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Ainsi parle Târam-Kûbi : mémoires d’outre-tombe d’une femme assyrienne
17.06.2022, par Sébastien Chavigner
A l'occasion des journées européennes dédiées à sa discipline, l'archéologue Cécile Michel nous parle de ses recherches menées sur un site exceptionnel en Turquie. Celles-ci lui ont permis de reconstituer, dans un documentaire remarquable, la vie d'une femme nommée Târam-Kûbi, qui vécut il y a près de 4 000 ans au nord de la Mésopotamie et dont les scientifiques ont retrouvé les correspondances avec son frère et son époux partis à plus de mille kilomètres de là.

C’est un film qui fait parler les morts. Ou plutôt, une morte, mais pas n’importe laquelle : Târam-Kûbi a vécu il y a près de 4 000 ans, à Assur, au nord de la Mésopotamie. Son histoire, on la connaît grâce aux nombreuses lettres qu’elle a échangées, à l’époque, avec son frère et son époux, marchands assyriens partis s’installer à Kanes, en Anatolie centrale, à plus de mille kilomètres de leur ville d’origine. C’est justement là, sur le site archéologique extraordinaire de Kültepe, situé en Turquie, qu’ont été retrouvées près de 23 000 tablettes en argile gravées d’une écriture cunéiforme. Parmi elles, donc, des lettres rédigées par Târam-Kûbi, à qui l’archéologue Cécile Michel et la réalisatrice Vanessa Tubiana-Brun ont décidé de redonner vie dans leur documentaire Ainsi parle Târam-Kûbi. Correspondances assyriennes, un film remarquable qui a reçu de nombreux prix à travers l’Europe et même aux États-Unis.

Dans le cadre des Journées européennes de l’archéologie, Cécile Michel et Vanessa Tubiana-Brun seront présentes samedi 18 juin au musée d’Archéologie nationale, à Saint-Germain-en-Laye, pour une projection-débat autour de ce film qui nous en apprend beaucoup, chose rare, sur la vie intime des habitants du Proche-Orient au XIXe siècle avant notre ère. Cécile Michel a accepté de revenir pour nous sur ce qui fait la force de ce film unique.
 

 
Qu’est-ce qui fait la richesse de ce site archéologique extraordinaire de Kültepe, en Turquie, où ont été découvertes les tablettes qui servent de trame à votre film ?
Cécile Michel. Il faut d’abord effectuer un petit retour en arrière. L’écriture cunéiforme est la première écriture inventée dans l’histoire de l’humanité, vers 3 400 av.  J.-C., soit un siècle ou deux avant les hiéroglyphes égyptiens. Cette écriture cunéiforme, c’est-à-dire en forme de clous, a été utilisée selon des systèmes différents par une douzaine de langues différentes de diverses familles linguistiques. Nous disposons d’une grande quantité de textes qui couvrent plus de trois millénaires, depuis le milieu du IVe millénaire av. J.-C. jusqu’au Ier siècle apr. J.-C. Cette écriture a été utilisée sur une très vaste région du Proche-Orient. On trouve des textes cunéiformes depuis l’Anatolie jusqu’en Iran, y compris en Irak, en Syrie, au Levant… et même en Égypte ! En effet, au XIVe siècle avant J.-C., l’écriture cunéiforme et la langue akkadienne servaient aux relations diplomatiques internationales. Même le pharaon d’Égypte avait des tablettes cunéiformes issues de sa correspondance avec tous les rois du Proche-Orient.
 "Ainsi parle Tarām-Kūbi, correspondances assyriennes" de Vanessa Tubiana-Brun © CNRS / MSH Mondes
C’était donc une sorte de lingua franca ?
C. M. Oui, en ce qui concerne la langue akkadienne. Les inventeurs de l’écriture cunéiforme étaient les Sumériens, installés dans le sud de l’Irak au IVe millénaire av. J.-C. Ils ont inventé un système où chaque signe correspond à un mot. Comme pour le chinois, c’est une écriture « logographique ». Pour écrire, il faut donc maîtriser plus d’un millier de signes. Vers 2 600 av. J.-C., une population de Sémites est arrivée en Irak du nord : les Akkadiens, qui parlaient une langue sémitique, de la même famille que l’arabe, l’hébreu ou l’araméen aujourd’hui. Ils n’avaient pas d’écriture, et se sont donc approprié l’écriture logographique des Sumériens, mais en la transformant. Ils n’utilisèrent pas le sens des signes sumériens, mais leurs sons : ils découpèrent leurs mots en syllabes, et dès lors chaque signe correspond à une syllabe, et non plus à un mot. Ils inventèrent donc un système d’écriture syllabique. Dans un tel système, on a besoin de beaucoup moins de signes, environ une centaine, auxquels ont été ajoutés les logogrammes les plus courants. Par la suite, deux alphabets ont été créés à partir de cette écriture en forme de clous, mais aucun des deux ne s’est imposé face au système syllabique.

Le principal support de l’écriture cunéiforme est l’argile fraîche, façonnée en tablette, sur laquelle les signes sont imprimés en négatif à l’aide d’un stylet en roseau. La tablette est ensuite séchée au soleil. C’est ce qui explique que l’on a retrouvé énormément de textes, plus d’un million à ce jour. Quand la bibliothèque d’Alexandrie a brûlé, tous les papyrus ont disparu. En Mésopotamie, lorsque les sites ont brûlé, le feu a cuit les tablettes d’argile qui se sont d’autant mieux conservées. Encore aujourd’hui, on trouve des tablettes cunéiformes tous les ans au Proche-Orient. Les fouilles ont repris en Irak, en Iran, au Kurdistan, en Turquie... Les historiens qui reconstituent l’histoire antique de cette région déchiffrent les textes originaux, les tablettes qui ont été écrites il y a plusieurs milliers d’années. Lorsque l’on étudie la période gréco-latine par exemple, on travaille souvent sur des manuscrits qui sont des copies.
 
En quoi les archives de Kültepe sont-elles uniques ?
C. M. Pour les IVe et IIIe millénaires av. J.-C., nous disposons surtout de sources institutionnelles, trouvées dans les temples et les palais. Les archives privées deviennent importantes à partir du début du IIe millénaire av. J.-C. Certaines ont été exhumées par exemple dans le Sud de la Mésopotamie (Sud de l’Irak). Les archives privées découvertes à Kültepe, en Anatolie centrale, appartiennent à des marchands originaires d’Assur, dans le nord de l’Irak. Au début du IIe millénaire av. J.-C. , il n’existait pas encore d’écriture en Anatolie. Ces marchands assyriens se sont installés pour le commerce sur le site de Kültepe (non loin de Kayseri), l’ancienne ville de Kanesh, qui était le centre névralgique de leur réseau commercial. C’est là que l’on a découvert leurs archives, à un millier de kilomètres de chez eux. Les 23 000 tablettes cunéiformes exhumées à ce jour à Kültepe – l’un des sites du Proche-Orient ayant fourni le plus de tablettes – ont été inscrites au registre Mémoire du Monde de l’Unesco en 2015.

Ce qui fait également la richesse de ce site, c’est qu’il est merveilleusement conservé. Les archéologues ont découvert des maisons bien préservées dans la ville basse, remplies de matériel archéologique varié. L’ancien directeur de la fouille, décédé aujourd’hui, désignait le site comme « la Pompéi du Proche-Orient »… Il a été fouillé en continu depuis 1948, ce qui est rare ; peu d’autres sites dans la région ont connu une telle longévité en termes de fouilles.
 "Ainsi parle Tarām-Kūbi, correspondances assyriennes" de Vanessa Tubiana-Brun © CNRS / MSH Mondes
Vous avez évoqué le fait que ces tablettes constituent des sources directes, mais surtout des sources privées. Est-ce très rare ? Y apprend-on des choses différentes des sources institutionnelles sur la vie intime et familiale de ces marchands ?
C. M. Les sources institutionnelles sont principalement administratives, ou encore diplomatiques. Grâce aux archives privées comme celles-ci, on pénètre dans l’intimité des gens. Du fait que les familles étaient séparées, les marchands étant absents pendant de longues périodes, écrire des lettres était le seul moyen de rester en contact. Et c’est assez rare d’avoir accès à autant de lettres privées : près de 40 % des tablettes exhumées à Kültepe sont des lettres. Celles entre collègues et associés traitent bien sûr de commerce, mais il y en a aussi beaucoup échangées entre les membres d’une même famille.
 
Une autre particularité, c’est la forte présence de lettres de femmes. Qu’y découvre-t-on ?
C. M. C’est exceptionnel d’avoir autant de lettres de femmes. Les premiers marchands assyriens partis pour faire du commerce loin de chez eux sont partis seuls ; ils ont laissé leurs femmes à la tête de leur maisonnée à Assur, où elles ont endossé la responsabilité de chef de famille. Elles devaient gérer la maisonnée, éduquer les enfants, les vêtir, les nourrir, donner des ordres aux domestiques et aux esclaves, entretenir les maisons construites en briques crues… Elles étaient également les représentantes de leurs époux, de leurs frères ou de leurs pères sur place à Assur, étant en contact direct avec les représentants commerciaux (masculins) de leur famille et avec les autorités, auprès desquelles elles devaient régler les taxes et impôts. Les lettres permettent de reconstituer la vie privée de ces femmes, et documentent l’alimentation des habitants d’Assur et de Kanesh, l’éducation des enfants, les relations entre hommes et femmes... On peut ainsi lire qu’un homme est parti en emportant tout ce qu’il y avait dans sa maison, et prétend ensuite que sa femme vit de façon luxueuse alors qu’elle explique souffrir de la faim. Les lettres suggèrent aussi des conflits entre générations : un grand-père a élevé ses petits-enfants car leur mère était morte en couches et leur père est parti faire du commerce au loin… Alors le grand-père écrit à son fils que ses enfants lui ont coûté une fortune à nourrir, mais ne le respectent pas car il n’est pas leur père.

Ce qui est également notable, c’est que ces femmes participent au commerce. Elles gagnent leur vie en vendant le surplus de leur production d’étoffes par l’intermédiaire des membres masculins de la famille présents en Anatolie, et elles investissent ensuite leurs capitaux. Elles proposent des prêts à intérêts, parfois même à leur frère ou à leur époux, et ont des parts dans des sociétés en commandite. Elles ont donc leur propre bourse, ce qui est tout à fait remarquable.
 "Ainsi parle Tarām-Kūbi, correspondances assyriennes" de Vanessa Tubiana-Brun © CNRS / MSH Mondes
Pourquoi avoir choisi le personnage de Tarâm-Kûbi parmi toutes ces femmes ?
C. M. J’ai publié un ouvrage1 en 2020 sur ces femmes, rassemblant ce que j’avais pu reconstituer de leur vie et de leur place dans la famille et dans la société grâce à la lecture de leurs lettres. Et Vanessa Tubiana-Brun, la réalisatrice du film, s’en est imprégnée ; elle a lu mes travaux. Nous voulions raconter cette histoire du point de vue de l’une de ces femmes, et nous avons travaillé ensemble pendant cinq ans. Vanessa m’a accompagnée pendant cette période à Kültepe et à Ankara. Cela a été une véritable collaboration. Et c’est donc elle qui a choisi Tarâm-Kûbi parmi la quinzaine de femmes sur lesquelles j’avais une documentation conséquente et des lettres me permettant de reconstituer leurs familles et leur vie quotidienne.
 
Et pourquoi, plus largement, avoir décidé de réaliser un film ? Les scientifiques qui se lancent dans ce genre d’aventure se font relativement rares…
C. M. C’est une longue histoire, car c’est une collaboration qui a commencé bien avant ce projet avec Vanessa Tubiana-Brun. Nous avons la chance d’avoir un service audiovisuel à la MSH Mondes, mais il n’est pas toujours évident pour les ingénieurs de ce service d’établir des contacts durables avec les chercheurs qui travaillent dans des labos, ces derniers étant souvent en mission à l’étranger... Pour ma part, j’ai toujours aimé collaborer avec les personnels de la MSH Mondes pour différents projets. Vanessa a commencé par filmer un séminaire d’histoire et d’archéologie des mondes orientaux, où nous faisions des conférences en apportant du matériel archéologique, en montrant des choses concrètes.

Par ailleurs, je travaille très régulièrement avec des écoles ou des associations. Je participe par exemple, depuis sa fondation, à l’aventure de la Maison d’initiation et de sensibilisation aux sciences (MISS) de Paris-Saclay, dirigée par Valérie Fortuna. Beaucoup d’enseignants me demandaient (et me demandent encore) d’intervenir dans leurs classes, mais je n’arrivais plus à répondre aux demandes de plus en plus nombreuses. Alors je me suis dit que ce serait bien de faire un petit film sur les écritures cunéiformes, accompagné d’un dossier complet pour les élèves, afin que les enseignants puissent en quelque sorte animer les ateliers à ma place. Nous avons donc réalisé L’écriture cunéiforme, écrire et compter , aujourd’hui accessible sur internet en cinq langues. Puis nous avons continué à collaborer ensemble, notamment autour de la vie de ces femmes assyriennes, jusqu’à déposer un projet dont le cœur était la réalisation d’un film documentaire. Le projet ayant été accepté en 2016, ce fut le début d’une merveilleuse aventure humaine. Au départ, nous pensions faire un film sur l’artisanat textile à l’âge du bronze… film que l’on a également réalisé et qui est aussi accessible en ligne.  Notre collaboration a donc donné naissance à plusieurs films ! ♦

Le film Ainsi parle Târam-Kûbi. Correspondances assyriennes est visionnable en intégralité dès maintenant sur la plateforme de CNRS Images à l’adresse suivante : https://images.cnrs.fr/video/7315

Crédits Images : "Ainsi parle Târam-Kûbi, correspondances assyriennes" de Vanessa Tubiana-Brun © CNRS / MSH Mondes 

 

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