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Faut-il naître pour être ?
Dans L'être anténatal, dynamiques parentales, médicales et juridiques (MSH, 2024), vous revenez sur le contexte, au premier abord incompatible, entre l'autonomie féminine et l’attention portée aujourd’hui à l’embryon et au fœtus. Comment en êtes-vous venue à étudier ce sujet sensible ?
Anne-Sophie Giraud1. J’ai commencé mes recherches lors de mon master à l’université d’Aix-Marseille sur le vécu parental du deuil périnatal et l’impact des pratiques l’entourant au tournant des années 1990. Ma directrice de thèse, la sociologue Irène Théry2, m’a suggéré de poursuivre l’enquête à l’autre extrémité, sur l’embryon en aide médicale à la procréation (AMP), afin de saisir l’ensemble du processus. À peu près au même moment, une série de transformations juridiques sont intervenues en France : en 2009, une circulaire abaisse à 14 semaines d'aménorrhée (SA) le seuil légal pour la déclaration à l’état civil des enfants sans vie ; en 2011, la révision des lois de bioéthique (re)lance les controverses autour du statut des embryons in vitro, sur le diagnostic prénatal, la gestation pour autrui et le don de gamètes. À l’été 2013 enfin, est autorisée sous conditions la possibilité d’effectuer des recherches sur l’embryon. Ce contexte de profondes métamorphoses a rendu opportune l’étude du statut de cet « être anténatal » et du « devenir parent ».
Pourquoi avoir retenu le terme « anténatal » ?
A.-S. G. Dès lors qu’on aborde le produit de la conception humaine, les terminologies adoptées sont forcément politiquement, culturellement, théoriquement et émotionnellement chargées. Il est donc nécessaire de s’en justifier. En anglais, il existe un terme, « unborn », qui peut se traduire par « non encore né » mais qui n’a pas vraiment d’équivalent en français. J’ai donc choisi celui d’être anténatal, entendu comme tout organisme produit par l’union de gamètes humains, que ce soit in vivo – dans le corps de la femme – ou ex vivo – créé en laboratoire. Qu’il soit destiné à devenir un enfant ou non. Le substantif « être » reste discutable car il pourrait laisser supposer une essence ou une existence. Il se justifie dans la mesure où cette masse de cellules fécondées peut aussi être considérée comme un acteur social qui va agir, et sur lequel on va agir dans le temps. Je me suis aussi appuyée sur l’usage de termes médicaux en retenant le terme d’embryon jusqu’à 10 semaines d’aménorrhée, puis de fœtus jusqu’à la naissance.
En quoi cette notion se distingue-t-elle de celle des militants anti-avortement, pour qui « tout commence à la première cellule qui résulte de la fusion des gamètes lors de la fécondation » ?
A.-S. G. Les militants anti-avortement ont une vision essentialiste qui considère l’être anténatal comme une personne à part entière dès sa conception, nécessitant de ce fait d’être protégé contre toute atteinte. Ils restent ainsi dans l’opposition chose/personne et rejettent la conception processuelle et relationnelle de l’être anténatal. Or, j’ai pu l’observer lors de mes entretiens avec des couples engagés dans un parcours d’aide médicale à la procréation, l’embryon oscille sans cesse entre le statut de cellules et celui d’enfant potentiel. Dans le cas d’un mort-né, entre le statut de « simple produit de fausse couche » et celui « d’enfant à part entière ». Mon enquête a permis de mettre en lumière la pluralité de ces statuts tout au long de l’engendrement, et de le comprendre comme un processus graduel et non linéaire.
Sur quelles sources repose votre enquête ?
A.-S. G. C’est un travail qui s’est étalé sur plusieurs années. Je me suis appuyée d’une part sur des observations de terrain, en maternité notamment ; et d’autre part sur plus de 180 entretiens menés entre 2003 et 2015 auprès de professionnels de la procréation médicalement assistée (PMA) et de couples engagés dans un projet parental (qu’il aboutisse ou non). J’ai ainsi rencontré celles et ceux qui, en laboratoire, sélectionnent les embryons avant leur transfert dans l’utérus. J’ai aussi suivi des sages-femmes dans leur accompagnement des deuils périnataux. J’ai également assisté à des fêtes des anges, ces cérémonies du souvenir rassemblant des familles ayant vécu un tel deuil. Par ailleurs, la quasi-totalité de mes entretiens avec des personnes ayant perdu un enfant avant ou peu de temps après la naissance se sont déroulés avec des femmes. Parce que le sujet est lourd et douloureux, parce qu’ils avaient moins l’occasion de l’aborder, parce qu’ils ne se sentaient pas toujours légitimes aussi, j’ai recueilli moins de témoignages d’hommes.
De la conception in vitro à la mort périnatale, votre ouvrage traite ainsi moins le « devenir parent » que les cas difficiles où ce processus est « contrarié ». Pourquoi vous être arrêtée sur ces deux statuts ?
A.-S. G. Ces deux moments, conception in vitro et mort périnatale, sont des révélateurs : ils rendent les vécus et les dilemmes concrets. En France, les embryons in vitro congelés peuvent être pensés à la fois comme des enfants potentiels inscrits dans un projet parental et en même temps comme un bioproduit utilisable à des fins de recherche. Comme lorsqu’un couple, arrivé au bout de son parcours de PMA, doit décider de ce qu’il va advenir de ses derniers embryons congelés : les détruire ? Les conserver ? Les donner à la science ? Le fœtus mort est, lui, considéré comme un presque bébé lorsque, par exemple, les parents inscrivent un prénom et un nom sur le livret de famille. S’il n’est pas pris en charge par les couples et les professionnels, il est d’un point de vue juridique une pièce anatomique. En définitive, les individus décident seulement de ce qui arrive à leurs embryons et à leur fœtus mort selon le sens qu’ils donnent à leurs relations avec ces êtres. Le droit prévoit, lui, que ces êtres ne se retrouvent jamais sans statut, dans des « limbes laïques ». La conception in vitro et la mort périnatale m’ont ainsi permis de mieux saisir ce processus, dépendant des pratiques de l’ensemble des acteurs, de leurs actions, de leurs manières de se comporter avec l’être anténatal, et d’agir avec lui.
Dans quelles mesures les nouvelles techniques et technologies médicales qui entourent la PMA notamment ont-elles fait évoluer le statut de l’être anténatal ?
A.-S. G. La nouveauté de la technique de la fécondation in vitro (FIV) et des possibilités entrevues (eugénisme, clonage, expérimentations scientifiques) ont entraîné relativement rapidement un encadrement juridique des pratiques et un statut spécifique de l’embryon. En France, aucun embryon in vitro ne dépasse le stade de l’implantation dans l’endomètre, soit sept jours. Dans ce laps de temps, c’est aux professionnels de les sélectionner avant, et parfois de les détruire. Ces derniers ont mis en place un certain nombre de tactiques pour gérer le poids de la responsabilité dans le devenir des embryons in vitro frais. Pour exemple, en laissant les embryons écartés se détériorer tout seuls ou en inscrivant leur action comme une aide à la nature.
Par ailleurs, l’introduction de nouvelles techniques de sélection des embryons, comme le time-lapse3 ou le diagnostic préimplantatoire4, a aussi fait évoluer le statut d’embryons jugés normaux auparavant (c’est-à-dire ceux qui ont le plus de chance de se développer et produire une grossesse) et ceux désormais qualifiés d’anormaux (autrement dit, de mauvais pronostic pour la qualité embryonnaire). Ce qui n’était pas perçu auparavant comme un critère de désélection, le devient. Les plus viables sont alors congelés pour être transférés et leur sort revient ensuite entre les mains du couple, selon leur volonté parentale. Ces choix sont entièrement délimités par le droit, pour les professionnels comme pour les couples. Après le transfert dans l’utérus, on revient à une situation ordinaire de grossesse. Dès lors, l’embryon implanté s’individualise, progressivement, dans le ventre de la femme.
Qu’avez-vous pu observer concernant le statut du fœtus mort ?
A.-S. G. À partir de 14 semaines d’aménorrhée, le fœtus mort est considéré, par défaut, comme une pièce anatomique. Depuis les années 1990, en cas de mort fœtale in utero ou dans le cadre d’interruption médicale de grossesse (IMG), des pratiques de personnification du mort-né ont émergé. Il est désormais presque systématiquement proposé aux couples de le voir, jusqu’au dernier moment, de l’habiller, d’organiser un rituel funéraire, de le nommer. Depuis 2021, il est possible d’inscrire le nom en plus du prénom sur le livret de famille. Les parents peuvent, sur demande, obtenir un acte d’enfant sans vie jusqu’à plusieurs années après son décès. Dans les témoignages que j’ai recueillis, cette dimension réversible et temporelle est très importante.
Les couples ont donc des degrés de choix possibles, sans qu’ils soient forcément institutionnalisés, autour du rapport au corps, du devenir de ce corps et de son inscription à l’état civil. Ils peuvent refuser toute personnification du fœtus mort, ou, au contraire, entièrement le personnifier. C’est cette possibilité de choix, ici offerte aux individus, ou permise et encadrée par le droit, qui forme le statut, ou plutôt les statuts intermédiaires de l’être anténatal.
Après l’accident provoqué par le comédien qui avait fait trois blessés graves, dont une femme enceinte qui a perdu son bébé, le parquet de Melun avait requis le renvoi en procès de Pierre Palmade pour « blessures et homicide involontaire ». La qualification pénale d’homicide involontaire, concernant un enfant non né, aurait-elle vraiment pu être retenue ?
A.-S. G. C’est un exemple pris et appris en première année de droit. Il n’y a pas d’homicide reconnu sur un enfant non né, et une évolution en ce sens serait extrêmement dangereuse. L’être anténatal est reconnu comme un être de nature humaine, mais il n’a pas la qualité de personne juridique. Celle-ci n’est attribuée qu’au moment de la naissance, vivante et viable. Ainsi, ses droits ne s’opposent pas à ceux de la femme. Mais ici comme ailleurs, les militants anti-avortement s’érigent en entrepreneurs de morale et voudraient limiter les droits et les libertés pour toutes et tous. Comme aux États-Unis, où ce sont désormais plus d’une vingtaine d’États qui ont largement restreint, voire interdit le droit à l’avortement avec le renversement en 2022 de l’arrêt Roe vs Wade, qui instituait le droit à l’avortement dans tout le pays depuis 1973. Désormais, chaque État peut légiférer sur la question. Depuis février dernier, la Cour suprême de l’Alabama considère les embryons conservés par congélation comme des enfants. Au-delà des conséquences sur les droits et libertés des femmes, cela pourrait rendre impossible des pratiques comme la fécondation in vitro. ♦
À lire
L’être anténatal. Dynamiques parentales, médicales et juridiques, Anne-Sophie Giraud, préface d’Irène Théry, Ed. de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France et des mondes contemporains », avril 2024, 209 p.
- 1. Chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (LISST) – CNRS/Université Toulouse Jean Jaurès.
- 2. Directrice d’études à l’EHESS.
- 3. Dans le cadre d’une FIV, le time-lapse permet de suivre le développement embryonnaire à l’aide d’un microscope caméra afin d’en évaluer la qualité.
- 4. Toujours dans le cadre d’une FIV, le diagnostic pré-implantatoire (DIP) vise à rechercher, à partir de cellules de l’embryon, des maladies génétiques rares.
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Anne-Sophie Boutaud est journaliste à CNRS Le journal.
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