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L’Afrique, un monde en transition
Le centre Agir1 que vous dirigez vient d’être choisi par la Banque mondiale comme Centre d’excellence africain, ce qui lui vaut un financement de 6 millions de dollars pour quatre ans. En quoi consistent vos travaux et quel est le rôle de votre laboratoire ?
Lamine Gueye2 : Notre centre, établi à Dakar, a vocation à développer les connaissances sur les systèmes socio-environnementaux ouest-africains dans un contexte de changement global afin d’aider les populations à vivre ces mutations et à assurer leur santé et leur bien-être. Nos actions peuvent se résumer par comprendre, adapter, valoriser, protéger et restaurer.
Quels sont les principaux défis à relever pour les années à venir ?
L.G. : L’Afrique doit faire face à une série de transformations dues à la fois aux impacts du réchauffement climatique (pollution de l’air, dans les grandes villes, et de l’eau, déforestation, érosion des sols et des zones côtières, pénurie d’eau) et aux effets induits par la mondialisation : développement socio-économique, croissance urbaine anarchique, changement des habitudes de vie des habitants, émergence de nouvelles pathologies… L’enjeu est de réussir à intégrer ces transitions épidémiologiques, nutritionnelles, écologiques, économiques, énergétiques et démographiques qui sont à l’œuvre tout en garantissant le bien-être des populations. En Afrique, les populations vivent ces changements de façon accélérée, sans s’y être préparées, contrairement à celles des pays du Nord qui ont eu le temps de les expérimenter et de mettre en place des structures ad hoc.
Jean-Luc Peiry3 : C’est précisément parce que nos pays ont commis un certain nombre d’erreurs, notamment en matière d’aménagement urbain, de gestion des ressources et de la biodiversité que nous pouvons aider les pays africains à ne pas les reproduire, en intégrant les dimensions environnementale et sociale dans leur développement.
La transition démographique constitue un enjeu important. Quels en sont les impacts en termes de santé ?
L.G. : La population double tous les vingt-cinq ans. On assiste à la fois à un exode des habitants de la campagne vers les villes et à un vieillissement de la population. Ainsi, 25 % des Sénégalais vivent aujourd’hui à Dakar, soit de 2 à 3 fois plus qu’il y a trente ans et l’espérance de vie est passée de 50 ans environ à 64 ans, en vingt ans. Ces mutations ne sont pas sans conséquences. Au fardeau des maladies infectieuses telles que le Sida, le paludisme, la tuberculose, qui est en nette régression, s’ajoutent désormais celles du « développement ». L’urbanisation, la sédentarisation, l’arrivée massive des produits alimentaires transformés, trop gras, trop sucrés ou trop salés, le tabagisme, la pollution automobile et industrielle ainsi que le vieillissement des populations ont fait exploser les maladies cardiovasculaires.
Avez-vous mené des recherches sur cette transition épidémiologique ?
L.G. : Plusieurs études confirment que l’hypertension artérielle est devenue un problème de santé publique, dont celles publiées dans PlosOne. À Dakar, 24,7 % des plus de 20 ans souffrent d’hypertension, un taux proche de celui des pays développés.Plus préoccupant encore, cette maladie reste largement méconnue du public : 28 % seulement étaient informées de leur état et 16 % étaient traitées. Le taux d’obésité connaît aussi une hausse alarmante : 9,7 % souffrent d’obésité avec un taux de 16,5 % chez les femmes et 4,7 % des enfants scolarisés à Dakar en sont victimes.
Aujourd’hui, les deux tiers des hospitalisations sont dus à un accident vasculaire cérébral (AVC) en raison du vieillissement de la population. Les AVC représentaient la première cause de mortalité dans le service de neurologie du CHU Fann de Dakar où j’ai travaillé pendant près de dix ans (de 1992 à 2010).
Ces « pathologies du développement » touchent-elles les populations rurales ?
L.G. : L’obésité est rare dans les campagnes. En revanche, le diabète, quasi inexistant en Afrique de l’Ouest jusque dans les années 1980, touche aujourd’hui 17,9 % de la population de Dakar et ne cesse de gagner du terrain dans les régions les plus reculées du Sénégal. Une étude, publiée dans World Journal of Diabetes, et réalisée à Tessékéré (dans la région de Ferlo, au nord du Sénégal), où vivent les Peuls, peuple de pasteurs, a montré que 4,2 % des plus de 20 ans étaient diabétiques et, parmi eux, les deux tiers n’étaient pas diagnostiqués. Cela révèle des problèmes d’accès au soin et à la prévention, dus à l’insuffisance de personnel dans les structures de santé.
J.-L. P. : La transition nutritionnelle s’effectue rapidement. Il y a encore quelques années, les Peuls, dont la culture et l’économie s’articulent autour du bétail, se nourrissaient de façon assez frugale et essentiellement avec du mil, du lait et quelques produits locaux issus de l’agriculture pluviale : maïs, haricots, pastèques et, plus rarement, de viande. Aujourd’hui, ils s’alimentent de plus en plus avec des produits importés : riz, pâtes, huile de palme, bouillons cubes riches en sel, boissons gazeuses et sucrées. Le développement des marchés hebdomadaires dans chaque village a également modifié la composition des repas.
À cela s’ajoute un autre problème majeur : la désertification. Comment s’exerce-t-elle ?
J.-L. P. : 50 % des Sénégalais ont moins de 20 ans, l’exode rural ne compense pas l’accroissement démographique du Sahel. Chaque pasteur peul possède de 100 à 500 vaches et un nombre tout aussi important de moutons et de chèvres qu’il faut nourrir. La pression pastorale est telle qu’elle contraint à rechercher en permanence de nouveaux pâturages. En fin de saison sèche, il n’y a plus un brin d’herbe au sol et les éleveurs sont obligés de couper les branches les plus basses des arbres pour nourrir leur petit bétail. L’alimentation du bétail, l’utilisation du bois pour la construction et pour cuisiner sont autant de facteurs qui accélèrent la désertification. En quinze ans, le pays a perdu 675 000 hectares de forêts.
Cette pression pastorale doit également affecter les ressources en eau. Qu’en est-il dans la région de Ferlo, où vous travaillez ?
J.-L. P. : Depuis la découverte dans les années 1930 d’une vaste nappe fossile située à des profondeurs variant de 100 à 350 m, les forages se sont multipliés pour alimenter en eau les populations et leur bétail. De 35 forages dans les années 1960, équidistants de 30 km, nous sommes aujourd’hui à plusieurs centaines, et leur nombre ne cesse d’augmenter. Outre le fait que cela conduit à l’accélération de la désertification autour des puits liée au surpâturage des troupeaux, les besoins croissants consécutifs à l’accroissement de la population et du cheptel menacent à terme la pérennité de cette ressource non renouvelable.
L. G. : À cette surexploitation s’ajoutent les forages de plus en plus profonds. Au-delà de 200 m de profondeur, la teneur en sel de l’eau dépasse les normes recommandées (200mg/l de sodium selon l’Union européenne, NDLR) et constitue un facteur de risque d’hypertension. Une étude récente4 auprès de ces populations a clairement montré que le risque d’hypertension artérielle est multiplié par 4 dans certaines zones, où l’eau est très salée. C’est un des facteurs susceptibles d’expliquer pourquoi les Peuls ont des taux d’hypertension comparables à ceux des habitants de Dakar.
Vous participez à plusieurs projets de re-végétalisation dans la région de Ferlo, quels sont vos leviers d’action pour restaurer les écosystèmes ?
J.-L. P. : À travers l’Observatoire hommes-milieux international de Tessékéré, nous analysons les changements socio-environnementaux induits par la mise en œuvre de la Grande Muraille verte. Ce projet développe par exemple des jardins maraîchers polyvalents.
Gérés par les femmes, ils sont destinés à diversifier l’alimentation et à constituer une source de revenus supplémentaires pour les familles. Tous les ans, 5000 ha d’arbres sont plantés. Ce sont des espèces locales qui résistent bien à la sécheresse et présentent un fort intérêt économique : l’acacia Sénégal pour sa gomme arabique utilisée en confiserie, le dattier du désert pour son huile à usage alimentaire et cosmétique. À terme, l’objectif est la création de nouvelles filières locales pour permettre aux habitants de ces zones semi-arides de diversifier leurs revenus et ainsi d’être plus résilients face aux aléas climatiques.
L. G. : Le dattier du désert a également des vertus contre l’hypertension. L’objectif est de replanter des plantes cosmétiques et médicinales aux propriétés connues des populations et qui entrent dans la pharmacopée traditionnelle. Approfondir ces connaissances et utiliser ces propriétés sous une forme transformée permettraient de pallier l’absence de médicaments.
Le fait d’avoir été choisi comme centre d’excellence vous ouvre-t-il de nouveaux horizons ?
L. G. : Les 26 nouveaux centres d’excellence africains sélectionnés ont vocation à renforcer l’enseignement supérieur des universités lauréates dans plusieurs domaines retenus par la Banque mondiale. Dans notre cas, il s’agit de l’environnement et de la santé. Le financement accordé de 6 millions de dollars permettra à notre centre d’accroître les capacités de formations en éco-santé, surtout au niveau des masters et des doctorats, de dynamiser la recherche interdisciplinaire et de financer des bourses doctorales et postdoctorales ainsi que le matériel pédagogique et l’équipement de recherche qui manquent cruellement ici. Nous pourrons répondre plus facilement aux appels à projets internationaux, attirer les meilleurs étudiants et élargir notre réseau d’influence. Avec cette certification, nous changeons d’échelle.
J.-L. P. : Ce label vise à impacter le développement de l’Afrique. C’est pourquoi, la dimension recherche appliquée est fondamentale. Notre centre a vocation à dynamiser l’innovation, via la valorisation de nos travaux en établissant des partenariats avec les administrations, les services de l’État et les entreprises. Nous souhaitons élargir notre réseau et jouer un rôle d’expert et de référent dans le domaine de l’environnement et de la santé afin de contribuer au développement des stratégies et des produits répondant aux standards d’une économie durable. ♦
- 1. Unité mixte internationale Environnement, santé, sociétés (CNRS/UCAD Dakar/ UGB Saint-Louis/ USTTB Bamako/ CNRST Ouagadougou).
- 2. Lamine Gueye, médecin neurophysiologiste, est président de l’Université Alioune Diop de Bambey, au Sénégal.
- 3. Jean-Luc Peiry, géographe, physicien, est professeur à l’Université Clermont Auverge, détaché au CNRS comme directeur de recherche.
- 4. «Hypertension artérielle des populations sahéliennes et salinité de l’eau de boisson provenant des forages dans la commune de Tessékéré, nord Ferlo, Sénégal», P. Duboz, J.-L. Peiry, et al., in : La Grande Muraille Verte en marche, (CNRS Editions, à paraître).
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Auteur
Journaliste et auteur, Carina Louart est spécialisée dans les domaines du développement durable, des questions sociales et des sciences de la vie. Elle est notamment l’auteur de La Franc-maçonnerie au féminin, paru chez Belfond, et de trois ouvrages parus chez Actes Sud Junior : Filles et garçons, la parité à petits pas ; La Planète en partage à petits pas ; C’...