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Sur toutes les façades maritimes du globe, des ports ont été construits : toujours plus nombreux, plus grands et plus artificialisés, accompagnant le développement des échanges commerciaux mondiaux. Ces îlots urbanisés sont nouveaux pour les espèces marines avec des supports, des pollutions et un endiguement inédits. Et, par le transport maritime, toute sorte d’espèces provenant du monde entier y ont été introduites avec un rythme de plus en plus soutenu. Sans le vouloir, les humains ont ainsi créé des écosystèmes nouveaux et ont permis le métissage entre des lignées génétiques qui n’auraient pas pu se rencontrer naturellement. Les biologistes de l’évolution voient ainsi dans les ports des terrains de jeux darwiniens, leur permettant d’étudier des expériences d’évolution répétées. Ils s’interrogent aussi sur les conséquences pour les populations naturelles.
Les ports, terrain d’observation scientifique grandeur nature
Les ports sont un terrain de recherche privilégié pour les scientifiques en écologie et évolution qui étudient les influences de ces nouveaux habitats et écosystèmes sur les organismes marins. Ces derniers y rencontrent des supports artificiels, des substances chimiques nouvelles, et sont confrontés à d’autres espèces avec lesquelles ils n’interagissaient pas ou peu auparavant.
Les scientifiques peuvent ainsi observer l’évolution des espèces dans des conditions impossibles à reproduire en laboratoire. La taille des ports dépasse en effet largement la taille des infrastructures expérimentales qui peuvent être construites dans un laboratoire. Si les variables environnementales (par exemple température, salinité, pH, etc.) ne peuvent pas être contrôlées comme en laboratoire, elles y restent néanmoins relativement stables dans ces gros volumes d’eau largement endigués. D’autre part, les environnements portuaires se ressemblant, ils permettent un réplica d’expérience. Enfin l’expérience se déroule sur des temps plus longs qu’une expérience de laboratoire mais plus courts qu’une évolution naturelle.
Sous la pression d’une sélection d’origine humaine, et à l’instar de la domestication dans les agro-écosystèmes, les espèces occupant les ports subissent une "portuarisation" dans les portus-écosystèmes. Cette "portuarisation" biologique permet d’étudier une évolution rapide et d’apporter un éclairage sur les processus évolutifs associés aux activités humaines qui agissent sur les espèces marines.
Les ports, lieux de rencontre et de métissage biologique
Le premier vecteur d’introduction d’espèces exotiques à l’échelle mondiale est le transport maritime de marchandises, devant l’aquaculture. Pour certaines espèces qui peuvent être transportées dans les ballasts ou fixées sur les coques des navires, les ports sont des points d’entrée, à partir desquels elles peuvent parfois s’échapper et coloniser les écosystèmes naturels avoisinants. Sans surprise, chez les animaux invertébrés fixés, 30 à 50 % des espèces vivant sur les infrastructures portuaires sont des espèces exotiques introduites. L’analyse de l’ADN environnemental libéré dans l’eau par les organismes simplifie la procédure d’inventaire de ces espèces. Et grâce à l’analyse des séquences d’ADN extrait d’un échantillon d’individus peuplant les ports, il est possible d’identifier des variétés ou des génotypes particuliers provenant de zones géographiques distantes. On trouve par exemple des moules d’une variété méditerranéenne dans les ports de la façade atlantique. Des génotypes particuliers de l’algue asiatique Undaria pinnatifida, plus connue sous le nom de wakame, introduite il y a 40 ans dans la Manche, sont propagés de ports de plaisance en ports de plaisance par les voiliers.
A gauche : Jeune algue brune "Undaria pinnatifida", située près de Brest, dans le Finistère. Egalement appelée wakamé, c'est une algue originaire des côtes asiatiques où elle est notamment cultivée pour l'alimentation humaine. C'est une espèce invasive présente dans de nombreuses régions du globe. En France, notamment en Bretagne, son introduction accidentelle (via le trafic maritime) et volontaire (à des fins de culture) sont à l'origine de son établissement dans les milieux portuaires, ainsi que dans les habitats rocheux naturels où elle coexiste avec les espèces locales. (© Yann FONTANA/CNRS Photothèque).
A droite : Fouling sur une coque de bateau, ici essentiellement constitué de ciones jaunes. Le fouling, aussi nommé "salissure", sur la coque d'un bateau est la colonisation spontanée d'un support immergé par des organismes se fixant sur ce support. Il commence par un biofilm invisible, suivi par la colonisation du substrat par une série d'organismes macroscopiques. Il concerne en particulier les coques des navires mais également diverses installations fixes ou non fixes immergées telles que les plateformes pétrolières, les champs d’éoliennes, les infrastructures portuaires. Fixés sur la coque des bateaux, les organismes sont transférés d'un océan à l'autre. Les navires de commerce et de plaisance seraient responsables de 70 % des invasions biologiques en milieu marin. La colonisation des côtes par des espèces exotiques (non-indigènes) introduites est une menace pesant sur la biodiversité côtière. (© Wilfried THOMAS/CNRS Photothèque)
De même, l’analyse de la structure génétique de la cione jaune Ciona intestinalis révèle une proximité génétique bien plus forte entre populations de ports de plaisance éloignés géographiquement qu’entre populations proches. L’ADN permet aussi de détecter les pathogènes marins, qui eux aussi profitent des taxis cargos pour voyager autour de la planète, comme par exemple un cancer transmissible de moule qui a voyagé d’Europe en Amérique du Sud dans les moules fixées aux navires. Ces introductions et dispersions par les navires créent aussi des rencontres inattendues entre espèces différentes, et lorsque les espèces ou les lignées peuvent s’hybrider, émergent dans les ports des populations métissées. C’est le cas de cette variété méditerranéenne de moules qui s’est hybridée avec l’espèce atlantique pour donner une variété que l’on rencontre uniquement dans les grands ports de commerce et que les chercheurs ont appelé "moules des docks". De façon surprenante, cette variété hybride reste cantonnée aux ports. Les chercheurs essayent de comprendre pourquoi cette variété ne s’y disperse pas en dehors et si l’hybridation a facilité l’implantation et l’adaptation des moules des docks.
« Moules des docks » fixées sur des pneus dans le port de Saint-Nazaire. Cette variété de moules a émergé dans les grands ports de commerce suite à l’hybridation entre une lignée indigène et une lignée d’origine méditerranéenne introduite par le trafic maritime.(© Hélène Cochet)
S’hybrider pour s’adapter
L’hybridation peut parfois favoriser l’adaptation. Par exemple, des scientifiques américains ont étudié l’adaptation à la pollution par les hydrocarbures dans les grands ports d’Amérique du Nord chez les killis, des petits poissons d’une dizaine de centimètres. Ils ont montré qu’un allèle de résistance aux hydrocarbures trouvé chez le killi du Golfe, dans le port de Houston, provenait d’une hybridation avec une espèce sœur, le killi choquemort, qui avait développé cette résistance dans les ports de la côte Est. Cette intégration d’un allèle avantageux dans le génome d’une autre espèce est un processus appelé "introgression adaptative" : un allèle avantageux dans une espèce profite de rares hybridations pour passer dans une autre espèce, ce qui procure un avantage aux individus endurant les mêmes pressions sélectives. Les chercheurs du CNRS ont, de leur côté, observé que des populations portuaires de la cione jaune avaient intégré un fragment (et seulement un) de chromosome de la cione robuste Ciona robusta, une espèce asiatique introduite. Il semble que dans les ports, l’adaptation soit souvent associée à l’hybridation et que les deux processus doivent être étudiés conjointement.
Les scientifiques essayent maintenant de comprendre les forces évolutives qui ont favorisé cette introgression dans cette seule région génomique de l’espèce.
Les populations portuarisées : des menaces pour l’environnement ?
Si ces nouvelles lignées exotiques, métissées, portuarisées, peuvent menacer l’existence des populations naturelles avoisinantes, rien ne permet de l’affirmer pour l’instant. Moules des docks, killis des hydrocarbures, ou ciones des ports de plaisance sont indirectement des créations humaines. Se pose cependant la question de l’influence de ces nouvelles lignées sur les populations naturelles des espèces ou variétés dont elles sont issues. Dans la rade de Brest, les moules des docks se sont déjà échappées du port et sont implantées dans l’estuaire de l'Élorn : elles ont remplacé la variété locale. Pour connaître les menaces possibles, il faut progresser sur l’étude des populations portuarisées et organiser une surveillance afin de ne pas rater leur échappement, s’il se produit. Les scientifiques du CNRS, qui avaient l’habitude d’étudier des adaptations à des variations environnementales naturelles lentes et l’hybridation entre des lignées qui ont émergé depuis les périodes glaciaires, sont prêts à relever le défi de ce nouvel axe de recherche dans leurs nouveaux laboratoires à ciel ouvert et mer fermée : les ports.
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du journal CNRS