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Doté d'une récompense de 7000 euros, le prix Photographie & Sciences créé à l'initiative de la Résidence 1+2 avec le soutien de plusieurs partenaires (le ministère de la Culture, l'ADAGP, le CNRS, la Casden, Picto Fondation, et les magazines Fisheye et Science et Avenir/ La Recherche), a un objectif simple : aider un ou une artiste à achever un projet qui entremêle les deux disciplines, et favoriser la coopération entre photographes et scientifiques.
D’un côté, la photo, qui conte plus qu’elle ne démontre, fait rêver plus qu’elle ne révèle ; de l’autre la science, toujours soupçonnée d’aridité, de froideur, et par nature radicalement rationnelle – jusqu’à l’excès, jugeront certains. Et pourtant… Sans images, pas de science, en tout cas pas à l’échelle actuelle. Et la science, elle, fascine toujours plus, à l’image de la science-fiction moteur de nos imaginaires et divertissement incontournable, et de l’enthousiasme sans cesse renouvelé pour la conquête spatiale, l’intelligence artificielle ou les mondes envoûtants de l’infiniment petit.
Mais surtout, la science, à l’heure de l’effondrement du mythe de la croissance infinie, des bouleversements écologiques et de la défiance qu’elle rencontre, a besoin de s’immiscer plus encore dans l’imaginaire collectif et de faire passer ses messages par tous les moyens. Elle doit donc inspirer, à commencer justement par les artistes, passeurs depuis la nuit des temps. Le dialogue n’a donc jamais été aussi précieux.
C’est justement l’ambition de la Résidence 1+2, programme multiforme né il y a sept ans à Toulouse. Rassemblant photographes et chercheurs autour de projets mêlant leurs univers, leurs méthodes, leurs regards, la Résidence 1+2 veut donner à voir et comprendre les grands enjeux du monde contemporain. Valoriser le travail parfois méconnu ou mal compris des scientifiques et infuser de science la démarche artistique du photographe, telles seraient les deux faces de cette même pièce qu’est le réel.
© Manon Lanjouère 2022
Des illusions terriblement réelles
Lauréate 2022 du prix Photographie & Sciences, Manon Lanjouère présente Les Particules, le conte humain d’une eau qui meurt, un travail fascinant issu d’un séjour d’un mois à bord de la goélette Tara, qui parcourt les océans du globe pour mener des recherches liées à l’environnement. Ses cyanotypes, véritables trompe-l’œil, nous présentent des espèces sous-marines microscopiques… qui sont en réalité des assemblages de plastiques récupérés dans les océans. « Nous déversons chaque année plus de 8 000 tonnes de plastique dans l’océan, dont 1% seulement reste à la surface, explique-t-elle. Le reste coule, et surtout se désagrège en microplastiques souvent invisibles à l’œil nu, qui ont un impact terrible sur les phytoplanctons et autres espèces sous-marines et affectent tant notre atmosphère que notre alimentation, par exemple. C’est sur ce drame que je cherche à alerter, en forçant le spectateur à s’approcher pour s’apercevoir de la supercherie et mener une réflexion à ce sujet. »
Esthétiquement, le recours à la technique du cyanotype est un hommage à la botaniste britannique Anna Atkins, dont le célèbre herbier British Algae était devenu une référence au XIXe siècle ; d’ailleurs, toutes les fausses « espèces » présentées par Manon Lanjouère portent un nom en latin, renforçant la tromperie. « Le but, c’est que l’on s’interroge aussi sur la véracité de l’objet photographique, souligne-t-elle. L’histoire de la photo est intimement liée à celle des sciences, et on prend souvent l’image comme un gage de véracité. Il y a donc plusieurs niveaux de lecture dans mon travail, et j’en livre les clés au fil de l’exposition, grâce notamment à des textes rédigés avec les scientifiques avec qui j’ai collaboré. »
© Manon Lanjouère 2022
Une collaboration fructueuse qui devrait se poursuivre, à en croire la principale intéressée : « J’ai toujours trouvé la science magique, sourit-elle. Enfant, je feuilletais sans cesse les encyclopédies, les illustrations scientifiques… Et cela irrigue mon travail depuis le début, avec une passion marquée pour le XIXe siècle. En tant que bretonne, il était logique que je me tourne vers l’océan, et je compte poursuivre cette exploration encore quelques années, en m’intéressant toujours à la pollution, qui est un sujet qui me tient très à cœur. » Celle-ci se fera sûrement en 3D, en allant sur le terrain de la sculpture, pour compléter son herbier qui compte déjà une trentaine de pièces dont les plus belles seront exposées à Strasbourg.
L’ex paradis du bout du monde
Lauréat en 2021, Richard Pak a pu, après de nombreux aléas liés notamment à la crise du covid et à la difficulté d’accéder à l’île, mener à bien son exploration photographique de Nauru. L’Île naufragée est ainsi le troisième volet d’un cycle sur l’insularité, Les Îles du désir, entamé en 2016 avec La Firme (sur l’île Tristan Da Cunha) et poursuivi en 2022 avec L’Archipel du troisième sexe (Polynésie). Nauru n’a pas été choisie par hasard : « Ce qui m’intéresse, et qui donne une forte dimension photographique au projet, c’est que l’histoire de cette île est intimement liée au phosphate, explique-t-il. Toute sa destinée y est liée. Après son indépendance en 1968, la république de Nauru nationalise sa mine de phosphate qui constitue une ressource extraordinaire, et le pays, d’à peine 21 km2, devient rapidement l’un des plus riches du monde, avec de forts mécanismes de redistribution assurant la prospérité de ses 12 000 habitants. Mais lorsque le phosphate se tarit dans les années 1990, tout s’effondre et en dix ans le pays devient l’un des plus pauvres au monde. » Et dont les paysages deviennent post-apocalyptiques, l’extraction du phosphate ayant transformé les forêts tropicales luxuriantes de l’île en déserts inhabitables couverts d’une poussière contre laquelle une armée de balayeuses lutte en permanence, prenant des airs de Sisyphe absurdes.
© Richard Pak 2023
C’est sur ce contraste entre la toute petite partie de l’île demeurée paradisiaque, sur la côte, et ces paysages dévastés et jonchés de carcasses de voitures abandonnées que Richard Pak a souhaité jouer, en intégrant le phosphate à sa technique photographique. « J’ai collaboré avec Christophe Drouet du Cirimat[1], une UMR CNRS située à Toulouse, pour concevoir un protocole à base d’acide phosphorique qui abîmerait volontairement mes négatifs, raconte Richard Pak. L’idée était que mes images subissent en quelque sorte le même sort que l’île. Et en effet, elles en sont ressorties corrompues, irrécupérables, tout en conservant une certaine beauté. » Une métaphore parfaite du destin tragique de l’île, en somme.
Princesses et princes du désert
Mais comme tout conte de fée, fût-il triste, celui-ci a pour personnages des princes et des princesses. « Quand on va en 2023 à Nauru, on rencontre des jeunes qui n'ont fait qu'hériter des choix de leurs aînés et les subir, explique Richard Pak. Je ne voulais pas non plus tirer sur l'ambulance, mais donner une note d'espoir, de positivité. » On la trouve aussi bien dans les sourires des candidates à l’élection de Miss Nauru, reines de beauté en apparence imperméables à leur environnement sacrifié, que dans le regard des jeunes haltérophiles de l’île, rapidement devenue une référence mondiale en la matière avec de nombreux prix remportés au cours des dernières décennies.
© Richard Pak 2023
Et quoi de mieux que ces haltères suspendues au-dessus de leurs têtes pour figurer autant d’épées de Damoclès, symboles d’un destin qui pourrait bientôt être celui de toute la planète ? « C’est l’autre dimension scientifique de mon travail, sourit Richard Pak. J’ai demandé à Marie Redon, géographe, si le sort de Nauru pouvait constituer une allégorie de la planète entière. Elle en a fait un texte, dont la conclusion sera révélée lors de l’exposition. » Et d’ailleurs, il compte bien continuer à travailler avec des chercheurs, en particulier des géographes, pour poursuivre son exploration des îles. « J’ai déjà une ou deux idées en tête, pour explorer des thématiques… Je suis devenu islomane, comme disait Lawrence Durrell ! »
On mesure donc combien cette collaboration avec des scientifiques est, pour ces deux artistes et bien d’autres encore, un moyen d’attirer l’attention sur des problématiques éminemment contemporaines et urgentes. Et, pourquoi pas, de susciter des vocations ?
Écoutez les podcasts ici : https://soundcloud.com/residence-1plus2
Où : Galerie Stimultania, 33 rue Kageneck à Strasbourg.
Quand : du 28 avril au 16 septembre, tous les mercredis, jeudis, vendredis, samedis de 14h00 à 18h30
NOTE
[1] Centre interuniversitaire de recherche et d'ingénierie des matériaux (unité CNRS/INP Toulouse/Université Toulouse Paul Sabatier.