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PIB et transition écologique sont-ils compatibles ?
Difficile d’imaginer nos économies contemporaines sans leur boussole : le Produit intérieur brut (PIB) et sa fameuse croissance, scrutée année après année par les gouvernements de la planète entière. De plus en plus de voix s’élèvent cependant pour questionner la pertinence de cet indicateur face aux défis de la transition environnementale : le PIB, qui a accompagné les Trente Glorieuses et une croissance basée essentiellement sur les énergies fossiles, peut-il aujourd’hui permettre de lutter contre les émissions de gaz à effet de serre et l’érosion de la biodiversité ? Faut-il l’améliorer, le compléter, voire le remplacer par des indicateurs plus efficaces ?
Le PIB n’est pas un totem intangible, affirme Florence Jany-Catrice, économiste au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques1, qui rappelle que sa création est relativement récente. « C’est à l’économiste américain Simon Kuznets qu’on attribue la paternité, au début des années 1930, d’un prototype de PIB appelé à l’époque “revenu national”, explique-t-elle. Simon Kuznets répondait alors à une demande du gouvernement des États-Unis – celui-ci n’avait pas réussi à anticiper la crise financière de 1929, et voulait disposer d’un indicateur permettant de mesurer la santé économique du pays. » Kuznets a construit un indicateur agrégé, qui additionnait revenus agricoles et industriels, et excluait une partie des activités de service jugées improductives.
Le PIB tel que nous le connaissons aujourd’hui n’a vraiment émergé qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, au moment où les systèmes de comptes nationaux ont été créés. « Le PIB a été imaginé pour accompagner les politiques publiques de reconstruction sur une base industrielle et marchande, rappelle Florence Jany-Catrice. Les fortes croissances enregistrées en France lors des Trente Glorieuses sont fortement liées à ce contexte. » Il a d’ailleurs fait l’objet de nombreux changements au fil des ans, intégrant par exemple en 1977 les services rendus par les administrations publiques qui en étaient jusqu’alors exclus, comme les soins médicaux ou l’enseignement, parce que rendus sur une base non marchande..
« Ce n’est que dans les années 1980/1990 que, d’indicateur de moyens, le PIB est devenu un indicateur de finalité, précise l'économiste. Aujourd’hui, les gouvernements ont pour principal objet d’accroître le PIB, c’est devenu un projet de société. » Mais est-ce une logique compatible avec une société plus sobre en carbone et en ressources naturelles ?
Un « PIB vert », mythe ou réalité ?
S’agissant des émissions de carbone, « leur lien avec le PIB a été formalisé dès 1993 par le Japonais Kaya dans l’équation du même nom », rappelle Patrick Criqui, économiste au Laboratoire d’économie appliquée de Grenoble2. Celle-ci décompose les émissions de CO2 en un produit de plusieurs ratios, et donne une première idée des leviers d’action possibles. La décomposition s’effectue comme suit : les émissions de CO2 d’un pays sont le produit de l’intensité en CO2 des énergies utilisées, de la quantité d’énergie par unité de PIB, du PIB par habitant et du nombre total d’habitants.
Ou, CO2 = population x (PIB/population) x (énergie/PIB) x (CO2/énergie)
« La quantité d’énergie par unité de PIB (énergie/PIB) a déjà considérablement diminué en France ces cinquante dernières années, mais reste un levier clé pour la réduction des émissions. Cela passera par des équipements plus performants et davantage de sobriété énergétique dans notre vie quotidienne, commente l’économiste. L’intensité en CO2 des énergies utilisées (CO2/énergie), elle, ne pourra baisser qu’en recourant massivement aux énergies décarbonées. » Si Patrick Criqui évoque les limites du PIB « qui ne prend pas en compte les effets négatifs sur l’environnement », il plaide pour garder ce « thermomètre de l’économie », aussi imparfait soit-il, à condition de le combiner avec d’autres indicateurs environnementaux et sociaux.
« Le PIB est un indicateur lié à une conjoncture bien particulière – l’après Seconde Guerre mondiale et la reconstruction. Il est de plus très lié aux énergies fossiles. L’imaginaire de “croissance infinie” qu’il véhicule ne correspond pas à la trajectoire de soutenabilité sur laquelle nous devons nous engager », insiste pour sa part Florence Jany-Catrice.
Et pour cause : le PIB comptabilise des flux – en l’occurrence, les revenus dégagés par les activités économiques sur une année donnée –, et non des stocks. Or c’est en stocks que les limites planétaires s’expriment : surface forestière, taille des populations d’insectes ou d’oiseaux, stocks de poissons dans l’océan, stocks encore de ressources minérales... « Tous ces stocks ont permis une croissance économique folle durant les révolutions industrielles et l'après-guerre, rappelle Florence Jany-Catrice. Or aujourd’hui, on dispose de très peu d’indicateurs de stocks, et les systèmes productifs intensifs conduisent à l’épuisement du patrimoine écologique de manière irréversible. »
Sur les neuf limites planétaires définies en 2009 par une équipe de vingt-six chercheurs internationaux (érosion de la biodiversité, acidification des océans, pollution chimique, eau douce, etc.), six sont déjà dépassées. « Que se passera-t-il lorsqu’il n’y aura plus d’insectes pour polliniser les fleurs ? », interroge cette économiste, qui porte un regard critique sur la possibilité d’un « PIB vert » qui concilierait croissance économique et finitude de la planète. « Défini à la fin des années 1980, le concept de “PIB vert” défend l'idée que la croissance économique peut permettre de déployer les moyens d’inventer les outils technologiques qui conduiront à régler le problème écologique. Cela repose sur une croyance extrême dans ce que les économistes appellent le “progrès technique” et qu’il convient d’interroger. »
L'impasse du tout-monétarisation
La bataille fait rage, aujourd’hui, autour des indicateurs qui pourraient suppléer le PIB. Au niveau international, le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) produit notamment l’Indice de richesse inclusive (Inclusive Wealth Index ou IWI), qui calcule capital humain, capital écologique et économique. Problème, selon la chercheuse : comme le PIB, l’IWI est un indicateur strictement monétaire. « Lorsqu’on utilise le langage de la monétarisation pour quelque chose qui n’a pas de prix, la qualité de l’air ou de l’eau par exemple, on est dans un imaginaire où il y a toujours une solution aux dégradations, avertit l’économiste. La monétarisation ne permet de penser ni l’impossible substituabilité des dimensions, ni les irréversibilités. »
Le tout-monétarisation peut même déboucher sur des résultats aberrants : William Nordhaus, économiste lauréat du prix de la Banque de Suède en 2018, l’équivalent du Nobel d’économie, a ainsi pu affirmer que le niveau optimal de réchauffement climatique, c’est-à-dire la température à laquelle les coûts et les bénéfices liés au réchauffement s’équilibraient, était de 4 °C…
Aussi louables soient-ils, les 17 objectifs de développement durable mis au point par l’ONU, et leurs 232 indicateurs, semblent quant à eux impossibles à mettre en place pour servir de boussole aux dirigeants d’un pays, quel qu’il soit. « Il faut pouvoir disposer d’un tableau de bord compact pour piloter un État », affirme Patrick Criqui, qui signale : « déjà, en 2009, les recommandations du rapport Sen-Stiglitz-Fitoussi3 commandé par Nicolas Sarkozy et consacré à la mesure de la performance économique et du progrès social, ne disaient pas autre chose. »
D’autres pistes sont à l’étude. Le stock de carbone disponible est l’un des indicateurs possibles, pour Florence Jany-Catrice et Patrick Criqui, à l’international comme en France. « Il y a depuis de nombreuses années déjà en France une stratégie nationale bas carbone, les feuilles de route existent, rappelle ce dernier. Le gros problème, c’est comment on inscrit cette feuille de route dans la réalité… Sur ce point, on constate toujours un écart entre les discours des autorités et les transformations effectives, alors qu’il faut décarboner en profondeur nos systèmes socio-techniques. »
La croissance en question
« Au niveau des territoires, j’ai développé avec mon équipe des indicateurs de santé sociale et de santé écologique qui reposent sur plusieurs dimensions, raconte Florence Jany-Catrice, qui consacre depuis vingt ans ses travaux aux nouveaux indicateurs de richesse. J’y intègre l’occupation des sols, la biodiversité à travers par exemple l’inventaire des Znieff, les zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique... » La chercheuse reconnaît cependant qu’il reste un gros travail d’inventaire à faire pour appréhender notre patrimoine naturel dans sa globalité. « Le carbone, on le quantifie, ça va encore. Mais dès qu’il s’agit de qualitatif, comme avec la biodiversité, c’est plus compliqué… »
« Avec la question du climat et de la transition écologique, nous sommes devant un mur qui nous impose une transformation extrêmement profonde et brutale de tout notre système socio-technique, formule Patrick Criqui. Il faut arriver à une transformation totale en moins de trente ans, ce qui n’a jamais été fait avant. Cela sera extraordinairement difficile. »
Face à ce mur, la croissance du PIB ne peut plus être l’unique objectif, selon Patrick Criqui, qui affirme que les économistes ont depuis longtemps abandonné l’idée d’une croissance forte et infinie. « Toutes les projections internationales intègrent l’idée selon laquelle il y aura un ralentissement du PIB, parce que la croissance démographique se tasse dans les pays émergents, parce que les gains de productivité ne progressent plusaussi rapidement, parce que le rattrapage de l’économie chinoise touche à sa fin… »
« On commence à voir des travaux en macroéconomie qui réfléchissent au concept de stagnation (aussi appelée économie stationnaire, NDLR) », signale de son côté Florence Jany-Catrice, qui rappelle à toutes fins utiles : « zéro croissance, ça ne veut pas dire qu’on ne produit plus rien, cela veut seulement dire que l’on ne produit pas plus que l’année précédente. » ♦
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
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