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Quelle forêt pour demain ?
(Cet article est extrait du dossier « La forêt, un trésor à préserver », paru initialement dans le n° 16 de la revue Carnets de science, disponible en librairie et Relay.)
Comment aider nos forêts à faire face aux nouvelles contraintes climatiques et les protéger de l’extinction ? Les hêtraies cathédrales de Normandie, les forêts de chênes sessiles du Nord de la France, notamment, seront-elles toujours adaptées dans un contexte où les épisodes de sécheresse vont se multiplier ? « Comme tous les êtres vivants, les arbres ont toujours migré naturellement en fonction des bascules climatiques, à raison de quelques kilomètres par siècle, explique Jonathan Lenoir, écologue au laboratoire Écologie et dynamique des systèmes anthropisés1 (Edysan). Mais le changement climatique actuel est si brutal que pour y faire face, il faudrait qu’ils se déplacent cent fois plus vite ! »
Dans ce contexte, la plantation d’arbres, déjà très pratiquée dans nos forêts de l’ouest européen, pourrait être un outil précieux pour aider la forêt. L’idée générale : plus au nord, planter des arbres déjà adaptés aux conditions chaudes et sèches de régions plus méridionales. Un coup de pouce qui porte un nom en écologie : la « migration assistée d’espèces ». Cette pratique consiste ainsi à déplacer une espèce hors de sa zone de distribution de prédilection. Dans la moitié nord de la France, où les épisodes de sécheresse se multiplient, il s’agit de planter par exemple des chênes verts ou tauzins qui, plus méridionaux, ont besoin de moins d’eau pour s’épanouir que les chênes locaux, leurs cousins sessiles ou pédonculés.
Implanter de nouvelles essences : oui, mais…
Cette stratégie de migration fait déjà l’objet de nombreux tests. À travers le monde, des scientifiques ont créé des common gardens, des espaces où ils font cohabiter des espèces de différentes provenances géographiques. « Nous avons mis en place un réseau de quatre de ces jardins partagés, dans la Sarthe, en Centre-Val de Loire, en Bourgogne et dans le Nord-Est, détaille Alexis Ducousso, généticien à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Nous y avons planté 107 populations d’arbres venant de toute l’Europe, avec l’objectif d’évaluer ce “mélange” sur trente ans. Nos résultats montrent notamment que le chêne sessile est particulièrement adaptable : il s’épanouit sans broncher de l’Écosse à la Turquie. De même, le sudiste chêne pubescent peut migrer vers les Hauts-de-France sans trop de problème. »
Mais déplacer des essences de la sorte n’est pas sans risque et les écologues préconisent d’avancer à pas comptés sur le sujet. C’est ce qu’ont montré Jonathan Lenoir et ses collègues dans un récent article publié dans la revue Oikos2. En se basant sur diverses caractéristiques d’arbres européens et nord-américains (épaisseur des feuilles, teneur en azote, profondeur d’enracinement, taille à maturité, capacité de résistance à la sécheresse…), les scientifiques ont anticipé l’impact qu’auraient des migrations massives d’espèces. Leurs résultats révèlent qu’il serait négatif à plusieurs égards. « En premier lieu, sur l’humidité et la fraîcheur locale que procure une forêt, avertit Jonathan Lenoir. Il faut voir les arbres comme des pailles géantes qui pompent l’eau du sol et la transportent vers la cime via un réseau complexe de vaisseaux conducteurs. Cette eau est non seulement utilisée par l’arbre, mais également redistribuée sous forme de rosée et de vapeur d’eau. Cette brume humidifie l’air ambiant profitant à la faune et à la flore alentour en apportant une fraîcheur salvatrice, notamment pour nous, les humains, en cas de forte canicule. »
Problème : si, sur les moyennes latitudes (comme en Ile-de-France), on remplace par exemple les chênes sessiles par des chênes verts, avec l’argument que ces derniers ont besoin de beaucoup moins d’eau pour se développer, on n’obtiendra pas du tout le même effet fraîcheur en été ! En effet, ces derniers sont particulièrement économes en eau, et en ont donc très peu à redistribuer… « Le risque est que, si l’on procède au remplacement trop rapidement, ces arbres adaptés aux régions méditerranéennes accélèrent le dessèchement de la forêt », alerte Jonathan Lenoir. De même, si l’on agrandit le territoire des eucalyptus ou des pins maritimes, deux essences très inflammables, on augmente le risque de départs de feux.
« C’est en partie à cause de ce phénomène que des incendies se sont propagés ces dernières années dans des zones qui n’étaient jusqu’alors pas jugées à risque, comme les monts d’Arrée et la forêt de Brocéliande en Bretagne, indique l’écologue. Or, ces incendies émettent dans l’atmosphère du CO2, ce qui alimente le réchauffement climatique et s’avère donc contreproductif ! » Plutôt que faire migrer des espèces, de nombreux écologues préconisent la migration par « flux de gènes ». Il ne s’agit plus, ici, de planter de nouvelles espèces mais de miser sur les espèces déjà implantées localement, en essayant de trouver en leur sein des individus plus résistants aux sécheresses, notamment. « Nos chênes sessiles et nos hêtres n’ont peut-être pas dit leur dernier mot », glisse Guillaume Decocq, botaniste au laboratoire Edysan. Le principe : prélever, au sein d’une même espèce, les graines issues de populations situées sur la marge la plus chaude et sèche de son aire de répartition et les semer plus au nord en espérant qu’elles vont s’y épanouir, notamment en s’hybridant avec les populations « locales ». Une méthode déjà éprouvée et qui semble plutôt efficace.
Une chose est sûre : la stratégie à adopter pour adapter nos forêts fait débat, notamment chez les industriels de la filière bois, qui, pour certains, ont déjà recours à la migration massive d’espèces. « Des exploitants du Sud-Ouest de la France effectuent des coupes à blanc (abattage sur de très grandes surfaces de la totalité des arbres d’une exploitation forestière, Ndlr) dans des forêts encore viables, et, à la place, plantent des essences exotiques comme l’eucalyptus ou le chêne rouge originaire d’Amérique », raconte Guillaume Decocq. La migration assistée d’espèces est probablement une des solutions pour préserver nos forêts, mais uniquement si elle est très parcimonieuse. Et surtout pas si elle est standardisée. « La standardisation est le talon d’Achille de nos forêts, insiste le botaniste : en plantant des arbres de la même espèce, du même âge, de la même taille, on a simplifié à outrance nos écosystèmes forestiers. Une forêt plus diverse, plus complexe, avec des arbres de formes et de tailles différentes sera plus résiliente aux sécheresses, mais aussi aux tempêtes qui vont se multiplier. Elle sera aussi le siège d’une biodiversité plus complexe. » Et le scientifique d’enfoncer le clou : « Il n’y a pas que la plantation d’arbres pour faire pousser des forêts ! On peut aussi miser sur la régénération naturelle de celles-ci, via les plantules qui se développent spontanément au pied des individus plus âgés. »
Retour à l’état sauvage
De la régénération naturelle à la libre-évolution, il n’y a qu’un pas, que certains n’hésitent plus à franchir. Le meilleur moyen d’obtenir des écosystèmes forestiers diversifiés, caractérisés par l’ensemble de leurs processus écologiques complexes, et résilients, n’est-il pas de leur rendre simplement leur état sauvage ? C’est la cause que défendent un certain nombre de gestionnaires de l’environnement et d’associations naturalistes, au premier rang desquels le botaniste Francis Hallé, qui plaide pour le retour de forêts primaires en Europe. Sur le continent, la dernière forêt considérée comme primaire, c’est-à-dire n’ayant subi aucune transformation anthropique depuis au moins huit cents ans, c’est celle de Bialowieza, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie.
« Bialowieza est remarquable, explique Alexandra Locquet, géographe, chercheuse associée au Laboratoire dynamique sociale et recomposition des espaces3 (Ladyss). Elle possède une architecture forestière spontanée, composée de différentes strates, une canopée constituée d’arbres d’âges et de dimensions variés, parmi lesquels de très vieux individus, un sol très riche en bois mort qui constitue un habitat de choix pour de nombreux être vivants et une bonne source d’alimentation pour les espèces dites “saproxyliques”, qui consomment du bois mort. Les prédateurs de ces espèces peuvent ensuite se développer et toute une chaîne alimentaire peut ainsi se constituer. 30 % de la biodiversité forestière est liée à la présence de bois mort. » Autre particularité de la forêt de Bialowieza : elle héberge toute une faune de grands herbivores, des bisons, que les avocats de la forêt primaire aimeraient bien voir réintroduite dans l’Hexagone.
Différents rôles pour différentes forêts ?
Problème : il faut compter une bonne centaine d’années avant qu’une forêt laissée en libre évolution commence à retrouver les caractéristiques d’une forêt primaire. « Il faut aussi une surface minimale – environ 70 000 hectares – pour que s’y développe un écosystème complet et fonctionnel, poursuit le géographe Laurent Simon, professeur émérite de géographie à l’université Panthéon-Sorbonne et membre du Ladyss. Jusqu’à présent, aucun propriétaire forestier en France, qu’il soit privé ou public, n’a souhaité se lancer dans cette aventure. »
Le retour de plus de naturalité en forêt fait en tout cas clairement partie des stratégies à l’étude pour les rendre plus résilientes. Dans cette perspective, l’Union européenne a d’ailleurs entrepris la cartographie des poches de forêts primaires et/ou très anciennes, sur le continent. « Bien-sûr, il est illusoire de vouloir mettre en place des stratégies de libre évolution dans toutes les forêts, commente Alexandra Locquet. Mais il est tout à fait possible et souhaitable de sanctuariser des îlots qu’on laisserait évoluer librement. »
« L’idéal serait peut-être d’assigner différents rôles à différentes forêts », propose enfin Guillaume Decocq. Les forêts domaniales, comme celles de Compiègne dans l’Oise ou de Rambouillet dans les Yvelines, recréées par les rois au Moyen Âge pour les besoins de la chasse et donc très anciennes, pourraient ainsi assurer des fonctions écologiques et sociales (puits de carbone, îlots de fraîcheur et de biodiversité...) tandis que les forêts les plus récentes, celles des Landes ou de Sologne par exemple, boisées au XIXe siècle, seraient davantage dédiées à l’exploitation du bois. Une exploitation sans coupes à blanc ni migration assistée irraisonnée, toutefois. ♦
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Planter des milliards d’arbres, la solution miracle ?
Face au dépérissement de nos forêts, faut-il planter des milliards d’arbres pour limiter les pertes, comme l’encouragent déjà les politiques de compensation carbone ? « La forêt est certes une alliée, mais ce n’est pas la réponse à tout, temporise Jonathan Lenoir, écologue au laboratoire Écologie et dynamique des systèmes anthropisés41. Des travaux récents montrent que certaines initiatives sont contre-productives, car certains milieux sont plus performants que la forêt en matière de stockage de CO2 à long terme. Je pense par exemple au boisement de zones de tourbière et de savane. Planter des arbres tout en détruisant ces habitats qui sont d’excellents candidats à la captation et au stockage de carbone, on fait pire que mieux finalement. » De même, planter à marche forcée 1 milliard d’arbres dans les forêts françaises d’ici à 2032, comme l’a promis le président Emmanuel Macron, pourrait causer plus de tort que de bien si cela passe par une politique de coupes à blanc dévastatrices et par l’élimination des vieux arbres. « Ce n’est pas en plantant une armée de jeunes qu’on compense les vieux qui constituent un trésor culturel et écologique sans pareil », conclut Jonathan Lenoir. ♦
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- 1. Unité CNRS/Université Picardie Jules Verne.
- 2. "Assisted migration in a warmer and drier climate: less climate buffering capacity, less facilitation and more fires at temperate latitudes? " R. Michalet et al., Oikos – 19 décembre 2023.
- 3. Unité CNRS/Univ. Panthéon-Sorbonne/Univ. Paris Cité/Univ. Paris Nanterre/Univ. Vincennes Saint-Denis.
- 4. Unité CNRS/Université Picardie Jules Verne.
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