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Sous le béton, la biodiversité
Cet article est tiré du dossier « La ville est-elle l’avenir de l’humanité ? », publié dans le n° 13 de la revue Carnets de science.
La ville constitue par nature un espace artificiel. Aucune autre œuvre humaine ne permet d’observer de manière plus nette les impacts de notre manière d’habiter la planète, l’urbanisation galopante étant une des causes de l’érosion accélérée de la biodiversité. Certes, la ville médiévale européenne, sans être une arche de Noé, était encore largement ouverte sur les campagnes environnantes. On y vivait au milieu du bétail, du fumier, du crottin, on y trouvait des vignes, des jardins, des prés, des champs. Mais le temps passant, partout ou presque, « l’antagonisme ville-nature s’est accentué, explique Philippe Clergeau, du Centre d’écologie et des sciences de la conservation1 (Cesco). Le tissu urbain, surtout dans la seconde moitié du XXe siècle où d’immenses travaux d’équipements et d’infrastructures ont été lancés en vertu de la politique du tout-automobile, est devenu de plus en plus minéralisé et imperméable. »
Sans se transformer en déserts biologiques (la biodiversité est parfois plus abondante dans les parcs urbains que dans certaines zones d’agriculture intensive !), les grandes agglomérations se sont progressivement débarrassées de leurs éléments de nature dite « sauvage » (eaux stagnantes et cours d’eau à l’air libre, espaces humides, écosystèmes non gérés…) et les ont remplacés par une faune et une flore maîtrisées, propres, aseptisées, « sous cloche », bref, plus ornementales que fonctionnelles. D’où l’urgence de « rendre les villes plus vivables tout à la fois pour les humains et les non-humains, de redéfinir ce que devraient être les socio-écosystèmes urbains », plaide Xavier Le Roux, chercheur à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement et copilote du Programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR) Solu-Biod2. « Repenser les villes et l’urbanisation est fondamental pour freiner l’érosion de la biodiversité, et la biodiversité représente un enjeu fondamental pour l’avenir des villes. »
Cesser de prendre les végétaux pour des potiches
Plus une ville abonde en parcs, squares, jardins, jardins partagés, familiaux ou d’insertion, alignements d’arbres sur la voie publique, friches, étangs, mares, noues (Fossé recueillant le trop-plein d’eau en cas de ruissellement, Ndlr), berges, etc., attenants aux maisons individuelles et aux immeubles collectifs, plus elle regorgera d’espèces vivantes qui cohabiteront grâce à ces pans de nature et rendront de nombreux services écosystémiques.
« Loin d’être de simples éléments de décor destinés à faire joli, parer et embaumer, les végétaux permettent de lutter contre les polluants atmosphériques (oxydes d’azote, dioxyde de soufre, particules en suspension, métaux lourds, hydrocarbures aromatiques polycycliques, dioxines, composés organiques volatils…), indique Christiane Weber, du laboratoire Territoires, environnement, télédétection et information spatiale3 (Tetis).
« En plus de participer à la capture du CO₂, les arbres servent à se protéger des nuisances sonores, du soleil et du vent, poursuit la chercheuse. Et, contrairement au macadam et au bâti qui absorbent le rayonnement solaire (l’énergie thermique qu’ils emmagasinent le jour étant restituée au cours de la nuit), l’eau et la végétation, par évaporation ou évapotranspiration, augmentent le taux d’humidité de l’air, chose appréciable en été. Par ailleurs, la végétalisation permet de retenir dans les sols les eaux de ruissellement, ce qui apporte de l’eau aux plantations, évite de recourir à un arrosage artificiel ou du moins limite celui-ci, allège la charge des réseaux d’évacuation et épure les eaux pluviales de manière naturelle. »
Non moins important : les toits. Leur superficie correspond en moyenne à plus de 30 % de la superficie totale des villes occidentales. Verdir ces parties sommitales apporte une touche supplémentaire de nature au cœur de la ville, à condition de choisir des milieux de type « prairie naturelle » ou « jardin » plutôt qu’un substrat minéral de faible épaisseur sur lequel est déroulé un tapis précultivé de végétaux du genre sedum, sans véritable effet sur le plan écologique. « Les massifs d’arbustes, à ne pas oublier, constituent plus encore d’excellents supports où les espèces animales peuvent nicher et se nourrir », pointe Philippe Clergeau.
Moins bétonnées, bruyantes, polluées, éclairées en permanence…, les villes sous nos latitudes pourraient aussi assurer un cadre de vie plus favorable à de multiples communautés faunistiques : oiseaux, chauves-souris, insectes pollinisateurs, hérissons, amphibiens… Rendre une ville accueillante aux oiseaux cavernicoles, en particulier (mésanges, moineaux, étourneaux…), suppose d’intégrer des nichoirs dans la structure de la charpente, sur les façades ou sur les toits lors d’opérations de construction. Et rien de tel, pour minimiser l’empreinte écologique des bâtiments, que de faire appel autant que possible à des matériaux recyclés (déchets de déconstruction, textiles recyclés) ou biosourcés (béton de chanvre, fibre de lin, paille…) et se tourner vers des modes constructifs plus respectueux des sols tels que la construction sur pieux ou pilotis (aplanir, creuser ou terrasser déstructure les sols et détruit leur biodiversité).
Laisser les herbes vagabondes
Mais laisser la nature reprendre ses droits dans la ville, en vertu du double principe « entretenir autant que nécessaire mais aussi peu que possible » et « préférer les essences locales aux végétaux d’origine exotique (souvent invasifs et allergènes) », conduit nécessairement à rompre avec certains codes de l’esthétisme urbain.
Transformation des gazons en prairies (sources importantes de graines et d’insectes pour les oiseaux granivores et insectivores), présence de feuilles et d’arbres morts, d’orties, de ronces sauvages et d’herbes folles dans les jardins publics et les cimetières… : une telle spontanéité végétale peut donner l’impression de l’abandon et déplaire aux habitants. « Plus généralement, ce sont les relations homme-nature, et leurs soubassements culturels, qu’il faut revoir si on veut permettre à des espèces qui avaient déserté le milieu urbain d’y reprendre pied, dit Xavier Le Roux. Et il faut expliquer que renforcer l’armature verte des villes contribue au bien-être et à la santé psychique des populations. »
De fait, vivre à proximité de lieux de nature où l’on peut faire du sport, se promener en famille, pique-niquer, nouer des relations plus sereines avec les habitants de son quartier, s’adonner à la méditation, retrouver le rythme des saisons, etc., diminue les risques de dépression, d’anxiété, de stress, d’affections respiratoires, augmente les capacités cognitives (dont l’attention)… Sans oublier que c’est agir en faveur des plus défavorisés, l’espace public étant le seul patrimoine de l’individu démuni.
« Le changement de paradigme qu’est la reconnexion des citadins avec la nature relève de la sphère du politique et engage le devenir d’une ville, insiste Philippe Clergeau. Cette démarche a d’autant plus de chances d’aboutir qu’elle est servie par des élus convaincus, des responsables administratifs convaincants, des partenaires compétents (architectes, urbanistes, écologues, acteurs du bâtiment…) et des administrés correctement informés. Ainsi faut-il leur expliquer que, pour éviter l’étalement urbain, on pense avant tout à densifier la ville, à “faire la ville sur la ville”, comme on disait il y a quelques années. C’est bien sûr un objectif important à condition de choisir les méthodes qui ne vont pas aboutir à une sur-densification et à une absence d’espaces de nature dans les quartiers. Privilégier les friches industrielles, les locaux vides et les désimperméabilisations compensant de nouveaux bâtis permet de ne pas obérer le développement d’espaces privés et publics de qualité pour la vie des citadins. C’est un travail de planification à instaurer dans les nouveaux documents d’urbanisme. »
Créer des mosaïques d’écosystèmes
Autre point central : multiplier les zones de nature dans une ville ne suffit pas si ces « points chauds » de biodiversité sont isolés les uns des autres. Les secteurs bâtis, les infrastructures routières, les voies ferrées et autres aménagements (barrières, grillages) sont autant d’obstacles – plus ou moins forts – à la libre circulation des animaux et des plantes. De même, les cours d’eau minéralisés ne font plus office de corridors facilitant le va-et-vient des espèces.
« Cette fragmentation provoque un déséquilibre dans le mode de vie de certaines populations animales et végétales, explique Solène Croci, du laboratoire Littoral, environnement, télédétection, géomatique4. Il faut par conséquent prévoir des liaisons fonctionnelles et continues entre les différents îlots de nature, instaurer un maillage des réservoirs de biodiversité pour en faire une mosaïque d’écosystèmes connectés les uns aux autres. Le réseau reliant ces différents espaces entre eux (les trames vertes et bleues) permet aux espèces de mieux se déplacer, s’alimenter, se reproduire, se reposer, communiquer, etc., autrement dit, d’assurer leur pérennité. »
Et si l’objectif n’était pas seulement de créer des écosystèmes au sein de la ville, comme s’y emploient de plus en plus de municipalités, mais aussi et surtout de « faire de la ville un vaste système social et écologique qui s’auto-entretient et se régénère, comme le fait la nature spontanément, suggère Philippe Clergeau. L’“urbanisme régénératif” que nous soutenons consiste à installer dans la ville des écosystèmes les plus proches possible de ce qui existe dans la nature (avec de nombreuses espèces notamment locales et sur des surfaces suffisantes), à transformer l’espace urbanisé dans sa globalité pour en faire un milieu où l’humain n’est plus considéré comme l’espèce dominante, mais comme une espèce parmi d’autres, et à connecter la ville avec sa bio-région5 ».
S’intéresser à plus petit que soi
Relier l’avenir des humains et celui de la biodiversité urbaine commande en tout cas de s’intéresser à plus petit que soi, beaucoup plus petit même. « La biodiversité dans les villes ne se limite pas aux seuls organismes macroscopiques que sont les plantes et les animaux, fait observer Pascal-Jean Lopez, du laboratoire Biologie des organismes et écosystèmes aquatiques 6. Il existe une biodiversité invisible tout aussi importante pour le fonctionnement des écosystèmes : celle des micro-organismes ». Lesquels s’affairent essentiellement sur les murs, dans les sols, dans l’air et la poussière des habitations, mais aussi… dans les caniveaux. « En analysant les microbes présents dans les caniveaux des vingt arrondissements de Paris, ainsi que dans l’eau non potable qui sert au nettoyage des rues ou à l’arrosage des parcs et jardins, et dans l’eau de la Seine et du canal de l’Ourcq, nous avons découvert l’existence de près de 7 000 espèces différentes d’eucaryotesFermerEnsemble des organismes unicellulaires ou multicellulaires dont les cellules dites « eucaryotes » possèdent un noyau et des organites délimités par des membranes., précise le scientifique. Les diatomées (microalgues brunes appartenant au groupe des Straménopiles) représentaient environ 65 % de cette biodiversité foisonnante qui comprend également des champignons, des zooflagellés (protistes avec flagelle et sans chlorophylle) bactérivores… »
Les microbes (eucaryotes et bactéries) qui peuplent les rues pourraient-ils contribuer à la dépollution de celles-ci ? L’idée fait son chemin. « Nous aimerions montrer que ces micro-organismes, par-delà leur fonction de “marqueurs” d’une ville et d’une société à un moment donné, pourraient être impliqués, même à une échelle modeste, dans des processus de bio-remédiation, autrement dit servir en quelque sorte au nettoyage des rues, dit Pascal-Jean Lopez. Plutôt que d’ignorer ou de chercher à éliminer ce compartiment urbain, il serait judicieux de l’étudier plus attentivement pour mieux “exploiter” l’aptitude de certains microbes des rues à dégrader des déchets solides et d’autres types de polluants. »
Lutter contre l’amnésie environnementale
Une chose est sûre : être de plus en plus rarement au contact de la biodiversité, quand on habite en ville, conduit à ne pas avoir conscience du déclin vertigineux de nombreuses autres formes de vivant et ne pas agir pour leur préservation. « On s’intéresse surtout à ce qui constitue le cadre de références que l’on a construit notamment pendant son enfance et que l’on considère comme ce qui est bien », souligne Anne-Caroline Prévot, du Cesco.
Or, avec l’urbanisation croissante et les modes de vie actuels, la proximité des enfants avec la faune et la flore s’amenuise sans cesse. Bambins et lycéens passent chaque jour très peu de temps dehors et « perdent ainsi “l’expérience directe de nature” que l’école ne peut pas remplacer et sans laquelle la théorie ne sert à rien, poursuit la chercheuse. Cet appauvrissement est tel que le psychologue américain Peter Kahn a pu parler, dès 2002, d’“amnésie environnementale générationnelle”. Surtout, cela enclenche un cercle vicieux : comment se préoccuper d’une dégradation de la nature si celle-ci est considérée comme de moins en moins importante par les générations qui se succèdent ? » À cela s’ajoute le fait que la plupart des produits culturels populaires ciblant les jeunes (dessins animés, blockbusters de science-fiction7…) ne représentent plus du tout – ou très peu – de végétation dans les décors des scènes extérieures.
Apporter une réponse efficace aux altérations des processus biologiques qu’engendre l’urbanisation, faire apprécier plus directement et plus intensément l’utilité de la présence de la biodiversité à un maximum de citadins et les convaincre de sa valeur écologique, morale, esthétique ou économique, apparaît plus nécessaire que jamais. « Considérer qu’il est plus grave de confondre Victor Hugo et Molière que de confondre un platane et un érable, ou un merle et un étourneau, c’est peut-être considérer comme de peu d’importance le fait que la nature disparaisse de nos villes, voire de notre socle culturel commun. Or, la nature et nos relations avec elle restent indispensables à toute vie humaine », rappelle Anne-Caroline Prévot en célébrant le « vert de l’amitié » humain-non humain. ♦
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- 1. Unité CNRS/MNHN/Sorbonne Université.
- 2. PEPR « Biodiversité et solutions fondées sur la nature » (CNRS/Ifremer/IRD/MNHN/Aix-Marseille Université/ Université Claude Bernard Lyon 1/Université Grenoble-Alpes/Université de Montpellier/Sorbonne Université).
- 3. Unité CNRS/Cirad/AgroParisTech/Inrae.
- 4. Unité CNRS/Nantes Université/Université de Bretagne Occidentale/Université Rennes 2.
- 5. « Projets urbains régénératifs : de l’idée à la méthode », E. Blanco, Ph. Clergeau, Métropolitiques, 20 juin 2022. https://metropolitiques.eu/Projets-urbains-regeneratifs-de-l-idee-a-la-m....
- 6. Unité CNRS/MNHN/IRD/Sorbonne Université.
- 7. « Science fiction blockbuster movies - A problem or a path to urban greenery? », Marcus Hedblom, Anne-Caroline Prévot, Axelle Grégoire, Urban Forestry & Urban Greening, Vol. 74, août 2022.
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Auteur
Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).
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