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Des femmes allemandes appelées aux colonies
Quelles étaient les colonies allemandes en Afrique ?
Emil Rau1. L'empire allemand s’est lancé dans l'aventure coloniale au début des années 1880, mais c’est lors de la conférence de Berlin qui réunit treize pays européens entre le 15 novembre 1884 et le 26 février 1885 qu’ont été officialisées des « sphères d’influences et d’intérêts », devenues des « protectorats ». En Afrique, l’Allemagne s'est établie dans les territoires de l'actuelle Namibie, Cameroun, Togo, la partie continentale de la Tanzanie ainsi que le Rwanda et le Burundi2. Elle s’est ainsi retrouvée à la fin des années 1880 à la tête d'un empire colonial cinq fois plus grand que son territoire métropolitain, mais très peu peuplé. Toutes ces colonies ont été perdues après la Première Guerre mondiale, ce qui explique pourquoi cette mémoire est peu présente dans la société allemande aujourd’hui.
Les femmes étaient appelées pour peupler ces colonies ?
E. R. Effectivement, les hommes venaient en éclaireurs, avec des intérêts industriels ou commerciaux, mais les autorités coloniales ont ensuite fait venir des femmes pour des raisons racistes : elles craignaient de devoir donner la nationalité à des enfants de femmes noires. Ce sont donc des femmes conservatrices et nationalistes qui partent d’Allemagne, avec l’ambition de contribuer à la prospérité des colonies. Elles n’ont pas spécialement une volonté civilisatrice.
C’est une autre population présente à l’époque, celle des missionnaires, qui se sent investie d’une mission d’éducation des populations « sauvages ». Sur place, ces femmes se trouvent souvent dans des conditions assez précaires et isolées : tout est à construire, elles doivent s’occuper des enfants et de la maison ou de la ferme, tandis que les hommes travaillent à l’extérieur.
En 1903, le recensement compte 4 640 « Blancs » (65 % d’origine allemande) dont 2 804 hommes, 670 femmes et 1 166 enfants. Ces Blancs constituent une petite minorité, à côté des deux ethnies bantoues dominantes, l00 000 Hereros et 20 000 Namas. Après avoir cédé de nombreuses terres aux sociétés et colons allemands, ces populations locales sont rapidement confinées dans des réserves. Leur tentative de révolte, entre 1904 et 1907, va être suivie du premier génocide du XXe siècle3.
Ce qui vous a intéressé, c’est la « petite » histoire de trois de ces femmes qui ont écrit des journaux intimes ?
E. R. Oui, j’ai étudié les mémoires de Margarethe von Eckenbrecher4, publiées en 1907 sous le titre « Ce que l’Afrique m’a donné et pris. Expériences d’une femme colon allemande au Sud-Ouest africain », et celles de Helene von Falkenhausen5, « Les tournants du destin d’une femme colon. Onze ans au Sud-Ouest africain allemand », publiées en 1905. J’ai pu aussi accéder au « Journal intime de Helene Gathmann (1903-1907)6 », conservé aux Archives allemandes du journal intime.
Il y a une vraie différence de discours entre les deux femmes qui ont publié leur journal et Helene Gathmann, qui l’a gardé pour elle. Les premières soutiennent la guerre, et comptent sur leur livre pour enrôler plus de femmes dans l’aventure coloniale. « Vous êtes jeunes, fortes et allemandes. Seules des femmes fortes peuvent faire refleurir et prospérer la colonie ! Aidez la patrie dans cette grande et belle tâche ! », écrit par exemple Margarethe dans ses mémoires. Ces femmes auteures sont porteuses d’une intention politique en s’adressant ainsi au grand public. Tandis que la troisième a des doutes sur le bien-fondé d’une répression très féroce. « Certains (soldats avaient) fouillé le champ de bataille et ont trouvé un Herero blessé encore en vie. (...) Il était probablement tout de même en train de mourir. Un des soldats l'a tout de suite fusillé, peut-être par pitié, peut-être par haine. La guerre est tout de même quelque chose de brutal », constate Helene Gathmann dans son journal.
Quel regard portent-elles sur toute cette violence ?
E. R. Elles ne portent pas du tout le même jugement sur la violence des Hereros et sur celle des Allemands. Les Hereros, lorsqu’ils se révoltent en 1904 contre leurs occupants, s’en prennent aux hommes mais évitent d’attaquer les femmes et les enfants. Tandis que les Allemands tuent indistinctement tout le monde. Pourchassés par les Allemands après la bataille du Waterberg, en août 1904, les Hereros et leurs familles n'ont d'autre choix que de s'enfoncer dans le désert du Kalahari, où ils seront encerclés durant deux mois. Le général Lothar von Trotha donne l’ordre de ne pas les laisser sortir et coupe tout accès aux points d’eau. Le 2 octobre 1904, il déclare que tout Herero présent sur le « territoire allemand » sera abattu. Mais les femmes dans leurs écrits considèrent que les barbares sont les Hereros, et trouvent justifiée la violence des Allemands. Même Helene, si elle constate que les Hereros et Namas capturés ne sont pas faits prisonniers mais qu’ils sont tués, estime que la violence est nécessaire pour pacifier la colonie.
Paradoxalement ces femmes considèrent qu’elles sont émancipées ?
E. R. Hyper nationalistes, elles comptent sur leur jeunesse et leur force pour peupler la colonie, convaincues que la vie dans la nature, en Afrique, vaut tous les sacrifices, qu’elle a plus de sens que dans l’Allemagne industrielle. Elles se sentent libres. « Cette lutte épuisante pour le droit d'exister a quelque chose de si pétillant que je ne voudrais pas échanger ma place avec tous ceux qui restent entre quatre murs et qui n'osent pas sortir à l'air libre, dans la liberté », écrit Margarethe. Pourtant, toutes les trois, confrontées à la guerre, ont perdu une grande partie de la vie qu’elles s’étaient construite : elles ont perdu leur maison, l’une d’entre elle a vu mourir ses enfants, et deux parmi les trois ont été forcées de rentrer en Allemagne. Mais selon elles, leur vulnérabilité n’est pas liée à leur condition de femme, mais au fait qu’elles ont des enfants en bas âge. Certaines activistes féministes en Allemagne comme Minna Cauer ne sont pourtant pas dupes, pointent le fait que le gouverneur utilise les femmes uniquement comme moyen de reproduction, leur paie le billet pour aller en Namibie mais pas le retour, si elles ne s’adaptent pas à la vie locale.
Quel a été l’effet de la publication de ces journaux ?
E. R. Le livre de Margarethe von Eckenbrecher a eu énormément de succès. Il y a eu huit éditions supplémentaires entre 1904 et 1937 ! Elle est retournée vivre en Namibie peu avant la Première Guerre mondiale et a mis à jour ses mémoires présentées sous un jour positif, comme un roman d’aventures. Dans la dernière édition, elle ajoute une préface dans laquelle elle soutient le Führer. Une majorité d’Allemands à l’époque ont soutenu cette guerre coloniale, et il a fallu attendre l’historiographie critique des années 1960 pour que le génocide soit discuté, et finalement officiellement reconnu comme tel par les autorités allemandes en 2021. Entre 1904 et 1908, environ 80 % du peuple Herero et 50 % du peuple Nama vivant sur le territoire de l’actuelle Namibie ont été tués, soit environ 65 000 Hereros et 10 000 Namas. ♦
- 1. Étudiant stagiaire au Centre Marc Bloch - Centre franco-allemand de recherche en sciences sociales (Unité CNRS/BMBF/MEAE/MESR) à Berlin, Emil Rau vient de terminer son mémoire de licence « Violences dans la guerre coloniale en Sud-Ouest africain allemand – le point de vue des femmes allemandes ».
- 2. ces territoires ne sont que la partie africaine de l'empire colonial allemand qui a compris aussi une partie de l'Océanie et une ville en Chine.
- 3. https://www.memorialdelashoah.org/archives-et-documentation/genocides-xx...
- 4. Mémoires de Margarethe von Eckenbrecher : “Was Afrika mir gab und nahm. Erlebnisse einer deutschen Ansiedlerfrau in Südwestafrika” (« Ce que l’Afrique m’a donné et pris. Expériences d’une femme colon allemande au Sud-Ouest africain »), publié en 1907.
- 5. Mémoires de Helene von Falkenhausen: “Ansiedlerschicksale. Elf Jahre in Deutsch-Südwestafrika 1893-1904” (« Les tournants du destin d’une femme colon. Onze ans au Sud-Ouest africain allemand »), publié en 1905.
- 6. Journal 1903-1907 de Helene Gathmann, non publié, en cours d’édition. Conservé au Deutsches Tagebucharchiv, Emmendingen, 2024-1. (Archives allemandes du Journal intime).
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