Donner du sens à la science

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Des anthropologues proposent un autre regard sur les sociétés contemporaines. Pour en savoir plus, lire l’éditorial du blog.

Les auteurs du blog

Armelle Leclerc, responsable de la communication de l'INSHS du CNRS, et Jérôme Courduriès, anthropologue au LISST

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Pouvoir de la vie et fragilité des vies humaines
11.12.2024, par Perig Pitrou
Mis à jour le 11.12.2024

Après des enquêtes ethnographiques parmi les populations amérindiennes du Mexique, Perig Pitrou, directeur de recherche au CNRS à la Maison Française d’Oxford1 et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale2, développe un projet d’anthropologie de la vie, présenté dans Ce que les humains font avec la vie, son dernier ouvrage paru aux Presses universitaires de France. Lors de leurs interactions avec les êtres vivants, les humains envisagent la vie comme un pouvoir qui produit des effets — croissance, reproduction, vieillissement, mort — sur les corps. Dans une perspective comparatiste, les enquêtes ethnographiques aident à mieux comprendre comment les sociétés s’organisent autour d’une telle emprise et de la fragilité des vies humaines qui en dépend.

De toutes parts, dans les arts, la littérature ou la philosophie, s’exprime la volonté de mieux coexister avec des êtres vivants non humains. Ce changement de sensibilité est associé à un constat rationnel concernant la dégradation des équilibres écologiques sur notre planète, souvent désignée par la notion d’Anthropocène. En anthropologie, cette modification des relations à l’environnement se traduit par le développement d’approches attentives à la dimension écologique de l’organisation sociale. Des auteurs comme Eduardo Kohn ou Tim Ingold en viennent même à faire de l’observation des écosystèmes écologiques, où se manifestent le « réseau de la vie » (web of life) ou les « écologies des sois » (ecologies of selves), un moyen de décrypter le fonctionnement des sociétés humaines3. Ces approches tendent à dissoudre l’objet de l’anthropologie dans une approche globale, une sorte d’écologie générale où les dynamiques naturelles influenceraient les sociétés.

Satoyama forest, Kyoto Prefecture © Anna TsingL’exploration des forêts comme mode d’enquête (ici, forêt Satoyama en décembre, Kyoto), in The Mushroom at the end of the World. Photo Anna Tsing, avec son aimable autorisation.

Anna Tsing incite quant à elle à explorer les « socialités plus-qu’humaines » (more-than-human socialities), expliquant dans certains passages de son livre Le champignon de la fin du monde comment la description de la coopération dans les systèmes naturels pourrait servir de modèle pour mieux comprendre les sociétés humaines4. L’histoire naturelle et l’écologie sont présentées comme des disciplines clés pour étudier l’organisation sociale à travers la meilleure connaissance des forêts. À d’autres moments de son livre, s’appuyant sur une ethnographie multisituée réalisée dans le cadre d’une observation participante, l’autrice concentre toutefois l’attention sur les pratiques sociales, techniques et économiques encadrant les interactions avec les champignons matsutake. Autour des thématiques écologiques, l’anthropologie semble donc être à la croisée des chemins. Le renouvellement méthodologique de la discipline doit-il conduire à abandonner l’approche ethnographique au profit d’une écologie générale ? Faut-il, pour mieux intégrer les relations au vivant dans le champ d’analyse, redéfinir l’objet de l’anthropologie ? Répondre à ces interrogations est au cœur de l’anthropologie de la vie, un domaine qui s’intéresse à la manière dont les sociétés humaines organisent la vie en société

Partout dans le monde, les humains observent, dans leurs corps ainsi que chez les animaux et les végétaux qui les entourent, des phénomènes tels que la croissance, la reproduction, le vieillissement et la mort. Ils développent des explications et des techniques pour mieux comprendre les causes de ces phénomènes et adoptent des pratiques collectives visant à mieux interagir avec ces processus vitaux. Agriculture, élevage, interventions thérapeutiques, soin des enfants : autant d’activités où les ethnologues repèrent des traits de l’organisation sociale liés à l’interaction avec le vivant. Alors que la biologie et l’écologie concentrent leur attention sur les organismes et les écosystèmes, l’anthropologie étudie les institutions (sociales, économiques, politiques, religieuses) qui régissent les interactions avec le vivant selon des règles et des valeurs. Dans Par-delà nature et culture, Philippe Descola explique comment les règles sociales qui structurent l’existence collective selon des principes tels que l’échange, le don ou la prédation, régissent également les interactions avec les vivants non humains5. Son projet comparatiste de « grammaire des institutions » s’appuie sur la mise en évidence de cette « écologie des relations » où la description ethnographique des pratiques humaines demeure la priorité des enquêtes. De même, dans The Life of Cheese, Heather Paxson aborde la collaboration entre des producteurs de fromage, des animaux et des micro-organismes comme une « écologie de production » (ecology of production), un ensemble de relations sociotechniques qui dépendent de valeurs économiques (prix du fromage), morales (valorisation du travail artisanal) et d’un cadre légal (fixant, par exemple, le nombre de jours de pasteurisation) régissant les interactions avec le vivant6

Des fromages © Heather PaxsonLe fromage comme résultat d’interactions des humains avec le vivant, in The Life of Cheese. Photo Heather Paxson, avec son aimable autorisation.

Une autre raison incite à envisager la vie sous l’angle social et politique et non seulement comme un phénomène écologique. Les techniques de domestication accroissent considérablement la capacité des humains à transformer les êtres vivants, en intervenant parfois au cœur des organismes, comme on le voit avec les biotechnologies contemporaines dans les domaines de la procréation médicalement assistée ou des thérapies géniques. Mais, tout en faisant l’expérience de l’extension de leur pouvoir sur le vivant, les humains savent que ces pratiques dépendent elles-mêmes d’un pouvoir, le pouvoir de la vie, qu’ils ne contrôlent jamais totalement. Les semailles risquent toujours de ne pas pousser, les animaux de ne pas se reproduire, les interventions médicales peuvent échouer et, en fin de compte, aucun humain ne peut échapper à la mort, ultime processus associé au fait d’être vivant. Deux conséquences en découlent, chacune délimitant des ordres de faits à étudier pour mieux appréhender la vie en société.

Tout d’abord, en tant que pouvoir, la vie gagne à être envisagée comme un phénomène politique, comme le fait Marshall Sahlins dans On Kings, l’ouvrage qu’il coécrit avec David Graeber7. Toutes les sociétés, explique-t-il, attribuent à des « métapersonnes » (dieux, ancêtres, maîtres des animaux, puissances de la nature) des « pouvoirs étendus sur la vie et la mort humaines ». Dans le cadre d’une « politique cosmique », ces êtres exercent leur emprise sur l’organisation sociale ; même dans les sociétés apparemment égalitaires, il existe une hiérarchie concernant l’exercice du pouvoir de vie et de mort. En complément des interactions avec les vivants, les enquêtes ethnographiques documentent la pluralité des manières de socialiser les pouvoirs de la vie, en particulier dans les pratiques rituelles. Par exemple, Le Chemin et le Champ, explique comment les membres d’un groupe améridien, les Mixe, réalisent des sacrifices de volailles pour solliciter l’aide d’une entité appelée « Celui qui fait vivre »dans des contextes agricoles ou thérapeuthiques8

Sacrifices de volaille au sommet d’une montagne, dans l’État d’Oaxaca au Mexique, Perig Pitrou, Le chemin et le champ.Sacrifices de volaille au sommet d’une montagne, dans l’État d’Oaxaca au Mexique, in Le chemin et le champ. Photo Perig Pitrou

Avec le développement des biotechnologies contemporaines, les humains nourrissent l’espoir de prendre la place des métapersonnes et d’exercer eux-mêmes le pouvoir sur la vie. Dans les années 1990, l’enquête de Stefan Helmreich sur les programmeurs informatiques aux États-Unis, cherchant à créer une « vie artificielle », manifeste ce désir d’intervenir comme des « mini-dieux »9. Jusqu’à nouvel ordre, les humains demeurent pourtant incapables de fabriquer du vivant à partir d’éléments non vivants : la « nature » continue à désigner un vaste domaine où ils sont loin de posséder les pleins pouvoirs — même si leurs capacités de destruction sont immenses. La valorisation de la figure de Gaïa, qui décrit notre planète comme une entité vivante, par exemple chez Bruno Latour, indique à ce propos comment la tendance à personnifier les pouvoirs de la vie n’a pas complètement disparu10.

Par ailleurs, l’exploration de la configuration de pouvoir générée par la vie conduit à reconnaître le rôle fondamental de la vulnérabilité des vies humaines. L’œuvre de Veena Das, en particulier La Vie et les Mots, démontre la fragilité des « formes de vie », où coexistent des individus au sein des collectifs11. Outre les événements les plus dramatiques (guerre, meurtre, viol, catastrophe), cette vulnérabilité se manifeste dans le cours normal des existences, où la maladie, la vieillesse et, finalement, la mort constituent des expériences indissociablement subjectives et sociales que les enquêtes sur l’ordinaire apprennent à décrire. L’enjeu n’est pas seulement de reconnaître la souffrance des humains — même si beaucoup de travaux continuent à la laisser dans l’ombre —, mais de réfléchir aux projets sociopolitiques qui permettent, de manière plus positive, d’y apporter des réponses. À l’instar des travaux philosophiques de Joan Tronto ou Carol Gilligan, des autrices comme Annemarie Mol ou Joanna Overing montrent comment les anthropologues étudient les « politiques du care », c’est-à-dire les moyens collectifs mis en place pour répondre à la vulnérabilité des existences12. Dans le même ordre d’idée, l’anthropologie de la biopolitique, développée par Didier Fassin, par exemple dans La Vie. Mode d’emploi critique, invite à mener une réflexion critique sur l’inégalité des vies humaines, afin de mettre en lumière, dans les décisions politiques, les déterminants qui expliquent des écarts, souvent révoltants, dans les conditions de vie, y compris au sein des mêmes sociétés13

Couverture de «Ce que les humains font avec la vie», livre de Perig Pitrou, PUF / HumensisCouverture du livre Ce que les humains font avec la vie de Perig Pitrou, PUF / Humensis

Reconnaître le rôle central des interactions avec les vivants non humains, longtemps invisibilisés par les descriptions ethnographiques, est un impératif pour l’anthropologie contemporaine. Mais un tel principe méthodologique n’est pertinent que s’il s’accompagne d’un effort pour comprendre l’organisation des sociétés humaines. Or, les sciences comme l’écologie ou la biologie se révèlent insuffisantes pour mettre en relief le rôle des métapersonnes détentrices du pouvoir de vie ou la gestion collective de la fragilité des vies humaines. Seule une anthropologie de la vie parvient à aborder, dans un cadre d’analyse intégratif, un tel ensemble de relations. Dans cette perspective, un des défis à affronter pour ce domaine en pleine effervescence est l’articulation entre une démarche comparatiste qui révèle des contrastes entre des sociétés appartenant à différentes aires culturelles et des comparaisons capables de cerner les variations des conditions de vie au sein de chaque société, voire de chaque individu au cours de son existence.

 

 

Notes
  • 1. Unité CNRS / Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères.
  • 2. Unité CNRS / Collège de France / EHESS.
  • 3. Kohn E. 2017, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l'humain, traduction de Grégory Delaplace, Zones sensibles. Ingold T. 2011, Being alive, Essays on movement, knowledge and description, Routledge.
  • 4. Lowenhaupt Tsing A. 2017, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, traduction de Philippe Pignarre, La Découverte.
  • 5. Descola P. 2005, Par-delà nature et culture, Gallimard.
  • 6. Paxson H. 2013, The life of cheese. Crafting food and value in America, University of California Press.
  • 7. Graeber D., Sahlins M. 2017, On kings, Hau Books.
  • 8. Pitrou P. 2016, Le chemin et le champ. Parcours rituel et sacrifice chez les Mixe de Oaxaca, Mexique, Société d'ethnologie.
  • 9. Helmreich S. 1998, Silicon second nature. Culturing artificial life in a digital world, University of California Press.
  • 10. Latour B. 2015, Face à Gaïa, La Découverte.
  • 11. Das V. 2023, La vie et les mots. Violence et descente dans l'ordinaire, avec une préface de Stanley Cavell, traduction d’Yves Erard, Christian Indermuhle, Emmanuelle Narjoux et Danielle Robert, Le Cerf.
  • 12. Gilligan C. 2008, Une voix différente. Pour une éthique du care, traduction d'Annick Kwiatek, revue par Vanessa Nurock, présentation par Sandra Laugier et Patricia Paperman, Flammarion. Mol A. 2008, The logic of care health and the problem of patient choice, Routledge. Overing J. 2010, In praise of the everyday: trust and the art of social living in an Amazonian community, Journal of Anthropology Museum of Ethnography, vol. 68, n°3: 293-316. Tronto J. C. 2009, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, traduit par Hervé Maury, avant-propos de Liane Mozère, La Découverte.
  • 13. Fassin D. 2018, La vie. Mode d’emploi critique, Le Seuil.