Donner du sens à la science

A propos

Des anthropologues proposent un autre regard sur les sociétés contemporaines. Pour en savoir plus, lire l’éditorial du blog.

Les auteurs du blog

Armelle Leclerc, responsable de la communication de l'INSHS du CNRS, et Jérôme Courduriès, anthropologue au LISST

A la une

Robots, Intelligence artificielle et société
11.09.2023, par Joffrey Becker
Désormais omniprésents, comment les robots transforment-ils les représentations, les relations et les sociétés humaines ? Un éclairage de l’anthropologue Joffrey Becker.

« Si je vous demandais de dessiner un robot, à quoi ressemblerait-il ? » Cette question suscita un peu de perplexité parmi les élèves du collège des Vosges à qui elle était posée. Certains commencèrent à décrire un corps humain avec une tête et des membres en forme de boîte. « Rien ne me vient, mais je suppose que c’est la forme qu’on lui donnerait », remarqua une collégienne. Cette représentation hésitante n’a rien d’étonnant. Les robots d’aujourd’hui ne ressemblent quasiment jamais à ce qu’on imagine. Ces drôles d’objets prennent des formes extrêmement variées, parfois inspirées par le corps humain, parfois par celui d’un animal, d’un insecte ou plus rarement d’une plante. D’autres ont une existence abstraite et habitent nos ordinateurs et nos smartphones, dans des applications, des plateformes ou des serveurs où ils effectuent leurs tâches à partir du programme que des humains ont conçu pour eux. Les robots sont partout mais on ne les voit quasiment jamais. Comment l’anthropologie se saisit-elle d’objets aussi divers ?

Anthropologie et robotique

Les anthropologues travaillant sur les robots se sont très tôt intéressés à leur ressemblance avec le corps humain et à la manière dont ils s’insèrent dans les relations. Reprenant par exemple les travaux du roboticien japonais Masahiro Mori sur le malaise que nous éprouvons face à des machines qui nous ressemblent, nombre de travaux anthropologiques ont adopté la démarche expérimentale des roboticiens afin de mieux comprendre ce qui caractérise l’ambiguïté des rapports que nous avons avec les robots dits « sociaux ». Cela a conduit certains d’entre eux à s’intégrer aux activités des laboratoires de robotique et d’informatique.

Quelle société sommes-nous en train de construire avec ces objets ? Titulaire d’une chaire de professeur junior à l’École nationale supérieure de l’électronique et de ses applications (ENSEA), membre de l’unité Équipes traitement de l’information et systèmes (ETIS)1 et chercheur associé à l’équipe Anthropologie de la vie du Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS)2, Joffrey Becker conduit depuis la fin des années 2000 une enquête ethnographique en étroite concertation avec des chercheurs en robotique et en informatique, mais aussi avec des utilisateurs de systèmes dits « intelligents ». Mené en Europe et aux États-Unis, son travail vise à mieux saisir les reconfigurations liées à l’introduction des machines en s’intéressant principalement à trois catégories de problèmes. La première touche au statut très particulier que ces objets occupent dans le champ de la connaissance scientifique. La deuxième renvoie aux interactions inédites que nous avons avec eux. Enfin, la troisième relève de la façon dont ils reconfigurent nos activités, en encadrant nos routines ou en nous remplaçant, notamment au travail.

La machine comme modèle

Des raisons très différentes animent les programmes de recherche qui s’inspirent de la nature (développement de nouveaux capteurs, recherches sur la motricité, mécanismes d’orientation, etc.). Toutefois bon nombre d’entre eux ont l’ambition de contribuer à la connaissance que nous avons des processus biologiques imités. Héritières des automates du XVIIIe siècle, les machines bio-inspirées sont des modèles qui permettent non seulement de mieux comprendre les processus qu’elles imitent, mais aussi de faire émerger de nouvelles hypothèses sur la vie et le vivant.

Elles contribuent ainsi à l’histoire naturelle en mettant en jeu des représentations des processus vitaux dont les anthropologues ont bien noté qu’elles procèdent d’une dramatisation de la vie impliquant des représentations culturelles tout en s’inscrivant dans une démarche bien plus large de domestication des processus vitaux3. En s’intéressant aux analogies que ces objets tissent avec ces processus, l’anthropologie contribue à l’épistémologie des pratiques de modélisation en montrant notamment ce qu’elles contiennent de représentations et d’activités humaines4.

imagePoissons artificiels de l’entreprise coréenne Airo © J. Becker, 2017

Des objets interactifs

Les machines intelligentes transforment également les relations que nous avons avec nos objets. Lorsqu’elles sont insérées dans les relations, elles se voient très souvent dotées d’une autonomie dont elles ne disposent pas nécessairement. Ces objets provoquent des tentatives d’interpréter leurs comportements. Ils sont à l’origine de croyances diverses et de débats à propos des principes qui les animent, réintroduisant un peu de magie entre les humains et leurs objets.

Si les recherches s’appuient encore beaucoup sur l’imitation du corps humain, l’émission de signaux sociaux, la modélisation des émotions ou le langage, d’autres travaux plus récents expérimentent l’interaction humain-machine en s’appuyant sur des objets abstraits (comme des formes géométriques, ou des objets du quotidien robotisés). C’est par exemple le cas des travaux conduits dans le champ des arts et du design autour des objets à comportement5, ou de ceux menés autour d’une lampe robotisée par le groupe de recherche interdisciplinaire Psyphine6.

En plus d’apporter une contribution aux débats sur l’animisme, ces recherches tendent à montrer que la forme d’une machine n’est pas aussi déterminante qu’on pourrait l’imaginer et que le sentiment de présence qui caractérise l’interaction humain-machine ne dépend pas nécessairement de l’anthropomorphisme des artefacts. D’autres voies peuvent être explorées en matière de design et d’interactions.

imageUne rencontre avec la lampe robotique du groupe Psyphine © J. Becker, 2017

Les systèmes hybrides

Au-delà des relations de face-à-face, il est également nécessaire de prêter attention à la manière dont les machines s’insèrent dans les activités. En effet, la robotique et l’informatique considèrent la vie dans ce qu’elle a de plus ordinaire. Nos routines quotidiennes sont désormais un élément clé de leurs travaux, conduisant à la conception d’objets capables d’intégrer les activités humaines à leur fonctionnement dans des secteurs allant de la santé à l’agriculture en passant par la régulation du trafic routier.

Dans le domaine agricole, ces systèmes ont, par exemple, des effets sur les pratiques domesticatoires. Ils sont désormais en mesure de prendre en charge tout ou partie du travail qui jusque-là incombait aux humains, redéfinissant les activités et leur organisation. Ces effets encouragent à s'intéresser non seulement au travail (comme le montre le film Routines, réalisé par Séverine Lagneaux et Joffrey Becker), mais aussi aux environnements écologiques dans lesquels ils s’inscrivent, aux agencements relationnels qu’ils reconfigurent et aux infrastructures dont dépend leur fonctionnement.

Un éleveur sélectionne des vaches gestantes sur son ordinateur – Photogramme extrait du film Routines  : S. Lagneaux & J. Becker, 2022

Robots et IA en société

L’anthropologie a un rôle à jouer dans l’intégration croissante de la robotique et de l’intelligence artificielle dans la société. Si, pour l’heure, le travail des anthropologues a un impact limité sur la façon dont ces objets sont conçus, l’approche qualitative de l’anthropologie s’inscrit désormais pleinement dans la démarche interdisciplinaire qui caractérise les recherches conduites sur les robots et l’IA.

Les anthropologues ont désormais bien compris que ces objets d’un nouveau genre sont traversés par des enjeux qu’il est nécessaire de mieux saisir. En témoigne notamment la conférence que le Royal Anthropological Institute a organisée en 2022 sur l’IA et le futur des sociétés humaines. Ces enjeux touchent aussi à l’organisation de la recherche et des pratiques d’innovation.

L’anthropologie bénéficie en effet de l’intégration croissante des SHS non seulement dans les laboratoires de robotique et d’informatique mais aussi chez les industriels soucieux de leur responsabilité sociale. Elle s’inscrit directement dans un dialogue avec les autres disciplines. Des conférences interdisciplinaires, comme Drôles d’objets, un nouvel art de faire, vont continuer à explorer le sujet. Des programmes et équipements prioritaires de recherche sont également mis en œuvre, qui permettront de croiser les perspectives et les méthodes autour de cet objet commun qu’est devenue la machine dite « intelligente ».

Notes
  • 1. Unité CNRS / CY Cergy Paris Université / ENSEA.
  • 2. Unité CNRS / Collège de France / EHESS.
  • 3. Pitrou P., Kamili L., Provost F. 2020, Techniques et Natures, Techniques & Culture, 73 : 20-33.
  • 4. Becker J. 2023, « Artificial lives, analogies and symbolic thought: an anthropological insight on robots and AI », Studies in History and Philosophy of Science, 99: 89-96. https://doi.org/10.1016/j.shpsa.2023.04.001
  • 5. Bianchini S., Bourganel R., Labrune J-B., Ishii H., Mahé E., Quinz E. 2014, « The misbehavior of animated object », Studio, TEI 2014 , February 16-19 2014, Munich.
  • 6. Becker J., André V., Dutech A. 2019, « QUALCOM, Une expérience sur la qualification des comportements d'une lampe robotique », Techniques & Culture, Varia. https://doi.org/10.4000/tc.10771

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS