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Une semaine avec des Nobel

Une semaine avec des Nobel

08.07.2015, par
Lindau 2015
Déjeuner informel avec Bill Phillips, Prix Nobel de physique en 1997.
La semaine dernière étaient réunis, au bord du lac de Constance, 650 jeunes scientifiques prometteurs et 65 lauréats du prix Nobel de chimie, physiologie-médecine et physique.

Aéroport international de Francfort, le 28 juin. En attendant de monter à bord du coucou qui doit nous mener jusqu’au lac de Constance (aux confins de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Suisse), des conversations se nouent, en anglais, en espagnol. Ils viennent de New Dehli, d’Edimbourg, de Mexico ou de Lima, ont entre 20 et 35 ans, sont chimistes, physiciens, biologistes, et se retrouvent autour d’un nom de code : « Lindau ». Lindau ? C’est une charmante île du lac de Constance, à quelques encablures de la rive nord. Une sorte de riviera bavaroise, où cohabitent hôtels huppés et cyclotouristes à l’étape.

Lindau 2015
Port de Lindau sur le lac de Constance.
Lindau 2015
Port de Lindau sur le lac de Constance.

Pour quelques jours, elle va aussi être le théâtre de rencontres scientifiques au sommet. En ce moment convergent vers ces rivages, depuis 88 pays, 650 jeunes scientifiques triés sur le volet et 65 lauréats des prix Nobel de chimie, physiologie-médecine et physique. Pendant près d’une semaine, ils vont assister à des conférences de lauréats, participer à des master classes proposées sur leur thème de recherche par les Nobel, discuter de thèmes transversaux, comme l’éducation scientifique ou la communication, et échanger de manière plus informelle.

Un rendez-vous international

Sur place, les rues bruissent déjà de langues et d’accents variés. Mais c’est surtout au badge qu’ils portent autour du cou que l’on distingue les participants de ces 65e rencontres de Lindau des simples touristes. Le ruban du badge d’Agathe Chaigne est gris, ce qui, dans le code couleur des organisateurs, signifie « jeune chercheur » (le bleu clair distingue les Nobel, le jaune, les journalistes…). Biologiste, elle étudie la forme et le mouvement des cellules avec les outils de la physique, après avoir aussi goûté à l’enseignement et au journalisme. Ce qui l’a attirée à Lindau, c’est la perspective d’« avoir une vue de ce qui se fait actuellement dans les autres disciplines ». Pour cette toute jeune docteure – elle vient de soutenir sa thèse en biophysique au Centre interdisciplinaire de recherche en biologie1 – « c’est aussi une occasion de rencontrer d’éventuels futurs employeurs ou financeurs ».

« Un rêve, devenu réalité depuis que je suis arrivé. » C’est ainsi que Sajjad Ullah, de l’université de Peshawar, au Pakistan, décrit ses premiers moments à Lindau. Ce chimiste qui conçoit des matériaux nanostructurés pour la photocatalyse a déjà trouvé d’autres jeunes collègues travaillant dans son domaine. Peut-être de futurs collaborateurs ? La création de réseaux internationaux de jeunes scientifiques est en tout cas l’une des ambitions de ces rencontres, dont la devise est « éduquer, inspirer, connecter ».

C’est l’une des
rares conférences
où tous les pays
sont réellement
représentés.

« Ces rencontres sont intéressantes par leur caractère interdisciplinaire et interculturel », estime quant à elle Sophie Carenco, qui vient d’être recrutée comme chargée de recherche par le CNRS au sein du laboratoire Chimie de la matière condensée de Paris2. Bien sûr, elle est venue pour les prix Nobel, mais pas uniquement. « En tant que chimiste, je n’ai pas souvent l’occasion de côtoyer des docteurs en médecine ! Et c’est l’une des rares conférences où tous les pays sont réellement représentés : ici, on croise des jeunes chercheurs du Pakistan, du Bangladesh, de plusieurs pays africains... »

Lindau 2015
James W. Cronin, Prix Nobel de physique en 1980, entouré de jeunes scientifiques.
Lindau 2015
James W. Cronin, Prix Nobel de physique en 1980, entouré de jeunes scientifiques.

Comme l’ensemble des 650 « young scientists », ces trois jeunes chercheurs ont été choisis d’abord par une institution de leur pays (en France, c’est le CNRS qui est chargé de cette première sélection), sur la base de leur excellence scientifique. Puis les dossiers passent le filtre du comité de sélection des rencontres, qui examine les lettres de motivation et de recommandation, mais aussi les activités non académiques des candidats. « Nous voulons faire venir des gens qui ne sont pas seulement focalisés sur leur sujet de recherche », explique un membre du comité. Cette année, sur les 5 000 dossiers reçus (étudiants en master, en thèse, post-doctorants…), seuls un peu plus de 10% ont été retenus.

Les rencontres 2015 axées sur l’interdisciplinarité

Après des rassemblements autour de chaque grande discipline scientifique primée à Stockholm (physique en 2012, chimie en 2013 et physiologie-médecine en 2014), les rencontres 2015 sont interdisciplinaires. Ce qui se prête bien au thème de l’éthique en science, objet du premier rendez-vous, une table ronde à l’heure du petit déjeuner. Et c’est la France qui reçoit3 : à la tribune, Jules Hoffmann, lauréat 2011 du prix Nobel de physiologie-médecine4, et la jeune chimiste Sophie Carenco sont accompagnés par le médecin et physicien Denis Le Bihan et la physicienne Michèle Leduc, présidente du Comité d’éthique du CNRS. Les questions s’attachent surtout aux cas de fraude scientifique, même si certains participants préféreraient parler de problèmes concrets rencontrés par les jeunes scientifiques. La fin de la séance de discussion est pour certains l’occasion d’échanger quelques mots en tête à tête avec Jules Hoffmann. Ou de prendre la pose pour un selfie…

Lindau 2015
Master class avec Bruce Beutler et Jules Hoffmann.
Lindau 2015
Master class avec Bruce Beutler et Jules Hoffmann.

« C’est intéressant, pour des gens de mon âge, de voir les questions que se posent les jeunes qui commencent aujourd’hui leur carrière scientifique, sourit Jules Hoffmann. Le monde scientifique a beaucoup évolué depuis l’époque où j’ai commencé. » Pour Albert Fert, lauréat du prix Nobel de physique en 20075 et directeur scientifique de l’unité mixte de physique CNRS/Thales, « ces rencontres sont aussi un moyen de garder contact avec la communauté des lauréats Nobel, de voir comment ils évoluent après le prix ».

Une occasion unique d’échanger avec des Prix Nobel

Le reste de la matinée est consacré à des conférences par les Nobel. Certains présentent leur domaine de recherche ou la découverte qui leur a valu le prix. D’autres préfèrent revenir sur leur parcours, comme Eric Betzig, lauréat du prix Nobel de chimie 2014, avec Stefan Hell et William Moerner, pour leurs travaux sur la microscopie à très haute résolution. Et pour cause ! Après avoir été chercheur quelques années au sein des laboratoires Bell, il a démissionné pour se lancer dans l’entreprise de son père… avant de revenir à la recherche avec un ex-collègue en montant un laboratoire dans le salon de ce dernier. Voilà pour l’inspiration.

J’ai été encore plus
motivée quand
j’ai su qu’on
pouvait interagir
de manière plus
spécifique avec
les lauréats.

Un peu plus tard dans la journée, Albert Fert animera une master class sur le thème de la spintronique (électronique basée sur le spin des électrons), un champ de recherche qu’il a fondé, avec les interventions de deux jeunes chercheurs : « Je trouve cet exercice très intéressant, et il est très motivant pour les jeunes chercheurs qui présentent leurs travaux devant un public international et en discutent avec un lauréat du prix Nobel. »

Un exercice auquel se livrera dans quelques jours Laura Corman sur ses travaux de thèse en physique des atomes froids. « J’ai été encore plus motivée quand j’ai su qu’on pouvait interagir de manière plus spécifique avec les lauréats », se souvient cette doctorante du Laboratoire Kastler Brossel6, où travaillent aussi deux prix Nobel, Claude Cohen-Tannoudji et Serge Haroche. Elle présentera ses résultats devant l’Américain William D. Philipps, colauréat avec Claude Cohen-Tannoudji et Steven Chu, du prix Nobel de physique 1997 pour leurs recherches sur le refroidissement et la capture d’atomes par laser. « Il connaît bien mon domaine de recherche et il est connu pour poser beaucoup de questions », glisse avec enthousiasme la jeune chercheuse, qui n’a pas l’air trop impressionnée avant cette prestation.

La science, un jeu où l’erreur a sa place

Mais au fil des discussions transparaissent aussi les inquiétudes des jeunes chercheurs formés dans un paysage scientifique marqué par pénurie de postes et l’alternative « publish or perish ». De son côté, Stefan Hell a l’impression que certains jeunes sont plus soucieux de networking et de plan de carrière que de résoudre des problèmes et faire des découvertes. Il rappelle que la science est un jeu où l’erreur a sa place. Albert Fert engage les jeunes scientifiques à « ne pas sacrifier aux modes ou se laisser guider par les grandes tendances, mais à suivre leurs propres idées, moyen d’obtenir des résultats originaux ». Saul Perlmutter raconte qu’il lui a fallu dix ans de mesures et d’analyses du mouvement de galaxies pour parvenir aux résultats qui lui vaudront en 2011 le prix Nobel de physique, la découverte de l’accélération de l’expansion de l’Univers. Appel à une attitude plus « rebelle », à penser hors du cadre, tolérance aux échecs, persévérance : des messages que tenteront de faire passer plusieurs lauréats au cours de leurs présentations.

Déclaration de Mainau 2015 sur le changement climatique
Signature de la déclaration de Mainau 2015 sur le changement climatique. Steven Chu et Serge Haroche au premier plan.
Déclaration de Mainau 2015 sur le changement climatique
Signature de la déclaration de Mainau 2015 sur le changement climatique. Steven Chu et Serge Haroche au premier plan.

Une autre préoccupation rassemble, elle, ces deux générations de scientifiques : le changement climatique. Les rencontres de Lindau ont été fondées en 1951, dans le but notamment de réconcilier les peuples de l’Europe d’après-guerre. En pleine guerre froide, le risque d’une guerre nucléaire pesait alors sur le monde7. Une menace que 36 lauréats comparent aujourd’hui, dans une déclaration commune, à celle du changement climatique. En voici un extrait : « Il y a près de soixante ans, ici, à Mainau, une assemblée similaire de lauréats du prix Nobel de sciences a publié une déclaration sur les dangers inhérents à la technologie nouvelle des armes nucléaires (...). Nous pensons que notre monde est aujourd’hui confronté à une autre menace d’une ampleur comparable. (…) L’inaction soumettra les générations futures de l’humanité à un risque inadmissible et inacceptable. » Une prise de position sans équivoque quelques jours avant le début du grand colloque « Notre avenir commun sous le changement climatique » (Lire notre entretien avec Jean Jouzel). La fin de l’année, avec la tenue en France de la COP21, nous dira si cette crainte des scientifiques a été entendue.

En savoir plus :
- site Web : www.lindau-nobel.org
- Twitter : @lindaunobel
 

Notes
  • 1. Unité CNRS/Inserm/Collège de France.
  • 2. Unité CNRS/UPMC/Collège de France.
  • 3. Chaque année, un pays est invité à organiser la « journée internationale », première vraie journée des rencontres. En 2015, c’est au tour de la France.
  • 4. Pour ses découvertes sur l’immunité innée, conjointement avec Bruce Beutler (États-Unis) et Ralph Steinman (Canada).
  • 5. Avec Peter Grünberg, pour leur découverte de la « magnétorésistance géante » en 1988.
  • 6. Unité CNRS/UPMC/ENS de Paris/Collège de France.
  • 7. Ce qui a mené à la déclaration de Mainau, signée en 1955 par 19 lauréats de prix Nobel scientifiques, contre l’usage des armes nucléaires.

Coulisses

Chaque année, un pays est invité à organiser la « journée internationale », première vraie journée des rencontres après la cérémonie d’inauguration. En 2015, c’était au tour de la France, avec un pilotage de l’ambassade de France à Berlin, du CNRS et du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. La journée a débuté par un petit déjeuner scientifique sur le thème de l’éthique en science, pour se terminer avec un dîner rassemblant jeunes chercheurs, lauréats, et sponsors français, agrémenté d’une présentation sur l’imagerie du cerveau (par Denis Le Bihan), d’un intermède musical et de la projection d’un film vantant aussi bien le savoir-faire de la recherche française que le savoir-vivre à la française. Pour l’occasion, 19 jeunes chercheurs parrainés par le CNRS sont venus de leurs laboratoires situés partout en France, mais aussi en Suisse et en Allemagne, ainsi que 7 lauréats Nobel français.

Auteur

Véronique Étienne

Véronique Étienne est attachée de presse au CNRS. Elle a auparavant travaillé en tant que journaliste scientifique pour des titres comme Science et Vie, Ciel et Espace et Le Monde des sciences, et a également été enseignante en sciences de la vie et de la Terre.