d’en découler. « Au-delà de la mission d’information et de nécessaire mise à jour des données sur le droit personnel et les variétés de statuts dont font l’objet les minorités des pays concernés, notre ouvrage vise à apporter des faits objectifs de manière à pacifier le débat autour de ces questions », conclut Jean-Louis Halpérin.

Notes
  • 1. Unité ENS-PSL/CNRS/Université Paris Nanterre
  • 2. Ces recherches et cet article ont été financés en tout ou partie par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR-ELIPS-AAPG20. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle. La juriste Nathalie Bernard-Maugiron, directrice de recherche IRD au Centre population et développement (Ceped, IRD/Université de Paris) et le spécialiste du droit des pays musulmans Baudouin Dupret, directeur de recherche CNRS au sein de l’unité Les Afriques dans le monde (LAM, CNRS/Sciences Po Bordeaux/Université Bordeaux/ Université Bordeaux Montaigne/IRD) sont également à l'initiative de ce projet ANR.
  • 3. À l'exception des nations en guerre comme l'Afghanistan, la Syrie ou le Soudan du Sud, où l’accès aux institutions judiciaires s’est avéré très compliqué voire impossible, tous les pays concernés ont été inclus dans l'étude.
  • 4. Les enquêtes de terrain ont été menées en Inde par Radhika Kanchanaa, chercheuse postodoctorante en sciences politiques au CTAD, en Indonésie par Ayang Utriza Yakin, postodoctorant spécialiste de l’islam à Sciences Po Bordeaux et au Liban par Zohra Aziadé Zemirli, postoctorante en droit des pays arabes au Ceped.

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du journal CNRS