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Natacha Dugnat-Collomb, chargée de recherche CNRS à l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie sociale (IDEAS1), est traversée de longue date par la question des origines, des commencements et des processus de la vie, de l’humain et du social.
Natacha Dugnat-Collomb a d’abord saisi cette question à partir de la toute petite enfance et de ses apprentissages au Laos. Elle s’est ensuite tournée vers les bébés et la manière dont, en Occident, ils sont fabriqués comme des sujets par les psychologies (clinique, naturaliste et expérimentale, du développement et cognitive) et par les neurosciences. Elle débute aujourd’hui une nouvelle enquête ethnographique auprès de biologistes du développement à propos de leurs expériences, observations et représentations des embryons préimplantatoires.
Force est de constater que les orientations prises par les travaux de Natacha Dugnat-Collomb par rapport à une même question très générale, qui l’ont menée sur des terrains de recherche différents, constituent des stratégies de contournement, à chaque fois circonstancielles, d’une difficulté persistante : est-il possible de construire une anthropologie des bébés ? Et si oui comment ?
Une anthropologie des bébés est-elle possible ?
Il y a un quart de siècle, l’anthropologue nord-américaine Alma Gottlieb publiait un article qui a fait date pour ses collègues intéressés à l’enfance. “Where Have All The Babies Gone? Toward an Anthropology of Infants (and Their Caretakers)”2 est à la fois un état de l’art, surtout destiné à montrer et à expliquer le faible intérêt de la discipline pour les plus petits des humains, et l’ébauche d’un programme scientifique prenant appui non seulement sur les rares travaux anthropologiques existants, mais aussi sur des recherches en psychologie centrées sur les bébés. Forte des résultats de ces travaux et de sa propre ethnographie, Alma Gottlieb soutient que les bébés — et il faut absolument entendre par là les bébés avant qu’ils ne se lancent dans le langage articulé et qu’ils ne se déplacent par leurs propres moyens — sont des acteurs sociaux doués d’intentionnalité et dotés de moyens de communication (certes, selon ses termes, largement « somatiques »). En cela, ils sont dignes d’être étudiés « pour eux-mêmes » et pas seulement à travers les soins que leur portent les adultes et les discours qu’ils tiennent à leur sujet. Car l’entourage des bébés, lui, n’a pas été négligé par une certaine littérature anthropologique, certes non majoritaire, celle en particulier qui s’est intéressée de longue date à la sphère dite domestique et, en son sein, aux femmes, mais aussi celle qui se soucie, plus récemment, de la maternité telle qu’elle est socialement constituée, représentée et telle qu’elle est politiquement encadrée et contrainte.
© Maxime Jeune
Alma Gottlieb, cependant, ne fait pas école. Peut-être parce que, justement, elle échoue (et ce n’est nullement anodin) à arracher l’anthropologie des bébés à l’anthropologie de celles et ceux qui en prennent soin. Car, et c’est là que le bât blesse, est-il en réalité possible de former une connaissance proprement « anthropologique » des bébés, abordés comme sujets, acteurs et informateurs, et à quoi ressemblerait-elle ?3 En retour, comment cette connaissance anthropologique des bébés pourrait-elle informer l’anthropologie générale et, au-delà, la science, sur les mondes humains sociaux et culturels qui en sont l’objet traditionnel ?
De l’ethnographie villageoise de la petite enfance à l’enquête sur les bébés
L’enquête laotienne conduite au long cours par Natacha Dugnat-Collomb sur les apprentissages sociaux, corporels et techniques de la petite enfance (0-5 ans)4 avait été menée à partir d’une observation minutieuse, en partie soutenue par l’usage de l’appareil photo et de la caméra, de la vie quotidienne des enfants non scolarisés en milieu rural. Elle avait permis de formuler l’idéologie locale concernant les savoirs et leur transmission/acquisition et de décrire finement des processus d’apprentissage. Elle avait notamment révélé que les savoir-faire sexués sont conçus comme relevant d’une maturation « naturelle » des hommes et des femmes, se passant par principe de tout apprentissage : les jeunes enfants, pourtant aussi engagés qu’habiles, sont réputés seulement « jouer à apprendre ». En revanche, quoique non exclus de l’enquête, les bébés portés n’avaient pas été aussi systématiquement observés que leurs jeunes aînés déjà mobiles ni leurs comportements fait l’objet d’analyses propres aussi poussées, au-delà de la description de leur incorporation d’un schéma corporel par les soins de toilette.
Pourtant, Natacha Dugnat-Collomb est convaincue par expérience, mais aussi confortée par les connaissances produites par des disciplines qui abordent sans inquiétude l’intériorité mystérieuse des bébés, que ceux-ci sont des êtres immédiatement sociaux et socialement engagés. Elle cherche alors des pistes, en particulier méthodologiques, du côté des diverses sciences du psychisme, parfois appelé cerveau, qui semblent, elles, s’intéresser de plus en plus au bébé. Ces scientifiques en effet dessinent l’image d’un être non seulement sensoriellement équipé, mais aussi compétent émotionnellement, socialement et cognitivement dès la vie in utero.
Dès lors, deux pistes complexes à articuler, mais non exclusives, s’offrent à elle.
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Pour des sciences interdisciplinaires des bébés
Une première piste serait de nourrir l’anthropologie des bébés de connaissances sur leurs « extraordinaires » compétences. Comment dès lors interroger ces acteurs sociaux bien singuliers et quelles questions anthropologiques leur poser ? Les plus évidentes, mais elles ne déplacent pas complètement la problématique de son environnement vers les bébés eux-mêmes, sont celles de la diversité sociale et culturelle de leur vie et des attendus concernant leur développement. Cette diversité est largement ignorée par les sciences psychologiques et neurosciences, or elle est vouée à influer sur le calendrier comme sur la nature des compétences des bébés : une anthropologie des bébés serait alors par nécessité comparative. Dans le but de collaborer avec les diverses sciences des bébés instituées tout en les alertant sur leurs biais (théoriques, méthodologique et épistémologiques) WEIRD (Western, Educated, Industrialized, Rich, Democratic, i.e.Occidental, Éduqué, Industrialisé, Riche, Démocratique), Natacha Dugnat-Collomb a co-organisé plusieurs événements scientifiques qui plaçaient l’interdisciplinarité, et même l’interprofessionnalité, au centre d’une réflexion sur la possibilité d’une connaissance holiste des bébés. De véritables coopérations de recherche restent un horizon souhaitable.
Qu’est-ce qu’être un bébé de parents souffrant de troubles psychiques ? Du côté de la psychiatrie périnatale
Une seconde piste consisterait à aborder ces savoirs institués dans leur dimension techniquement, historiquement, socialement, idéologiquement et politiquement située, et à faire des psychologies et neurosciences des bébés un objet de recherche en soi. Ceci a mené l’anthropologue à conduire une enquête en psychiatrie périnatale. Cette spécialité, naissante au sein de la psychiatrie, entend traiter dans un même mouvement le parent souffrant de troubles psychiques et le bébé dont le bon développement, horizon largement fixé par les sciences psychologiques des bébés et les neurosciences sus-citées, peut être entravé par les incapacités ou les carences parentales causées par ces troubles.
Cette enquête multisituée et multiscalaire a inclus un terrain de plusieurs mois dans une « unité de prévention et de traitement des troubles de la relation précoce », où Natacha Dugnat-Collomb s’est intéressée à la mise en forme verbale et pratique, par les soignantes, des principes qui orientent leurs actions. Ces principes se sont constitués en partie via des formations initiales et continues sur les besoins développementaux des bébés, mais aussi à travers une élaboration continue collective et pluriprofessionnelle dans le quotidien du soin aux mères, aux pères, aux bébés, à la relation.
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La chercheuse a également suivi, avec certaines des professionnelles de cette unité, une formation de deux ans à l’« observation de bébés selon la méthode Esther Bick »5. Fondée sur un appareil théorique hérité de la psychanalyse et irriguée par les présupposés et les connaissances des professionnelles, cette formation, en plus de fournir une occasion d’observer de près un bébé dans sa famille à raison d’une heure par semaine, a livré de riches éléments de la psychologie composite qui informe les pratiques en psychiatrie périnatale.
Enfin, Natacha Dugnat-Collomb a suivi des acteurs de la santé mentale périnatale dans un plaidoyer auprès des pouvoirs publics, livré à toutes les échelles administratives et territoriales, en faveur d’une politique financée de prise en compte des dimensions psychiques6 des périodes anténatales et postnatales. Ces actions se sont, entre autres, traduites par la définition et la reconnaissance de la psychiatrie périnatale comme une spécialité à part entière, centrée sur l’écosystème formé par le bébé et ses parents. Cette spécialité se soutient d’un consensus scientifique « validé par les preuves » et utilise pour sa promotion des arguments médico-économiques portant sur les effets des troubles parentaux sur le développement du bébé et sur son devenir. Le soin en psychiatrie périnatale repose en partie sur la « réformabilité » du parent sinon en profondeur, au moins d’un point de vue comportemental. Les dimensions interactives de la relation parent-bébé font l’objet d’un travail d’élaboration et de rectification qui passe par la verbalisation, la démonstration, le guidage et qui vise une optimisation des capacités parentales et du développement de l’enfant.
C’est un truisme que de dire que les bébés d’aujourd’hui sont les adultes de demain. Ça l’est un peu moins de rappeler que les sociétés produisent les bébés dont elles ont besoin pour soutenir leur vision de l’humanité. Les bébés occidentaux de ce premier quart du XXIe siècle sont réputés arriver au monde équipés de « supers pouvoirs », comme le suggère le titre d’un podcast récent de Zoé Varier. Comment ces représentations scientifiques modifient-elles concrètement les vies des bébés et des personnes — parents et professionnels — qui en prennent soin, mais aussi les politiques publiques ? Quel idéal d’être humain dessinent-elles et quelles attentes le concernant ? Une société d’individus doués de potentiels illimités pourvu qu’il leur soit offert toute la latitude de les exprimer est-elle un bon pronostic pour la viabilité de notre monde ?
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- 1. IDEAS, UMR 7307. Unité CNRS, Aix-Marseille Université
- 2. Gottlieb A. 2000, Where Have All The Babies Gone?: Toward an Anthropology of Infants (and Their Caretakers), Anthropological Quarterly 73(3): 121-132.
- 3. Citons à cet égard les recherches récentes, en crèche, du sociologue Wilfried Lignier qui s’intéresse à la genèse des comportements sociaux comme celui de « prendre » (qui désigne la manière qu’ont les jeunes enfants de s’approprier des objets de leur environnement), ou celles de l’anthropologue Paul Luciani qui s’intéresse à la genèse du sujet. Mais l’un comme l’autre se centrent sur des jeunes enfants au début du langage et de la marche.
- 4. Collomb N. 2008, Jouer à apprendre. Spécificités des apprentissages de la petite enfance et de leur rôle dans la fabrication et la maturation des personnes chez les T'ai Dam (Ban Nakham, Nord-Laos), thèse de doctorat. https://theses.hal.science/tel-00653051
- 5. Collomb N. 2019, Les observations des bébés : un défi méthodologique et épistémologique, L'autre, Volume 20(3) : 252-262.
- 6. Emblématique de ce mouvement, la prise en compte des besoins spécifiques de ces parents et de leurs bébés dans le rapport issu de la « Commission des 1000 premiers jours » mandatée par le Président de la République et présidée par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik : https://sante.gouv.fr/prevention-en-sante/sante-des-populations/1000jours/ .