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La forêt, un réservoir de biodiversité fragilisé

La forêt, un réservoir de biodiversité fragilisé

29.07.2024, par
Nouragues © Claude Delhaye / CNRS Images
Observation à la jumelle à la station scientifique des Nouragues (Guyane française). Grâce aux inventaires réguliers, près de 1 600 espèces d’arbres ont été identifiées sur l’ensemble du territoire.
Les forêts ne se résument pas aux seuls arbres, loin s’en faut ! Dans ce troisième épisode de notre série d’été, partez à la découverte des habitants de la forêt. Du sol jusqu’à la cime des arbres, ces écosystèmes abritent en effet 80 % des espèces terrestres connues. Une richesse particulièrement visible dans la forêt tropicale.

(Cet article est extrait du dossier « La forêt, un trésor à préserver », paru initialement dans le n° 16 de la revue Carnets de sciencedisponible en librairie et Relay.)

Quiconque a déjà eu l’opportunité de pénétrer dans une forêt ancienne est frappé par l’abondance de sons qui s’en échappe. Les stridulations d’insectes, coassements de batraciens et autres chants d’oiseaux ne sont pourtant qu’une infime partie d’une biodiversité bien plus riche que ce qu’elle donne à entendre. Les études les plus récentes estiment que les forêts de la planète abritent à elles seules 80 % de la biodiversité terrestre, alors qu’elles ne représentent qu’un tiers des terres émergées. 70 000 essences d’arbres différentes1 y ont été recensées. Mais une forêt, c’est bien plus que des arbres...

« La forêt est un écosystème complexe qui se déploie en 3D, raconte Philippe Grandcolas, directeur-adjoint scientifique à CNRS écologie & environnement. On y trouve au moins trois niveaux (quatre dans les forêts tropicales !) : la canopée (les arbres, donc), qui peut monter jusqu’à 40 mètres de haut, voire plus !, le sous-bois (plantes, animaux divers) et, on l’oublie souvent, le sol et sa faune microscopique. » Toutes ces espèces fonctionnent ensemble et ont noué des liens complexes. Chaque arbre fournit ainsi un habitat à des centaines d’espèces d’arthropodes (insectes, araignées, myriapodes…), de lichens ou de plantes épiphytes (organismes qui poussent sur d’autres plantes sans les parasiter), sans parler des micro-organismes.
 

Nouragues © Pierre-Olivier Jay / 97PX
À la station scientifique des Nouragues (Guyane française), trois tours de 45 mètres de haut permettent aux scientifiques d’accéder à la canopée de cette forêt tropicale dense.
Nouragues © Pierre-Olivier Jay / 97PX
À la station scientifique des Nouragues (Guyane française), trois tours de 45 mètres de haut permettent aux scientifiques d’accéder à la canopée de cette forêt tropicale dense.

Loin devant les forêts boréales, tempérées et méditerranéennes, les forêts tropicales humides d’Amazonie, du bassin du Congo et de l’archipel indonésien constituent le réservoir le plus vaste de biodiversité de la planète. À eux seuls, ces trois massifs forestiers représentent une superficie de 17 millions de kilomètres carrés pour un nombre total d’espèces animales et végétales qui avoisinerait plusieurs dizaines de millions ! En Guyane, où la forêt tropicale couvre 97 % du territoire, les inventaires naturalistes réalisés depuis le milieu des années 1980 témoignent de son niveau de biodiversité exceptionnel.

Une forêt tropicale à la biodiversité foisonnante

« À l’appui de ces investigations menées notamment dans la réserve naturelle des Nouragues, où une station scientifique permanente a été installée au milieu de la forêt, les botanistes sont parvenus à identifier plus de 1 600 espèces d’arbres sur l’ensemble du territoire de la Guyane française. C’est 600 de plus qu’il y a quinze ans », se réjouit Jérôme Chave, écologue au Centre de recherche sur la biodiversité et l’environnement2.
 

La forêt guyanaise renferme 700 espèces d’oiseaux, 500 de poissons, 130 d’amphibiens, et 200 de mammifères, soit presque deux fois plus que dans toute la France métropolitaine.

À l’hectare, jusqu’à 600 espèces d’arbres peuvent être dénombrées, contre une quinzaine à peine dans une forêt tempérée riche. La forêt guyanaise renferme également 700 espèces d’oiseaux, 500 de poissons, 130 d’amphibiens, 200 de mammifères (soit presque deux fois plus que sur l’ensemble de la France métropolitaine). Pour ce qui est des insectes, l’inventaire demeure en revanche largement incomplet. Alors que près de 100 000 espèces ont déjà été identifiées en forêt guyanaise, on estime que leur nombre total pourrait avoisiner les 400 000.

Photos © Claude Delhaye / CNRS Images
Faune et flore de Guyane. De gauche à droite : grenouille à tapirer, coq de roche et étude d’une espèce de broméliacées.
Photos © Claude Delhaye / CNRS Images
Faune et flore de Guyane. De gauche à droite : grenouille à tapirer, coq de roche et étude d’une espèce de broméliacées.

Riche, la biodiversité des forêts tropicales est néanmoins sous pression. C’est par exemple le cas des plantes de la mata atlântica, cette forêt humide qui s’étire le long des côtes brésiliennes. Selon une étude publiée récemment dans la revue Science, 82 % des arbres endémiques de cet écosystème seraient aujourd’hui menacés de disparition. En cause principalement : la déforestation. Grâce aux images satellitaires, les scientifiques ont pu mesurer que les forêts tropicales avaient perdu 2,2 millions de kilomètres carrés entre 1990 et 2020, soit l’équivalent de quatre fois le territoire français métropolitain.

Les risques de la fragmentation

À l’heure où la superficie des forêts tropicales régresse de 1 à 2 % chaque année sous les coups de boutoir de l’agro-industrie et du réchauffement climatique, il est plus que jamais nécessaire de poursuivre le recensement des espèces qui peuplent ces écosystèmes. Une démarche qui vise également à mieux comprendre les relations entre les différentes espèces. « Contrairement aux forêts tempérées où le vent constitue le principal vecteur de dispersion des graines et du pollen, 80 % des végétaux des forêts tropicales sont tributaires des oiseaux, des mammifères ou des insectes pour assurer leur dissémination et pollination sans que l’on connaisse toujours les détails de ces interactions », précise Jérôme Chave.

Mais la déforestation ne concerne pas que les forêts tropicales, loin de là. Dans la plupart des régions boisées du globe, l’exploitation irraisonnée des massifs forestiers et le développement des axes de circulation conduisent à réduire leur surface, mais aussi à les fragmenter en parcelles plus petites qui finissent par se retrouver isolées les unes des autres. Or, à mesure que ces îlots forestiers se réduisent, leurs caractéristiques microclimatiques, à savoir un taux d’humidité plus élevé et des températures inférieures à celles régnant en dehors de la forêt, s’estompent. Certaines espèces particulièrement inféodées à ces conditions de température et d’humidité, comme les amphibiens, se retrouvent alors prises au piège, ces animaux étant incapables de franchir les zones déforestées les séparant d’un milieu plus favorable.
 

Brésil © SOS Mata Atlantica / AFP
La fragmentation des forêts menace les espèces animales telles que les batraciens, qui ne peuvent franchir les espaces déforestés (ici au Brésil, dans le Minas Gerais en 2022).
Brésil © SOS Mata Atlantica / AFP
La fragmentation des forêts menace les espèces animales telles que les batraciens, qui ne peuvent franchir les espaces déforestés (ici au Brésil, dans le Minas Gerais en 2022).

En réduisant l’écosystème forestier à une seule espèce d’arbre, on se prive de tout un cortège de prédateurs naturels (insectes, acariens, oiseaux…), limitant ainsi les chances de juguler une attaque massive de ravageurs.

Ainsi, alors que la surface de la forêt tempérée française a plus que doublé depuis le XIXe siècle, « sa faible biodiversité provient en partie de son trop grand morcellement, indique Pierre-Henri Gouyon, professeur émérite en biologie évolutive au Muséum national d’histoire naturelle. En dressant des barrières infranchissables entre les populations d’une même espèce, cette fragmentation de l’habitat forestier freine la dynamique d’apparition de nouvelles sous-espèces pouvant résulter de la dispersion de ces populations. » Isolées les unes des autres, ces populations voient leur diversité génétique se réduire, ce qui les fragilise un peu plus. 

Un autre péril menace la biodiversité des forêts tempérées : leur simplification à outrance. Alors qu’à l’état naturel, un milieu forestier se compose d’une espèce d’arbre dominante entourée de quatre à cinq espèces compagnes, les plantations qui se substituent aux forêts naturelles après que ces dernières ont été exploitées sont très souvent mono­spécifiques. Problème : en réduisant l’écosystème forestier à une seule espèce d’arbre, comme c’est le cas avec les plantations d’épicéas ou de pins maritimes, on se prive de tout un cortège de prédateurs naturels (insectes, acariens, oiseaux…), limitant ainsi les chances de juguler une attaque massive de ravageurs tels que les scolytes, petits coléoptères qui se nourrissent du bois tendre situé sous l’écorce des arbres.

Plus de diversité, pour plus de résilience

Dernier aspect de la biodiversité forestière : le sol. Cette strate invisible, encore relativement peu étudiée, recèlerait pourtant cinq fois plus d’espèces que la canopée. Jusqu’à plusieurs milliers d’espèces de bactéries et de champignons peuvent ainsi coexister dans un seul gramme de sol d’une forêt tempérée… Ce n’est pas tout : les sols de nos forêts abritent tout un bestiaire de créatures minuscules parmi lesquelles des acariens, des pseudoscorpions et des collemboles, de minuscules arthropodes dont les quelque 8 000 espèces recensées forment une classe à part entière. L’ensemble de ces animaux de taille millimétrique constitue la mésofaune du sol.

Les sols de nos forêts abritent tout un bestiaire de créatures minuscules parmi lesquelles des acariens, des pseudoscorpions et des collemboles, de minuscules arthropodes dont on a recensé 8 000 espèces à ce jour.

Une faune d’autant plus diversifiée que le couvert forestier est varié. « On sait par exemple qu’introduire des espèces de feuillus dans une plantation de résineux diminue le niveau d’acidité du sol et améliore la qualité de la matière organique produite par celui-ci, explique Mathieu Santonja, enseignant-chercheur à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale3, ce qui profite directement à la biodiversité du sol forestier. »
 

Le scientifique étudie plus particulièrement les collemboles qui peuplent les sols des forêts méditerranéennes du Sud de la France. Là, chaque mètre carré de litière forestière peut contenir plusieurs centaines de milliers de ces minuscules arthropodes ! Non contents de consommer des débris de feuilles mortes et de servir de nourriture aux arthropodes prédateurs, les collemboles stimulent le développement des champignons mycorhiziens et régulent les populations des micro-organismes, ce qui en fait des « espèces clés de voûte des sols forestiers », selon Mathieu Santonja.

Ce dernier s’est également servi de ces mystérieux organismes pour mesurer le niveau de résilience à la sécheresse estivale des forêts de chênes pubescents, typiques des régions méditerranéennes. Conclusion : après un été particulièrement sec, les parcelles monospécifiques ont vu leurs populations de collemboles chuter de 75 %, contre seulement 40 % dans celles associant le chêne à quatre autres espèces d’arbres. Un résultat qui vient s’ajouter aux innombrables arguments scientifiques attestant des bienfaits écologiques associés à une plus grande diversification des forêts. ♦
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© Bogdan Ionescu / stock.adobe.com
Un champignon et son mycélium (filaments blancs) sur bois mort. Les champignons de type mycorhizien fournissent des sels minéraux indispensables aux arbres.
© Bogdan Ionescu / stock.adobe.com
Un champignon et son mycélium (filaments blancs) sur bois mort. Les champignons de type mycorhizien fournissent des sels minéraux indispensables aux arbres.

Arbres et champignons, les liaisons dangereuses

On connaît les relations étroites qu’entretiennent arbres et champignons : les champignons symbiotiques de type mycorhizien fournissent les sels minéraux indispensables aux arbres, qui en retour leur font profiter des sucres produits grâce à la photosynthèse. On connaît moins le rôle joué par les champignons parasites qui, eux, affaiblissent la plante. Dans les régions tropicales, c’est l’effet des seconds qui domine. « Dans le périmètre immédiat de l’arbre, l’installation des plantules de la même espèce est entravée par la présence des pathogènes, ce qui laisse le champ libre aux jeunes pousses des autres essences car ces parasites sont spécifiques à chaque espèce », explique Marc-André Selosse, à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité4 (1). Dans les forêts tempérées, les champignons auxiliaires entourent les racines de l’arbre d’un manchon cotonneux à partir duquel les deux partenaires échangent les nutriments. Cela contrecarre l’action des champignons parasites et facilite la croissance des plantules de l’arbre tout autour de celui-ci. Voilà pourquoi les forêts tropicales peuvent compter jusqu’à 600 espèces d’arbres sur un seul hectare, contre une poignée d’espèces seulement en zone tempérée ! ♦

A lire sur le même thème
L’appel de la forêt (1/6)
La forêt au défi du changement climatique (2/6)

 

Notes
  • 1. “GlobalTreeSearch: The first complete global database of tree species and country distributions”, Emily Beech et al., Journal of Sustainable Forestry, 17 avril 2017.
  • 2. Unité CNRS/IRD/Toulouse INP/Université Toulouse Paul Sabatier.
  • 3. Unité CNRS/Aix-Marseille Université/Avignon Université/IRD.
  • 4. Unité CNRS/EPHE-PSL/MNHM/Sorbonne Université.
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Auteur

Grégory Fléchet

Grégory Fléchet est né à Saint-Étienne en 1979. Après des études de biologie suivies d’un master de journalisme scientifique, il s’intéresse plus particulièrement aux questions d’écologie, d’environnement et de santé.

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