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Un quartier historique d'Accra (Ghana), situé sur la côte Atlantique2, a servi de terrain d'étude pour une exploration ethnographique du bien-être et de son lien avec le milieu de vie, l’environnement bâti. Cette recherche s'inscrit dans une réflexion plus large sur l’impact des milieux urbains sur la santé mentale et l’expérience sensorielle, en particulier dans des contextes où les ressources sont limitées. En s’appuyant sur des travaux en neurosciences et en urbanisme, l’étude cherche à comprendre si les habitants établissent un lien entre leur environnement et leur bien-être mental et physique.
Des recherches en neurosciences ont en effet montré que l’environnement bâti influence les dynamiques neuronales. Il peut être un facteur pathogène pour la santé mentale3. Georg Simmel, dans son ouvrage désormais classique Les Grandes Villes et la vie de l’esprit, décrit la ville comme un espace d’intensification sensorielle entraînant une surcharge cognitive et une distanciation sociale4. Alain Ehrenberg souligne que bien-être et santé mentale sont intrinsèquement liés5 ; la santé mentale est alors appréhendée ici comme un état de bien-être permettant de faire face aux défis du quotidien. En Afrique, bien que la relation entre urbanisation et stress soit reconnue, les travaux abordant spécifiquement le lien ville-santé mentale restent limités. Ce projet, en cours, voudrait contribuer à ces réflexions.
Méthodologie
La démarche adoptée est ethnographique. Dans un premier temps, l’anthropologue Josiane Tantchou, chargée de recherche CNRS au sein du Pôle de recherche pour l'organisation et la diffusion de l'information géographique (Prodig)6, a arpenté le quartier afin de se familiariser avec l’espace et d’établir un contact informel avec les habitants. L’approche sensorielle a également joué un rôle central, en capturant les sons, en identifiant les atmosphères olfactives et la dimension visuelle de l’expérience de l’environnement urbain, pour évaluer leur répercussion sur la perception du bien-être. Les travaux conduits par la chercheuse permettent d’explorer les représentations du bien-être au travers de discussions de groupe (avec des jeunes adultes de 20 à 40 ans), d’itinéraires commentés et de la technique du Photovoice, par laquelle les habitants racontent un aspect de leur vécu en prenant des photos et en les commentant par la suite.
Pour mener à bien ce travail, Josiane Tantchou a obtenu le soutien d’une ONG utilisant le théâtre-forum, spectacle interactif lors duquel le public est invité à réfléchir et à s’exprimer sur des questions précises – ici les violences de genre, les grossesses précoces, etc. Elle a été accompagnée par un assistant de recherche, bénévole au sein de cette ONG et étudiant les arts créatifs (théâtre) à l’université. Elle a ainsi apprécié de pouvoir impliquer plus activement les participants lors des discussions de groupe, en enregistrant et en analysant non seulement leur discours, mais en leur demandant également de jouer des rôles, de dessiner, d’aborder une certaine expression du visage renvoyant à leurs perceptions ou leurs représentations d’une certaine situation, d’un état, etc. Ainsi, les participants étaient-ils invités à prendre une posture traduisant le bien-être et à dessiner un visage masculin ou féminin reflétant un état de bien-être.
De même, outre les images prises lors de déambulations et d’itinéraires commentés, la dimension sensorielle a aussi été travaillée à partir de la capture des sons de la rue, des musiques les plus entendues, emblématiques du quartier, etc. Manquait à cette étude de terrain un outil permettant de capter les odeurs du site. Alors que le terrain se poursuit, l’étude livre ses premiers résultats autour de la perception du bien-être.
Mais de quoi parle-t-on au juste ?
Définition du bien-être
L’un des résultats marquants de cette étude est la manière dont le bien-être est conceptualisé dans la langue parlée sur le site d’étude, le Ga, sous l’expression « shihilɛ kpakpa »6. Plutôt qu’un état personnel, le bien-être ainsi défini se traduit à travers autrui : « C’est quelqu’un qui… ». Cette vision collective met en avant la joie partagée, l’harmonie sociale, la stabilité financière et la capacité à rester optimiste malgré l’adversité. Le bien-être a été associé aux revenus, soit la capacité de pouvoir s’offrir ce que l’on veut, lorsqu’on le désire, ou, au moins, de pouvoir se faire plaisir spontanément. Les discussions avec les aînés du quartier (au-delà de 40 ans) ont révélé que, pour eux, le bien-être repose principalement sur la santé, la mobilité et les interactions sociales. Ces derniers éléments sont au cœur des dynamiques économiques, familiales et migratoires7 ; ils informent sur les choix des lieux d’habitation dans la ville et ses environs.
L’expérience sensorielle du bien-être
Un volet central de l’étude porte sur l’expérience sensorielle de l’environnement bâti. Les habitants ont identifié plusieurs stimuli sensoriels qui influencent leur bien-être, de manière positive ou négative :
• Les sons : les battements de tambours lors de funérailles8, les conversations animées et les disputes des vendeurs ambulants, le bourdonnement quotidien des activités domestiques et des commerces de proximité sont des éléments constitutifs de l’identité du quartier. Les travaux de Josiane Tantchou rejoignent ici ceux de David Garrioch indiquant que l’espace acoustique peut être un marqueur identitaire9. Cependant, le vacarme incessant des haut-parleurs et la circulation dense, ainsi que le volume sonore des amplificateurs utilisés par des commerçants, ou des familles pour diffuser de la musique lors de funérailles, sont sources d’inconfort et de fatigue.
Atmosphères sonores. © Josiane Tantchou
• Les odeurs : l’odeur appréciée de la mer et celle alléchante des plats des « cantines » contrastent avec les relents désagréables des latrines, des déjections d’animaux, des lampes à pétrole et des déchets en combustion. Cette dualité illustre l’ambivalence des habitants face à leur environnement sensoriel. Si certains se plaignent de l’inconfort généré par les odeurs nauséabondes ou les fumées, d’autres estiment que ces atmosphères odoriférantes, qui varient suivant le lieu où l’on se trouve dans le quartier, lui confèrent son authenticité.
Les odeurs. © Josiane Tantchou
• Les repères visuels : le phare est un des symboles emblématiques du quartier. La dimension visuelle se traduit par les désirs des habitants qui, pour certains, aspirent à vivre en périphérie de la ville, où ils espèrent retrouver des espaces plus verts, plus spacieux et plus calmes. Ces espaces, tout comme la verdure, sont mentionnés en lien avec la nécessité d’un horizon, d’une dimension contemplative et créative de l’expérience de la vie, nécessaires au bien-être ainsi qu’à la possibilité de se ressourcer (to refill / recharge). Certains participants ont associé la possibilité de se ressourcer aux espaces verts. Les aînés ont rappelé l’époque de leur jeunesse, lorsque les voies étaient bordées de palmiers. Certains ont relevé la rareté d’arbres dans le quartier, mettant en avant l’impossibilité « de faire une pause à l’ombre d’un arbre lors d’une balade », ou de « s’asseoir sous un arbre pour regarder se dérouler la vie du quartier ». Pour compenser, les habitants ont indiqué profiter du front de mer, principalement en fin de journée, lorsqu’ils en ont la possibilité.
• Dessins et postures renvoyant au bien-être : un aspect intéressant de l’étude a concerné l’exploration des postures associées au bien-être. Lors des discussions de groupe, les participants ont été invités à dessiner un bonhomme ou un visage masculin ou féminin reflétant un état de bien-être.
Visages et bonne-dame reflétant un état de bien-être. Archives Josiane Tantchou
Les participants ont ensuite été invités à adopter une posture reflétant le bien-être.
Postures reflétant un état de bien-être. © Josiane Tantchou
Les résultats montrent une forte récurrence des attitudes corporelles exprimant la satisfaction et la détente :
• Le sourire était souvent cité comme un indicateur visible de l’état de sérénité.
• La posture droite et ouverte traduisait la confiance, et notamment la confiance dans le futur, et l’aisance, et en particulier l’aisance matérielle qui rend cette confiance dans le futur possible.
• Les gestes de générosité, comme partager un repas, tendre la main ou engager une conversation amicale, faisaient partie des manifestations corporelles associées au bien-être.
Ces postures révèlent que le bien-être ne se réduit pas à un simple état émotionnel, mais s’incarne aussi dans des interactions physiques et sociales avec l’environnement et les autres habitants. Elles montrent que s’il y a une dimension subjective, une traduction effective dans la manière de se tenir en est un marqueur évident.
Aménagement des espaces, densité de l’habitat et de la population
Certains habitants ont fait part d’un profond malaise lié à un habitat dense, au manque d’espaces de respiration, de tranquillité, à l’étroitesse des passages et à l’omniprésence du bruit (qu’il provienne des voisins, de la circulation ou d’autres nuisances sonores), ainsi qu’à l’absence d’intimité. Tous ces éléments génèrent un sentiment d’oppression et d’enfermement.
Chez les jeunes, l’absence d’intimité, l’impossibilité de se soustraire aux obligations familiales et domestiques, le chômage ainsi que la précarité économique alimentent une forme de lassitude et d’usure mentale. L’inactivité forcée et le manque de perspectives professionnelles accentuent le sentiment de stagnation et de fatigue existentielle, conduisant à une perte de motivation et d’intérêt pour les choses du quotidien, là encore en particulier chez les jeunes. Ces derniers semblent confrontés à un dilemme fondamental : l’aspiration à un ailleurs plus serein et propice au bien-être se heurte à la réalité économique et aux contraintes structurelles qui les enferment. Mais comment aller vivre ailleurs quand on ne peut se prendre en charge soi-même, lorsque l’existence est comme prise dans un cul-de-sac ?
Cette situation reflète les défis plus larges des espaces urbains précaires, où les conditions de vie affectent non seulement le bien-être matériel, mais aussi la santé mentale et le futur des habitants, en particulier jeunes.
Conclusion et perspectives
Si cette étude met en lumière quelques résultats relatifs aux perceptions locales du bien-être, plusieurs questions restent ouvertes. Comment intégrer ces représentations dans les politiques urbaines ? Quels leviers pourraient permettre aux habitants de co-construire des solutions correspondant à leurs réalités ? L'analyse sensorielle a révélé une association forte entre le cadre de vie, l’environnement et le bien-être. Les nuisances sonores (musique, disputes, circulation) et les odeurs désagréables (latrines, déchets en combustion, déjections d’animaux, etc.) sont souvent perçues comme des sources d’inconfort et de malaise, générant fatigue et renforçant sans doute le sentiment d’enfermement. Cependant, ces éléments sont aussi reconnus comme faisant partie de l’identité du quartier, ce qui génère une ambivalence dans la perception.
Les prochaines étapes de la recherche incluront un approfondissement de l’ethnographie sensorielle avec un focus sur la description des odeurs. Si les ambiances sonores, gustatives sont bien étudiées, qu’en est-il des ambiances olfactives ? Comment les recueillir et les cartographier ? Quelles ambiances olfactives pour le bien-être et la santé mentale dans le contexte étudié ?
L’autrice tient à exprimer sa gratitude à Nii Kwartey Owoo pour lui avoir facilité l'accès au terrain et l'y avoir accompagnée. Elle remercie également le professeur Samuel Ntewusu pour ses précieux conseils, ainsi que le professeur Irene Appeaning-Addo, dont le soutien l'a confortée dans les orientations qu’elle souhaitait donner à son projet de recherche.
- 2. Le nom du lieu n'est pas divulgué afin de respecter les différentes préférences des informateurs : certains ont accepté d'être cités, d'autres non. L’autrice de l’article s’est efforcée de trouver un équilibre entre le respect de leurs choix et la contextualisation appropriée de ses données. Tous les noms des participants ont été changés pour garantir l’anonymat.
- 3. Golembiewski JA. 2016, The Designed Environment and How it Affects Brain Morphology and Mental Health, Herd, 9(2):161-71. Abrahamyan Empson L., Baumann PS., Söderström O., Codeluppi Z., Söderström D., Conus P. 2020. Urbanicity: the need for new avenues to explore the link between urban living and psychosis, Early intervention in psychiatry. (14):398-409.
- 4. Simmel G., 1989, « Les grandes villes et la vie de l'esprit. Suivi de sociologie des sens », Petite bibliothèque Payot.
- 5. Ehrenberg A., 2010, « La Société du malaise », Odile Jacob.
- 6. a. b. Unite CNRS/Agrotech Paris/IRD/Université Panthéon Sorbonne/Université Paris Cité.
- 7. Ntewusu SA. 2011, Settling in and Holding on, a socio-historical study of Northern Traders and Transporters in Accra’s Tudu: 1908-2008, University of Leiden.
- 8. Les tambours qui apparaissent sur l’image, appelés Obonu, sont utilisés dans des circonstances très particulières.
- 9. Garrioch D. 2003, Sounds of the city: the soundscape of early modern European towns, Urban History 30:5-25.