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Le contexte d’augmentation du nombre d’échouages de mammifères marins sur le littoral atlantique français, les incidents résultant d’interactions au large ou sur l’estran, la présence d’individus ou de colonies semblant déborder des « frontières naturelles » spécistes produisent des conflits d’interprétation entre scientifiques, professionnels de la pêche et communautés littorales. En toile de fond, la question du charisme animal, des enjeux de ré-ensauvagement et de conflits d’usage. Si les conditions de travail quotidiennes à la pêche restent peu remises en question, l’impact écologique de certains engins et techniques nourrit une controverse importante. En parallèle, une attention médiatique croissante pour les comportements de ces animaux, en particulier les grands cétacés les plus charismatiques, nourrit un intérêt naturaliste du grand public.
Des correspondants du RNE s’approchent d’une baleine échouée vivante, à Douarnenez, en 2022 (extrait du Feu de la baleine, de J. Brugidou et F. Clouette - Image : Fabien Clouette)
Côtoyer la mort des animaux
Pour beaucoup de scientifiques, être sur le terrain de ces interactions, c’est d’abord être au contact de la mort des animaux. Sur le terrain des échouages, le groupe se répartit d’ailleurs entre « mains propres », qui coordonnent, et « mains sales », qui découpent. C’est peut-être là un des aspects qui relient les axes de recherche des ethnographies marines de Fabien Clouette auprès des pêcheurs comme des scientifiques, celui du « sale » boulot qui entoure la mort animale. La violence du « sale boulot » frappe au contact du quotidien de marin-pêcheur qui, pour nourrir la société, se retrouve nécessairement à tuer de manière répétitive des poissons à des rythmes plus ou moins industriels.
« Sale boulot » considéré non seulement sur le plan de la mission difficile, de la tâche à remplir pour le reste de la société, qui use et qui blesse, mais aussi comme la répétition de tâches qui salissent, du contact avec les matières de la mort animale. Être recouvert de sang et de tripes, partager un quotidien d’abattoir, minuscule et flottant, balloté dans la houle et isolé du reste de la société… Ce qui sidère lors des premiers embarquements, en dehors des rythmes éprouvants et de la dangerosité du travail, ce sont aussi les volumes d’animaux, les tonnes de roussettes agonisantes ou de sarzotins (« sanglier des mers »), des poches énormes dénuées d’intérêt économique et donc rejetées à l’eau dans une hiérarchie du vivant économiquement rationalisée.
Une partie de cette violence de pont est naturalisée par la profession. Ethnographier la crise de transmission, c’est cependant montrer que les parcours de jeunes pêcheurs se construisent aujourd’hui contre ces expériences limites devenues banales. C’est aussi mettre en perspective l’ouvriérisation qui guette certains modèles encore hégémoniques de la pêche, et, en opposition, la quête de liberté des jeunes qui s’engagent dans la profession, quête qui se fait « pour aller là où les autres ne vont pas », comme le résumait un jeune marin sur le terrain. Elle s’incarne par le plaisir d’un quotidien toujours surprenant, marqué par les apparitions étonnantes des butins de chalut, aux allures de bestiaire de l’anthropocène — morceaux d’avions, épaves, cargaisons d’objets manufacturés tombés de conteneurs — ou de monstres mythiques marins — kraken, congres benthiques, carcasses d’orques, chants de dauphins de l’autre côté de la paroi des couchettes…
Du corps monumental échoué, il faut extraire de petits échantillons, conditionnés et envoyés pour analyse par les « mains propres », baie d’Audierne, en 2022 (extrait du Feu de la baleine, de J. Brugidou et F. Clouette - Chef opérateur : Nedjma Berder)
Auprès des scientifiques, ce contact avec la mort animale est autrement partagé, qu’ils soient correspondants de réseaux de sciences participatives ou chercheurs en biologie marine. Le terrain de Fabien Clouette le fait cheminer avec des universitaires et avec des naturalistes amateurs du Réseau National Échouage (RNE). Le sociologue anthropologue y partage les journées de recueil de dizaines de mammifères marins morts « brassés » de nécropsie en nécropsie1 le long de la côte atlantique. C’est un autre « sale boulot », tout aussi invisible du grand public, même si bien différent du point de vue des conditions, statuts, réseaux. Peu d’humains se retrouvent un jour autour du surprenant et tragique spectacle d’une baleine échouée, avec la responsabilité d’en faire disparaître la carcasse en quelques heures. Sous la menace de la marée, la récolte d’échantillons pour analyse s’accompagne d’impératifs sanitaires, puisqu’il faut effacer tout risque de zoonose. Les gestes et les choix autour d’une telle opération posent de multiples questions sur l’intervention humaine, et sur la manière que nous avons de gérer le sauvage en le tenant à distance, en l’effaçant quand il apparaît aussi spectaculaire et morbide.
Ces questions anthropologiques sont partagées par les biologistes « en première ligne » de l’anthropo(s)cène. D’autant qu’un agent qui un jour aiguise un couteau autour d’une carcasse se retrouve confronté les autres jours aux bases de données accumulées depuis des décennies, afin de modéliser les chutes démographiques de certaines espèces. L’ethnographie ouvre alors un horizon politique de l’enquête, discutant les manières de produire une science militante, a fortiori à une époque où les légitimités des méthodes et des discours scientifiques sont remis en question par les autres acteurs du terrain. Elle interroge également sur l’éco-anxiété singulière induite par ce « sale boulot » que représente le front de recherche controversé des études sur les mammifères marins.
Accès et légitimité : contours flous de rencontres sur l’estran
Mener ethnographiquement une enquête sur des terrains maritimes confronte à la diversité des profils de gens de mer. Pour l’anthropologue, l’objet le plus saisissant n’est pas la manière qu’ont ces différents profils de cohabiter sur le terrain anthropisé et imprévisible qu’est l’océan, mais plutôt la concentration de contradictions intimes profondes en chacun de ces profils variés. L’océan produit des récits de vie « atypiques », un terme qui revient souvent sur le terrain, puisque ceux qui sont pêcheurs, soigneurs, naturalistes amateurs, agents de parc marin, scientifiques universitaires, cumulent régulièrement ces expériences et statuts parfois contradictoires au fil de leur vie. Entre attachement intime aux espèces sur lesquelles ils et elles travaillent et impératif de détachement scientifique, ces hommes et ces femmes doivent composer lors de rencontres qui les bousculent, dans un cadre professionnel propice au débordement.
L’équipe du PNMI et de Sea Shepherd tentent d’effaroucher un rorqual désorienté, baie de Douarnenez, 2022 (extrait du Feu de la baleine, de J. Brugidou et F. Clouette - Chef opérateur : Nedjma Berder)
La mer est un terrain sur lequel le diplôme est moins valorisé que l’expérience, particulièrement à la pêche, où les gestes sont censés s’apprendre dans la houle plus que dans des salles de cours. C’est là l’une des causes de la naturalisation des mauvaises conditions de travail des marins-pêcheurs, car plus qu’un patron, ce serait « la mer qui commande ». Il n’est pas étonnant donc que le milieu professionnel soit méfiant vis-à-vis des expertises scientifiques, et partie prenante de controverses, parmi lesquelles la gestion des captures de cétacés — accidentelles ou systématiques selon le point de vue. Plus surprenant en revanche, le savoir et la légitimité scientifique sont depuis peu remises en question par le milieu militant environnementaliste, avec un impact fort sur la société via la caisse de résonnance des réseaux sociaux. Surprenant, car les chiffres et résultats scientifiques ont jusqu’alors nourri les luttes et fourni les arguments à la judiciarisation qui les accompagne.
L’exemple le plus marquant est celui des « 5 000 à 10 000 dauphins » capturés chaque année accidentellement par des fileyeurs du Golfe de Gascogne et portés devant le tribunal correctionnel de Paris dans une action de l’ONG Sea Shepherd gagnée contre l’État français en 2020. Ce chiffre marquant était fourni par les estimations de l’Observatoire pour la conservation de la mégafaune marine (PELAGIS)2 de La Rochelle, spécialiste de la question et coordinateur du RNE, plus ancien réseau de sciences participatives de France. Pourtant, en 2022 et 2023, alors que plusieurs opérations sont menées sur le littoral français pour « sauver » des animaux en détresse, l’ONG Sea Shepherd dénonce un « monopole sur le vivant » détenu par les scientifiques de cette même unité. Le grand public, ému par la mort médiatisée de plusieurs animaux en quelques mois, reprend l’argument avec virulence envers les scientifiques du CNRS, qualifiés non seulement d’« inutiles », « incapables », « sur-payés » sur les réseaux sociaux, mais aussi de « bouchers ».
Les scientifiques vivent très mal cette dernière critique qui leur prêterait un « appétit de boucher pour la dissection » à l’origine d’un « réflexe d’euthanasie », préférant la mort d’un animal lors de son échouage à son renflouement vivant. Parce que leur réponse devant l’errance d’un animal sauvage préconise le minimum d’intervention, les scientifiques sont présentés comme étant sans réponse, et donc en partie responsables. Cette critique de la déontologique prudence scientifique dénote, aux yeux des chercheurs, l’expression d’un rapport simpliste de notre société au sauvage, et notamment lorsqu’il s’agit de confrontation à la mort de la faune sauvage et à ses multiples raisons. Ceux qui se sont engagés dans la carrière scientifique par passion pour les mammifères marins, et qui développent des protocoles (que certains leur reprochent d’être trop) engagés pour la conservation de ces animaux, voient dans la posture médiatique interventionniste un autre monopole, celui des affects.
Le tri à bord d’un chalutier hauturier – Image Fabien Clouette, 2016
Le brouillage institutionnel entretient l’indignation du grand public, qui peine parfois à différencier un réseau de sciences participatives d’une ONG, un ordre préfectoral d’un protocole scientifique, ou qui rencontre des difficultés à comprendre les différentes missions d’une agence d’état, d’une association environnementaliste, d’une unité d’appui et de recherche – autant d’acteurs qui n’ont ni les mêmes manières de communiquer, ni les mêmes moyens économiques. L’étude des comportements des cétacés est coûteuse car elle nécessite d’embarquer pour suivre des animaux dont l’existence est la plupart du temps invisible aux humains. Elle représente donc un front politique où les initiatives privées tantôt collaborent, tantôt se substituent aux orientations de recherche académique, pour répondre à d’autres intérêts. Aux consignes non-interventionnistes des scientifiques, visant dans la mesure du possible à « laisser faire la nature », répondent les désirs d’action choc et symbolique de militants. Autour des échouages vivants et des opérations de « sauvetage » d’animaux sauvages marins, la question de l’accès au terrain d’intervention, et plus largement la légitimité du savoir naturaliste, est alors redistribuée.
Le tri à bord d’un chalutier hauturier – Image Fabien Clouette, 2016
Terrains liminaux
On observe une tendance croissante à l’individualisation des animaux sauvages, laquelle pousse nos sociétés à se saisir des problématiques environnementales avec une perspective morale, celle de la cause animale, et à abandonner l’impératif scientifique qui vise la survie d’une espèce plutôt que d’un seul individu. Les deux perspectives peuvent autant s’accorder que s’opposer en fonction du contexte. Un animal en bonne santé piégé par la marée survivra après un renflouement rapide sans problème, d’où la préconisation de Pelagis de remettre à l’eau au plus vite les animaux échoués qui paraissent en bonne santé. L’observatoire émet plus de réserves quant aux cas d’animaux échoués malades ou mourants, a fortioriceux dont l’espèce n’est pas menacée et qui auront de très grandes chances de se ré-échouer morts dans les jours suivants l’opération de « sauvetage ».
Qui est alors capable de juger si l’animal est en bonne santé ? Voilà le front de friction, ouvrant un champ de réflexion inédit, car laisser l’animal agoniser pendant des heures est insupportable — « inhumain » — pour notre société, mais l’obstination des humains à remettre à l’eau ces animaux est aussi considérée par certains comme une forme de maltraitance, en plus d’être sans impact sur la conservation de l’espèce. Les deux perspectives, attachées aux populations ou aux individus, sont en tout cas en concurrence de moyens et de relais médiatiques et politiques, malgré un attachement partagé de l’ensemble des acteurs pour ces animaux, avec un objectif identique : la préservation de la faune marine dans sa diversité.
Le tri à bord d’un chalutier hauturier – Image Fabien Clouette, 2016
Le travail ethnographique de Fabien Clouette se concentre autour de moments que l’on pourrait qualifier de rencontres. Ces rencontres ont lieu sur l’estran, terrain liminal qui n’est pas encore la mer, mais qui n’est plus la terre. C’est un espace de passage, un terrain d’écologie mouvante où les humains improvisent des contacts, des protocoles, des gestes. L’anthropologue, sur tous les terrains, est un « passager », si l’on tente une définition en écho d’un statut que le chercheur a souvent endossé sur ses terrains maritimes : l’astuce pour accéder sans diplôme technique au pont d’un navire de pêche consiste à enchaîner les « marées tests », des embarquements qui permettent d’essayer le métier et le mode de vie amariné avant de se lancer dans une formation. Aux Affaires maritimes3, le statut s’appelle communément « Passager ». Or ce terme résonne avec la pratique anthropologique, où l’on est toujours à la fois de passage et dans le passage.
’anthropologue n’est jamais là où il faut ; c’est cependant toujours là qu’il doit être pour trouver quelque chose, pour se faire embarquer, pour modifier la perception qu’il a d’un phénomène, et ce malgré sa proximité avec certains enquêtés dont il partage ou ne partage pas la passion, l’indignation, le statut académique ou les contradictions. Une main propre et l’autre sale, il s’agit d’être traversé ou heurté par le terrain, pour le questionner et le transformer ensuite en récit que l’on aspire à passer d’un monde à l’autre.
Fabien Clouette est actuellement post-doctorant Labex SMS et membre du Laboratoire des sciences sociales du politique (Sciences Po Toulouse).
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