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CO₂ : faut-il capter pour décarboner ?

CO₂ : faut-il capter pour décarboner ?

13.05.2024, par
Le site CCS (Carbon Capture and Storage) de Shell à Fort Saskatchewan, dans la province de l'Alberta, au Canada, en octobre 2021.
La Commission européenne est catégorique : pour lutter contre le dérèglement climatique, la technique de capture et de stockage du dioxyde de carbone (CO₂) sera indispensable. Mais de quoi parle-t-on exactement ? Où en est le déploiement de cette technologie ? Et quels freins l’entravent ? Décryptage.

(Cet article a été initialement publié dans le n°16 de la revue du CNRS Carnets de science)

Pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C, il faudra compter sur la capture et le stockage du dioxyde de carbone (CO₂) : voilà un des messages forts du rapport publié début février 2024 par la Commission européenne, qui porte sur les grandes orientations de la gestion du carbone industriel en Europe1. Selon l’instance européenne, le captage et le stockage de carbone (CCS pour carbon capture and storage) sera indispensable pour absorber, chaque année, environ 280 millions de tonnes de CO₂ d’ici à 2040 et environ 450 millions de tonnes d’ici à 2050. C’est dire si Bruxelles mise sur cette approche ! Mais voilà : comme l’a souligné la revue scientifique Nature dans un article2 publié quelques jours plus tard, la dépendance de l’Union européenne vis-à-vis de cette technologie n’est pas sans danger… Et pour cause : le déploiement du CCS bute sur plusieurs obstacles...

Précisons que selon le bilan 2023 du Global Carbon Project3 (le « Projet mondial de carbone » est une organisation qui cherche à quantifier les émissions mondiales de gaz à effet de serre et leurs causes), les activités humaines (industries, transports, chauffage…) n’émettent pas moins de 40 milliards de tonnes de CO₂ chaque année. Problème : ce puissant gaz à effet de serre contribue au réchauffement climatique. Or, d’après le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), une hausse de plus de 2 °C provoquerait une élévation du niveau des mers et une augmentation de la fréquence des phénomènes météorologiques extrêmes (inondations, tempêtes, sécheresses…).

La chasse aux émissions résiduelles

Pour atteindre la neutralité carboneFermerÉquilibre entre les émissions de carbone et l’absorption du carbone de l’atmosphère par les puits de carbone. en 2050, le Giec table sur deux grandes solutions : la diminution des émissions, via la réduction des consommations d’énergie, une utilisation plus efficace de celle-ci et le remplacement progressif de la plupart des ressources fossiles (pétrole, gaz…) par des énergies décarbonées (solaire, éolien, nucléaire et marémoteur) ; le retrait de CO₂ des fumées industrielles, voire directement de l’air. 

La cimenterie Heildeberg Materials à Antoing, en Belgique, a choisi d’équiper son site de production de capteurs de carbone afin d’atteindre un objectif de neutralité carbone (février 2024).
La cimenterie Heildeberg Materials à Antoing, en Belgique, a choisi d’équiper son site de production de capteurs de carbone afin d’atteindre un objectif de neutralité carbone (février 2024).

Mais cette dernière approche peine à décoller – la plus grande installation en service à ce jour n’est capable de capter que 4 000 tonnes de CO₂ par an, une goutte d’eau comparée aux émissions planétaires annuelles –, contrairement au retrait du carbone directement dans les fumées industrielles. Notamment celles qui proviennent de réactions chimiques nécessaires à la production de matériaux. Ainsi, si un tiers du CO₂ émis par une cimenterie découle de la combustion de ressources fossiles dans ses fours, les deux autres tiers proviennent de la décomposition du calcaire, la matière première du ciment.

Pour capter ces émissions « résiduelles », il existe bien des puits de carbone naturels, comme les océans, les forêts ou les tourbières, qui séquestrent le CO₂ sous forme de matière organique, grâce au processus biochimique de la photosynthèseFermerRéaction biochimique permettant de produire des molécules de glucose (un sucre) et de l’oxygène à partir du CO₂ et de molécules d’eau, grâce à l’énergie lumineuse..

Si les pièges de carbone naturels peuvent réduire de 80 % les émissions résiduelles d’ici à 2050, le CCS sera indispensable pour les 20 % restants.

Mais ces écosystèmes absorbent « seulement » un peu plus de la moitié des émissions de CO₂ actuelles. Cela est déjà énorme. Mais à mesure que le changement climatique progresse, ils risquent de perdre en efficacité, notamment en cas de réduction de leur superficie à cause d’incendies ou de sécheresse, voire d’artificialisation des sols. D’où la nécessité de capter artificiellement le CO₂.

« Selon la plupart des experts, si les pièges de carbone naturels peuvent réduire de 80 % les émissions résiduelles d’ici à 2050, le CCS sera indispensable pour les 20 % restants », relève Jacques Pironon, directeur de recherche au laboratoire GeoRessources4 de Nancy , impliqué dans la recherche sur le CCS.

Des cheminées au sous-sol

Concrètement, le CCS vise à capter le CO₂ contenu dans les fumées industrielles, directement en sortie des cheminées, puis à le stocker dans le sous-sol. En pratique, « le CCS comprend trois étapes majeures : le captage, le transport et le stockage du CO₂, qui reposent sur des technologies spécifiques », précise Florence Delprat-Jannaud, présidente du Club CO₂, qui promeut les échanges et les initiatives entre les acteurs du monde industriel et de la recherche intéressés par le CCS. À ce jour, le captage est possible notamment grâce à trois grandes approches. « La plus mature est le captage en postcombustion, qui vise à extraire le CO₂ des fumées émises par la combustion. Elle est utilisée depuis un siècle par l’industrie pétrolière et gazière », commente Florent Guillou, ingénieur process design à IFP énergies nouvelles. Dans cette approche, le CO₂ est absorbé par des solvants à base d’amines, des composés qui peuvent fixer le CO₂.

Vue aérienne d’un site industriel à Vilnius, en Lituanie.
Vue aérienne d’un site industriel à Vilnius, en Lituanie.

Une deuxième approche est le captage en pré-combustion, qui « consiste à extraire le CO₂ du combustible avant qu’il ne soit brûlé. Cela en le transformant en un gaz de synthèse, composé entre autres de monoxyde de carbone, puis en introduisant de la vapeur d’eau afin qu’une partie de ce combustible soit convertie en CO₂, avec production additionnelle d’hydrogène ». Enfin, la troisième approche, le captage en oxycombustion, est une technique reposant sur l’utilisation d’oxygène pur, à la place de l’air, pour brûler le combustible lors de processus industriels nécessitant une combustion. « Cela permet de produire un gaz de combustion renfermant presque uniquement du CO₂ et de la vapeur d’eau, séparables facilement », détaille Florent Guillou.

Recycler les réservoirs pétroliers et gaziers

Pour son transport, « le CO₂ capturé est liquéfié pour réduire le volume qu’il occupe, puis acheminé vers le lieu de stockage par canalisation, bateau, train ou camion », développe Florence Delprat-Jannaud. Puis vient l’étape de stockage. « Celui-ci peut être effectué dans diverses structures souterraines, situées à plus 800 mètres de profondeur : des aquifères salins profonds (des couches de roches poreuses et perméables gorgées d’eau salée non potable), des gisements pétroliers et gaziers épuisés ou encore des roches magmatiques (basaltes, péridotite...). »

Cette plateforme pétrolière en mer de Chine a été reconvertie en site de stockage de carbone. La China National Offshore Oil Corporation prévoit d’y stocker plus de 1,5 million de tonnes de CO₂. Située à 200 kilomètres au sud-ouest de Shenzhen, elle injecte le gaz capturé à une profondeur de 800 mètres sous le plancher sous-marin.
Cette plateforme pétrolière en mer de Chine a été reconvertie en site de stockage de carbone. La China National Offshore Oil Corporation prévoit d’y stocker plus de 1,5 million de tonnes de CO₂. Située à 200 kilomètres au sud-ouest de Shenzhen, elle injecte le gaz capturé à une profondeur de 800 mètres sous le plancher sous-marin.

Pour Jacques Pironon, « les anciens réservoirs pétroliers ou gaziers constituent l’option la plus facile à mettre en œuvre. Il est en effet possible d’injecter le CO₂ via des puits déjà existants. De plus, l’industrie pétrolière utilise depuis plusieurs décennies la récupération assistée du pétrole, procédé qui permet d’injecter du CO₂ dans des réservoirs en fin d’exploitation afin de fluidifier les hydrocarbures et ainsi les récupérer plus facilement »Oui, mais « plus nombreux, les aquifères salins offrent les plus grandes capacités de stockage », souligne Florence Delprat-Jannaud. Selon le Giec, ces formations géologiques pourraient stocker 10 000 milliards de tonnes de CO₂ dans le monde, soit un volume suffisant pour emmagasiner la totalité de nos émissions de CO₂ pour les siècles à venir.

Quant aux roches magmatiques, « elles offrent une capacité de stockage pérenne via la minéralisation du CO₂ en carbonates – c’est-à-dire une solidification et une stabilisation dans la roche très rapide : en quelques années, contre plusieurs centaines de milliers d’années dans les aquifères salins profonds », souligne Pascale Bénézeth, directrice de recherche au laboratoire Géosciences environnement Toulouse5, qui étudie cette option. 

Déployer le CCS à très grande échelle

De fait, le CCS n’est pas une technologie nouvelle : « dès les années 1990, l’Europe a soutenu énormément de projets de recherche pour tester des pilotes », raconte Jacques Pironon, qui a collaboré au début des années 2010 à l’évaluation de la première chaîne industrielle intégrée de captage-transport-stockage de CO₂ sur Terre testée en Europe : le pilote développé par TotalEnergies, sur son site industriel de Lacq, dans le Sud-Ouest de la France. « Aujourd’hui, il existe au total 41 projets de chaînes entières de CCS dans le monde. Mieux : un premier projet de transport et stockage européen commercial va bientôt être fonctionnel : le site norvégien de Northern Lights, qui vise à stocker 1,5 million de tonnes de CO₂ par an sous la mer du Nord à partir de 2024 puis 5 millions de tonnes à partir de 2026 », se réjouit Florence Delprat-Jannaud.

Premier projet commercial de transport et de stockage européen, le site norvégien Northern Lights vise à stocker 1,5 million de tonnes de CO₂ par an sous la mer du Nord à partir de 2024, puis 5 millions de tonnes à partir de 2026.
Premier projet commercial de transport et de stockage européen, le site norvégien Northern Lights vise à stocker 1,5 million de tonnes de CO₂ par an sous la mer du Nord à partir de 2024, puis 5 millions de tonnes à partir de 2026.

Or voilà,  tempère aussitôt l’experte, « à ce jour, on capte seulement environ 45 millions de tonnes de CO₂ par an. Alors que, dans dix ans, il faudrait en capter entre 50 et 100 fois plus pour atteindre la neutralité carbone ». D’où la nécessité de déployer le CCS à très large échelle. 

À ce jour, on capte seulement environ 45 millions de tonnes de CO₂ par an. Alors que, dans dix ans, il faudrait en capter entre 50 et 100 fois plus pour atteindre la neutralité carbone.

Par exemple, « concernant la France, qui vise à stocker 15 à 20 millions de tonnes de CO₂ par an à l’horizon 2050, le nombre de sites de stockage nécessaires dépendra bien sûr de la capacité des installations, mais si on se réfère aux capacités de stockage du projet Northern Lights, il faudrait environ une dizaine de sites de ce type. Ensuite, il faut mutualiser les sites de stockage et les infrastructures de transport ». Problème : le déploiement du CCS est entravé par plusieurs difficultés…

Lors de travaux publiés en 20216, l’équipe de Xavier Arnauld de Sartre, directeur de recherche au laboratoire Transitions énergétiques et environnementales7, à l’université de Pau, a identifié plusieurs types de freins en étudiant les cas précis d’une dizaine de projets de stockage européens, au travers des articles de presse et des travaux de sciences sociales.

Des freins sociétaux, techniques, mais aussi politiques

Premier résultat intéressant : il est apparu que le déploiement du CCS est entravé par sa faible acceptabilité par les populations. « Mais ce facteur n’est que pour une faible partie responsable des retards de déploiement, précise le chercheur palois. Le refus des populations vient en partie des potentiels risques de la technique : le risque de séismes lors de l’injection du CO₂, si elle est réalisée trop rapidement, ou le risque de fuite de ce gaz. » Or selon le Giec, « la séquestration géologique est fiable avec des taux de fuite globaux inférieurs à 0,001 % par an ». Toujours d’après les travaux de l’équipe de Xavier Arnauld de Sartre, une autre source des difficultés du CCS est le manque de maturité de cette technologie. « Sur l’échelle TRL (pour Technology readiness levelFermerÉchelle d’évaluation de maturité d’une technologie. L’échelon le plus bas correspond aux technologies qui n’ont fait l’objet que d’études papier. Le plus haut témoigne d’une application réelle d’une technologie dans des conditions réelles.), qui évalue le niveau de maturité d’une technologie jusqu’à son intégration dans un système complet et son industrialisation, le stockage géologique est situé entre 6-7 sur 9 », développe le chercheur.

Décembre 2022. La population de Wentworth (Dakota du Sud, États-Unis) affiche son opposition au projet de pipeline prévu pour l’acheminement de carbone vers un site d’enfouissement.
Décembre 2022. La population de Wentworth (Dakota du Sud, États-Unis) affiche son opposition au projet de pipeline prévu pour l’acheminement de carbone vers un site d’enfouissement.

Ainsi, au niveau de la capture, « il est encore nécessaire d’améliorer l’efficacité des techniques actuelles et de réduire leur coût, notamment en termes de consommation d’énergie », analyse Jacques Pironon. En effet, à ce jour, « chaque tonne de CO₂ captée, transportée et stockée grâce au CCS coûte entre 80 et 150 euros ; alors que la valeur de la tonne de CO₂ émise – payée par l’industriel s’il dépasse le plafond autorisé – est actuellement d’environ 90 euros sur le marché européen », déplore Florence Delprat-JannaudCôté stockage, il sera crucial de caractériser précisément les réservoirs potentiels. Concernant spécifiquement l’option des roches magmatiques, « l’enjeu actuel est d’identifier un premier site pilote français. La Réunion et la Nouvelle-Calédonie sont par exemple des cibles à évaluer », explique Isabelle Martinez, chercheuse à l’Institut de physique du globe de Paris8.

Enfin, les travaux de Xavier Arnauld de Sartre et de ses collègues mettent en lumière plusieurs autres freins forts qui ralentissent le déploiement du CCS : « un non-alignement des différents acteurs impliqués, concernant les technologies et les stratégies de développement à utiliser ; l’absence de modèle économique précisant qui va payer pour le stockage ; et enfin, le faible portage politique du CCS... » Concernant ce dernier point, lors d’autres recherches en cours de publication, l’équipe en est venue à la conclusion qu’« à cause de la désindustrialisation de la France et du développement important de l’énergie décarbonée avec le nucléaire, l’État n’a que peu parié sur la décarbonation ». Or, observe Florence Delprat-Jannaud, « pour lutter contre le changement climatique, on n’aura pas le choix : il faudra déployer à grande échelle le CCS. Et vite ! ». ♦  

Notes
  • 1. « Communication from the commission to the european Parliament, the council, the european economic and social committee and the committee of the regions – Towards an ambitious Industrial Carbon Management for the EU », Commission européenne, 2 février 2024.
  • 2. doi: https://doi.org/10.1038/d41586-024-00391-3
  • 3. https://essd.copernicus.org/articles/15/5301/2023/
  • 4. Unité CNRS/Université de Lorraine.
  • 5. Unité CNRS/Cnes/IRD/Université Toulouse Paul Sabatier.
  • 6. S. Chailleux et al., Natures Sciences Sociétés, décembre 2021. https://doi.org/10.1051/nss/2021018
  • 7. Unité CNRS/Université de Pau et des Pays de l’Adour.
  • 8. Unité CNRS/Institut de physique du globe de Paris/Université Paris Cité.
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Auteur

Kheira Bettayeb

Journaliste scientifique freelance depuis dix ans, Kheira Bettayeb est spécialiste des domaines suivants : médecine, biologie, neurosciences, zoologie, astronomie, physique et nouvelles technologies. Elle travaille notamment pour la presse magazine nationale.

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