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Le retour à la vie des petites rivières urbaines
Le Croult, le Petit-Rosne, le Sausset, la Vieille-Mer, le ru d’Arras, le Morbras : autant de noms, enfouis dans les mémoires, de rivières devenues en grande partie invisibles, qui font pourtant partie d’un réseau hydrographique francilien dont quelques chiffres permettent d’imaginer l’ampleur : sur 4 850 km de rivières traversant la région parisienne, la quasi-totalité (près de 4 400 km) correspond à de petits cours d’eau, caractérisés par une largeur inférieure à dix mètres et une faible profondeur, inférieure à deux mètres. On ne les connaît plus, mais ils circulent encore, parfois à l’air libre, parfois sous terre finissant de se confondre avec des égouts.
Si l’on s’en tient au seul territoire du Grand Paris, l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) révèle qu’entre 1900 et aujourd’hui, ce sont presque 45 % du réseau hydrographique qui ont disparu, au profit de la croissance des espaces bâtis. Sous les pavés la plage ? Si l’on peut encore voir en surface 219 km de rivières, ce sont 190 km de moins qu’au début du XXe siècle… Les géographes Laurent Lespez1 et Marie-Anne Germaine2 se sont intéressés à ces nombreux cours d’eau largement délaissés par les chercheurs et par les aménageurs au profit des voies navigables. Dans le cadre du 8e programme Piren-Seine3, ils ont coordonné une équipe pluridisciplinaire et dressé, après quatre ans de travail, une vue d’ensemble d’un réseau francilien4 qui a pour première caractéristique d’être très abimé : seuls 8 % de ces cours d’eau sont classés en bon état écologique.
« Différentes études ponctuelles et très techniques ont été faites sur une partie de ces cours d’eau, explique Laurent Lespez. Mais nous souhaitions mettre en lien des données éparses et pourtant complémentaires : écologiques (étude des végétations et de la faune des cours d’eau et de leurs berges), géomorphologiques (formes et tracés des rivières) mais aussi sociales et historiques pour en savoir plus sur la qualité environnementale de ces petites rivières et les liens des habitants, riverains ou pas, avec ces milieux. »
Sont-ils accessibles au public ? Pour quels usages ? Les personnes qui vivent à proximité de certains ruisseaux connaissent-ils même leur existence ? « Autant d’informations essentielles dans la perspective d’une réhabilitation de ces petites rivières, qui offre des opportunités de reconnecter les populations urbaines avec leur environnement tout en renforçant la résilience des villes face au changement climatique », relève Marie-Anne Germaine.
Des transformations au fil des époques
« La pression sur ces cours d’eau n’est pas nouvelle, elle a démarré dès l’époque médiévale au moins », rapporte Laurent Lespez. La population de Paris, plus grande ville européenne au Moyen Âge, dépendait des productions agricoles et des ressources énergétiques. On n’hésitait pas à modifier le cours des rivières et les dimensions des chenaux en fonction des besoins des moulins à eau et des activités agricoles et artisanales. Puis avec la Révolution industrielle, l’essentiel du réseau a été affecté par l’activité de nombreuses industries qui utilisent l’eau de ces rivières et y rejettent les effluents. Cela a entraîné des plaintes des populations riveraines liées à la pollution de l’eau, au coût du curage des chenaux, etc. Progressivement de grands travaux d’assainissement sont mis en œuvre, et c’est ainsi que de nombreux cours d’eau disparaissent avec l’aménagement notamment des égouts de Paris, dès le début du XIXe siècle. Enfin l’extension des zones pavillonnaires dès les années 1930, puis la construction de grands ensembles dans les années 1950/60, auront raison des moindres ruisseaux… Dans Paris intra-muros, la Bièvre, le ru des orgueilleux et le ru de Montreuil ainsi que plusieurs ruisseaux qui descendaient les pentes de Ménilmontant ont finalement disparu. Reste la Seine, seule, dans un lit totalement domestiqué.
Les conséquences de ces différentes transformations industrielles et urbaines sont multiples : « Le fonctionnement des hydrosystèmes peut être décrit sous la forme d’une balance entre les flux liquides (l’eau claire) et solides (les sédiments) transitant dans le bassin versant, explique Frédéric Gob5, géographe qui a participé à l’ouvrage. En fonctionnement normal, la rivière adapte sa morphologie et la structure de son lit à ces flux jusqu’à trouver un équilibre ».
Mais l’urbanisation perturbe tout l’écosystème. Lorsqu’il pleut en ville, l’eau ne peut pas s’infiltrer dans les sols imperméables, les crues sont plus fréquentes et plus intenses. Cet excès de débit entraîne un accroissement du transport des sédiments, souvent un élargissement des lits, une disparition partielle ou totale des graviers qui s’y trouvent, une atténuation de la sinuosité du chenal qui peut devenir rectiligne et finir parfois enserré dans du béton…
En cascade et sans jeu de mot, cette modification morphologique des cours d’eau a pour effet de détériorer la qualité de l’eau et la biodiversité, appauvrissant la faune et la flore de l’eau et sur les berges. Une altération généralisée donc, qui a été qualifiée par certains auteurs de « syndrome des cours d’eau urbains (urban stream syndrom) ».
Mais tout n’est pas perdu !
D’une part, comme le montre l’étude, il existe finalement une grande diversité de situations et « sur un même cours d’eau, on trouve souvent une alternance de tronçons très altérés et d’autres relativement préservés », commentent Marie-Anne Germaine et Laurent Lespez. D’autre part, la question de la nature en ville est devenue centrale : que ce soit pour gérer les inondations, améliorer le cadre de vie, réduire les îlots de chaleur urbains, ou restaurer un milieu écologique dégradé, différentes opérations de restauration des petites rivières urbaines sont à l’ordre du jour. « Il ne s’agit pas de revenir à l’état naturel, souligne Laurent Lespez, mais de retrouver une meilleure fonctionnalité écologique de ces cours d’eau ». Il est possible en effet de les reméandrer, c’est-à-dire leur redonner une forme sinueuse pour diversifier les milieux aquatiques, ralentir les écoulements et permettre une meilleure infiltration des nappes phréatiques, mais aussi revégétaliser les berges, démanteler des barrages pour permettre aux espèces aquatiques de circuler, etc.
La Bièvre est la première des rivières d’Ile de France à avoir fait l’objet d’une telle démarche. Longue de 36 km, cette petite rivière prend sa source à Guyancourt dans les Yvelines et traverse cinq départements avant d’arriver à Paris. Elle y entrait autrefois par la Poterne des peupliers, au sud de Paris, et se jetait dans la Seine au niveau de la gare d’Austerlitz. Mais très polluée, notamment par les activités des tanneries et des teintureries, elle fut canalisée et enterrée pour des raisons sanitaires au cours des XIXe et XXe siècles. Elle chemine toujours sur une quinzaine de kilomètres dans Paris… mais sous terre pour rejoindre finalement le réseau des eaux usées.
Retour à l’air libre
Sa remise à l’air libre est née de la volonté des communes qu’elle traversait de lui redonner une place. La première réouverture de la Bièvre a eu lieu à Massy, dans l’Essonne, en 1999, puis à Fresnes, dans le Val-de-Marne en 2002. Elle est réapparue à L’Haÿ-les-Roses, toujours dans le Val-de-Marne, en 2014 et à Igny et à Bièvres, dans l’Essonne, en 2019 ; enfin, on l’a déterrée entre Arcueil et Gentilly (Val-de-Marne), entre 2020 et 2021. Sept cents mètres de linéaires redécouverts ici, trois cents mètres de berges restaurés par-là : ces interventions peuvent sembler modestes, mais au total, ce sont plus de deux kilomètres qui ont été remis à l’air libre et dans quelques années, on pourrait même revoir la Bièvre au niveau du parc Kellermann, dans le 13e arrondissement de Paris.
Dans le Val d’Oise, c’est le traumatisme des inondations du 22 mai 1992 qui aura été l’élément déclencheur du projet de réouverture du Petit Rosne, une rivière d’environ 22 km hors affluents, qui prend sa source en forêt de Montmorency puis poursuit son cours à Ézanville et Sarcelles. Par endroit enterrée dans des canalisations, parfois enserrée dans un corset de béton pour permettre des aménagements autoroutiers et urbains, la rivière avait disparu du champ visuel. Mais ce jour-là, en quelques heures, elle déborde et les habitants se retrouvent avec 2 mètres d’eau en centre-ville, qui mettront trois semaines à s’évacuer tant le secteur est artificialisé.
Après plusieurs années d’études et la mise en place de bassins de retenue en amont, le Petit Rosne a été réouvert avec la création d’un nouveau lit sur 165 mètres, la restauration de méandres, une revégétalisation des berges. Sur la rivière voisine, le Croult, les poissons sont revenus ainsi que des chauves-souris et des libellules, dans une nouvelle zone humide de 12 hectares restaurée.
Aujourd’hui, de nombreuses communes ont de tels projets. « Mais le danger serait de se satisfaire d’un décor, et les dimensions sociales de cette restauration écologique constituent encore le parent pauvre d’études qui tiennent peu compte des communautés locales », estime Marie-Anne Germaine. Avec Laurent Lespez, elle prône la collaboration entre chercheurs naturalistes et chercheurs en sciences sociales sur cette question. Afin que ces projets soient l’occasion de restaurer un lien entre les populations et leur environnement, les géographes réfléchissent également au moyen de reconstruire des récits autour de ces rivières. Et travaillent par exemple avec des illustrateurs pour éditer des livrets d’excursion, qui permettraient aux riverains de se réapproprier ces lieux. ♦
À lire
Les petites rivières urbaines : environnement, évaluation, gestion et restauration, fascicule 22, Piren Seine, mise en ligne en décembre 2024 : https://piren-seine.fr/publications/fascicules
À lire et à voir sur notre site
Sous le béton, la biodiversité
Comment lutter contre les îlots de chaleur urbains
- 1. Professeur à l’université Paris-Est Créteil et directeur adjoint du Laboratoire de géographie physique : environnements quaternaires et actuels (LGP, unité CNRS/Université Panthéon Sorbonne/Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne).
- 2. Professeure à l’université Paris Nanterre, directrice de l’équipe Mosaïque du Laboratoire architecture, ville, urbanisme, environnement (Lavue, unité CNRS/Ministère de la Culture/Université Paris Nanterre/Université Vincennes Saint-Denis.
- 3. Programme interdisciplinaire de recherche sur l’eau et l’environnement du bassin de la Seine (https://www.piren-seine.fr/).
- 4. Quatre cours d’eau ont été particulièrement étudiés, qui sont des rivières non domaniales avec des débits faibles mais très variables dans le temps et dans l’espace. Les rivières choisies traversent une grande variété d’environnements et sont reparties selon un gradient d’urbanisation.
- 5. Enseignant-chercheur à l’université Panthéon Sorbonne, membre du Laboratoire de géographie physique : environnements quaternaires et actuels (LGP, unité CNRS/Université Panthéon Sorbonne/Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne).