Climatosceptiques : sur Twitter, enquête sur les mercenaires de l’intox
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Climatosceptiques : sur Twitter, enquête sur les mercenaires de l’intox
Vous venez de publier une étude [7] sur le regain de l'activité climatosceptique que vous avez constaté sur les réseaux sociaux depuis l’été 2022. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un climatosceptique ?
David Chavalarias1 : Les climatosceptiques, ou climato-dénialistes comme on les appelle aussi, sont des personnes qui rejettent les principales conclusions de la science du climat et des synthèses du Giec, qui reflètent l’état des connaissances sur le climat et le changement climatique. En particulier, ils nient le fait que le réchauffement climatique soit d’origine anthropique et qu’il va causer des dégâts considérables. Pour certains d’entre eux, il n'y a pas de changement climatique. Pour d’autres, il est dû à la variabilité naturelle du climat et donc on ne peut rien y faire. Certains vont jusqu’à dire que le CO2 est bon pour l'Homme et la planète. Un large éventail d'arguments est ainsi mobilisé avec pour objectif principal de retarder les mesures à prendre pour lutter contre le changement climatique.
Vos travaux portent sur ces groupes ayant un agenda et un intérêt à faire avancer ces idées-là sur les réseaux sociaux. Que peut-on en dire ?
D.C. : J’ai lancé en 2015 avec Maziyar Panahi un observatoire, appelé le Climatoscope, pour analyser le débat climatique sur la plateforme Twitter à l'échelle mondiale, en français et en anglais. L’observatoire collecte des centaines de milliers de tweets sur le sujet par semaine. Avec nos collègues Paul Bouchaud et Victor Chomel, nous avons étudié comment ce débat évolue dans le temps, notamment à l’occasion d’événements climatiques extrêmes ou de sommets internationaux sur le climat. Nous identifions les forces en présence et les stratégies des différents camps pour faire passer leurs messages.
Dans le cas des groupes dénialistes, nous nous sommes intéressés plus particulièrement à la manière dont ils arrivent à persuader une partie non négligeable de la population de croire à des pseudo-faits, qui vont à l'encontre de ce qui est accepté scientifiquement et de ce que ressent la population année après année. Il y a un aspect de guerre communicationnelle, où un groupe très minoritaire essaie d’imposer ses vues, ou pour le moins semer le doute chez une portion croissante de la population. Depuis cet été en France, on observe un regain d’activité climatosceptique venant d’environ 10 000 comptes Twitter qui, en majorité, faisaient partie de la sphère antivax et anti-système d’orientation alt-righ pendant la pandémie et dans une moindre portion, des mouvances d’extrême droite comme Reconquête!.
Comment étudiez-vous ces comptes et leur activité ?
D.C. : Twitter a été notre plateforme de prédilection d’une part parce qu’elle met à disposition du public une partie de ses données, et d’autre part parce que c’est une plateforme qui concentre un grand nombre d’influenceurs sur les questions politiques et climatiques. Les dizaines de millions de tweets que nous avons moissonnés sur le changement climatique ont un contenu, des auteurs et des indications comme : qui répond à qui, qui aime quoi, qui est en relation avec qui. Ceci nous permet de transformer ces données en structure mathématique, un graphe où les nœuds représentent des utilisateurs et les liens entre les nœuds représentent leurs interactions. Ce graphe nous permet de caractériser des structures sociales sous forme de communautés de militants alignés idéologiquement. Nous pouvons entrer ensuite dans le contenu de ce qui est dit. Nous essayons ainsi de comprendre comment ces groupes-là s'organisent pour gagner de l’influence et prendre le pas sur leurs adversaires.
Qu’avez-vous appris sur ces groupes climatosceptiques, leurs stratégies et leur coordination ?
D.C. : Leur première caractéristique est bien sûr de diffuser des informations fausses ou des présentations trompeuses de vrais résultats sur le climat. Ensuite, ils présentent une suractivité par rapport à ceux qui défendent le consensus climatique. Ils compensent le fait d’être minoritaires par une forte présence en ligne. Une autre caractéristique est que les « experts » climatosceptiques s’expriment sur tout. C’est une différence par rapport à ceux qui défendent la réalité du changement climatique, qui s’expriment principalement sur leur domaine de compétence. De plus, les comptes climatosceptiques n’ont pas peur de se contredire eux-mêmes. Un jour ils diront que le changement climatique n’existe pas, et un autre ils relaieront l’idée qu’il existe mais qu’on ne peut rien y faire. On observe aussi que les climatosceptiques pratiquent régulièrement des attaques ad hominem. Ils attaquent en particulier les scientifiques du Giec pour créer de la polémique et les délégitimer. Les dénialistes relaient 3,5 fois plus de messages « toxiques » que les autres communautés.
Autre caractéristique, ces communautés ont un taux de comptes inauthentiques (des robots ou personnes payées pour relayer des messages) près de trois fois supérieur à celui des autres communautés. Il est donc très probable qu’elles s’adonnent à des pratiques dites d’astroturfing, dont le but est de constituer une foule factice pour faire croire qu’une cause est beaucoup plus soutenue dans la population qu’elle ne l’est réellement. Enfin, on observe des patterns d’activité très spécifiques. Par exemple, plusieurs lundis de suite, ils vont tous se mettre à défendre l’idée que le CO2 est bon pour les plantes.
Quels sont les arguments qu’ils développent ?
D.C. : Ils sont nombreux et variés. Il y a par exemple l'appel au sens commun, qui ne vaut rien scientifiquement. Typiquement, ce sont des messages du type : « il neige abondamment en Suisse ou en Autriche, du jamais vu à la mi-septembre, heureusement qu'il y a le changement climatique »’ Il y a des arguments sur l'immoralité des défenseurs du climat à partir de faits anecdotiques, comme le compostage humain, pour dire, regardez, ils sont fous. On trouve des arguments complotistes du genre contrôle des populations. Exemple : « maintenant que le Covid est fini, ils vont essayer de nous contrôler avec le changement climatique ». Ils essaient de faire croire que les travaux du Giec relèvent d’un agenda politique. « C’est la gauche qui veut détruire l’économie ! », par exemple. Il y a encore des arguments de type pseudo-scientifique qui mettent en avant l’infime minorité de chercheurs climatosceptiques. Enfin, beaucoup de messages visent à dénigrer l’expertise des membres du Giec et de leurs relais.
Comment cette communauté est-elle structurée ?
D.C. : Le climatoscepticisme est composé de trois grands courants au niveau mondial. On a d’abord le climato-dénialisme, aux motivations économiques. Ce sont par exemple de faux militants payés par les industries fossiles dont le but est de retarder l’action contre le réchauffement climatique. Ceci a déjà été largement documenté. Il y a ensuite les climatosceptiques politiques. Ceux-ci rejettent la réalité du réchauffement climatique ou dénigrent les mesures proposées pour y remédier avant tout pour nuire à leurs opposants politiques qui les défendent. Le changement climatique ne les intéresse pas nécessairement en tant que tel. Aux États-Unis, au moment des élections américaines, il y a eu un regain de climatoscepticisme car il s'agissait d'attaquer le projet environnemental démocrate. Enfin, la troisième catégorie est le climatoscepticisme géopolitique qui provient de pays aux régimes totalitaires. Pour ces régimes, pour le Kremlin par exemple, le changement climatique est un bon terrain pour diviser les populations et affaiblir les démocraties, comme je l’ai développé dans mon ouvrage Toxic Data. On sait par exemple qu’une des stratégies de Poutine pour gagner de l’influence sur le plan géopolitique est de mener des opérations de subversion sur les réseaux sociaux pour affaiblir les démocraties. Son but est d’exacerber les divisions intérieures afin d’altérer la cohésion sociale et que l’attention des gouvernements soit absorbée par des conflits intérieurs, voire si possible qu’ils soient eux-mêmes délégitimés.
Le regain de climato-dénialisme que l’on observe depuis l’été 2022 semble avoir pour origine, pour une part importante, ce troisième courant. Nous observons des comptes qui auparavant semaient la discorde sur les vaccins contre le Covid-19, et qui, après avoir relayé la propagande du Kremlin autour de la guerre en Ukraine, se sont mis à défendre des thèses climatosceptiques. 60 % de la communauté climato-dénialiste active en 2022 a participé à des campagnes numériques pro-Poutine. La force des climato-dénialistes est d'avoir un agenda politique tout en le cachant. Si quelqu'un présente des arguments scientifiques, vous l'attaquez. Vous jouez sur la peur, vous dites que leur but est de vous contrôler. Ce sont les ficelles qui sont utilisées dans bien d’autres entreprises de subversion que le climat, notamment par l’extrême-droite américaine et le Kremlin.
Quel est l’impact de ces réseaux climatosceptiques ?
D.C. : Le climatoscepticisme est en hausse. Certains sondages le montrent et on l’observe aussi sur Twitter. Mais il a aussi un impact réel sur les scientifiques. Ceux-ci sont harcelés, dénigrés, on leur dit qu'ils servent les élites, qu’ils ont un agenda politique. C’est la stratégie des « cinq D » très prisée par des régimes comme le Kremlin. Discréditer, Déformer, Distraire, Dissuader, Diviser. On peut en rajouter un sixième : faire douter. Ces six « D » sont mis en œuvre sur le terrain climatique. On désinforme en disant par exemple que le réchauffement est dû à une variation naturelle. On détourne l’attention en reprochant aux scientifiques qui étudient le changement climatique d’avoir un agenda politique. On les dénigre au passage. On dissuade de toute action sérieuse par la peur, en faisant croire que les mesures vont détruire l’économie et les emplois. On fait douter en faisant croire que le consensus scientifique est faible ou que les mesures envisagées ne serviront à rien. Tout cela est très efficace à condition que l’on n’en ait pas conscience. C'est pourquoi il faut bien comprendre ce qui se joue en ligne pour ne pas se faire manipuler.
Pensez-vous que l'action climatique des États soit ralentie par ce type de militantisme numérique climato-dénialiste ?
D.C. : Ce n’est que mon opinion mais j’en suis convaincu. On le voit sur les énergies renouvelables. Il y a de grands débats sur les réseaux sociaux sur l’idée qu’elles ne sont pas efficaces, et certaines collectivités territoriales et le gouvernement deviennent plus rétifs à s'engager sur cette voie. Comprenez que si vous avez ne serait-ce que 10 % de la population très radicalisée et prête à descendre dans la rue pour protester contre ce type d’initiative ou contre par exemple, l'augmentation du prix de l'essence, les gouvernements seront moins à même de prendre ces mesures. C’est la stratégie de division : plus le pays est divisé, moins vous pourrez mettre en œuvre des politiques publiques audacieuses efficaces pour traiter un problème majeur comme le changement climatique. Nous avons montré dans notre étude que, bien que les synthèses du Giec mènent les débats sur le moyen terme sur Twitter, au quotidien, les réactions des climato-dénialistes, mais également des technosolutionnistes, réduisent l’activité en ligne des membres du Giec et de leurs relais. Ce type de militantisme climatosceptique freine donc a priori la diffusion des connaissances scientifiques et des conclusions du Giec. ♦
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- 1. Directeur de recherche au CNRS, directeur de l’Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France (ISC-PIF, unité CNRS).
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