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Fans de séries : addiction ou prise de contrôle ?
Avec la fermeture des cinémas et des théâtres, et faute de sport à la télévision, les séries sont plébiscitées comme jamais depuis le début de la pandémie de Covid-19. Leur consommation a augmenté de 20 % par rapport à l’année précédente1 et nombre de personnes enchaînent les épisodes, pratiquant le binge watching (visionnage « en rafale » de plusieurs épisodes à la suite), parfois jusque tard dans la nuit, trouvant peut-être ainsi l’ « oxygène » qui leur permet de tenir dans les moments difficiles...
Mais dénoncer la passivité devant les écrans et résumer ces pratiques en termes d’addiction n’épuise pas ce phénomène de masse. Pour comprendre ces pratiques, nous avons, avec nos collègues Cristel Russell et Hope Jensen Schau, réalisé une enquête2 sur un corpus de différents témoignages3 (forums de fans, journaux de bord, entretiens, etc.). Elle nous a permis de réaliser une typologie des pratiques de fans de séries, souvent bien plus actifs qu’on ne l’imagine.
Les maîtres du jeu
Plusieurs des personnes interrogées n’hésitent pas en effet à intervenir sur le déroulement de l’histoire. Un fan de House of Cards explique par exemple regarder « les épisodes en vitesse AR (avance rapide) » ce qui lui permet de voir « un épisode entier (de 55 minutes environ, NDLR) en moins de 30 minutes ». Une autre pratique consiste au contraire à savourer la série, en espaçant les épisodes, en faisant des pauses à l’intérieur de chacun ou même en ralentissant le visionnage grâce aux options de certaines plateformes.
Des amateurs peuvent aller jusqu’à déstructurer l’histoire en ne regardant qu’un certain type de scènes ou au contraire en les éliminant, grâce aux informations disponibles sur les forums, comme « Gore Rating » qui sélectionne les scènes les plus « gores » de la série Vikings.
Et selon un participant à un forum, les « vrais » fans de Game of Thrones regardent à de multiples reprises les discours de Daenerys pour les mémoriser, même s’ils sont proférés en dothraki, une langue imaginaire…
En marge de notre étude, on peut aussi rappeler les pétitions de fans pour modifier la fin d’une série ou en obtenir des épisodes supplémentaires, parfois avec un certain succès comme en témoigne « Amor vincit omnia », l’épisode final de 120 minutes de Sense8 diffusé en 2018 un an après l’annulation de la série. Variations rédigées par les fans eux-mêmes, les fan-fictions sont aussi des phénomènes notables comme le prouve l’inattendu Fifty shade of Grey, roman inspiré de la série de films Twilight, publié et vendu a 40 millions d’exemplaires dans le monde !
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Selon notre enquête, certains fans vivent aussi des expériences qui dépassent la série proprement dite, adoptant une démarche de transmédiaFermer« Processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée. Idéalement, chaque médium apporte sa propre contribution pour le développement de l’histoire » (Henry Jenkins, 2003, ancien professeur au Massachusetts Institute of Technology). Cela peut consister à créer un site web où publier une biographie des personnages d’une série, ou bien à créer une application-jeu où résoudre une question restée énigmatique dans un récit plus largement diffusé. originale. Ils discutent sur des forums au sujet de leur série et accèdent à des résumés des épisodes qu’ils lisent parfois après les avoir regardés afin de s’assurer d’avoir tout compris. Tandis que d’autres expliquent vouloir savoir à l’avance ce qui va se passer afin de conserver une impression de contrôle, sinon, commente l’une d’entre eux, « ça me rend nerveuse parfois, et si la fin n’est pas ce que je voulais, alors je ne veux pas regarder. Je veux être sûre que ce sera quelque chose qui me plaira…. Je me sens plus en sécurité. »
Les spoilers sont donc appréciés plus souvent qu’on n’imagine. À propos de la mort d’un des personnages principaux de The Good Wife, une fan se réjouit même d’avoir appris le « drame » d’abord via un journal : « ce n’était pas plus mal parce que c’était un tel choc. Au moins ça m’avait préparée ».
Si à l’avenir on démontrait une éventuelle ampleur inédite de cette « volonté de contrôle » et de « gestion » des émotions, propre à notre époque, il serait intéressant de s’interroger sur ce qu’elle dit de nos sociétés. Et de pourquoi elle viendrait s’insinuer jusque dans la fiction et l’imaginaire, registres habituellement propres à une forme de lâcher-prise…
Appétits d’ogre et spectateurs multitâches
De manière plus attendue, de nombreux amateurs de séries aiment s’immerger totalement dans une histoire et veulent être transportés dans un autre monde. « Quand je regarde (…) J’ai l’impression d’être de retour à l’école, à trainer avec mon groupe d’amis intellos », explique ainsi un féru de The Big Bang Theory. Et le phénomène de binge watching4, dont les effets négatifs sont certes évoqués (impression de boulimie ou d’indigestion suivie du regret de ne pas avoir arrêté plus tôt), s’inscrit bien souvent dans ce contexte. Un amateur de House of Cards raconte par exemple avoir regardé une saison entière en un week-end pour certes connaître le fin mot de l’histoire, mais surtout pour pouvoir « rester dans l’atmosphère ».
Notre enquête détaille aussi la pratique du multitâches selon laquelle des spectateurs mènent une série d’activités en parallèle comme repasser, faire le ménage, cuisiner, ou même travailler, « si ma tâche n'est pas trop compliquée », commente une fan. Le choix de la série dépend d’ailleurs de la nature de l’activité. Les spectateurs ont d’autant moins de scrupules à potentiellement rater une scène cruciale qu’ils peuvent très souvent revenir en arrière.
Regarder les séries comme on lit des livres
L’ensemble de nos observations montre que la numérisation des médias couplée à l’accessibilité d’une multitude d’épisodes offre aux fans de séries TV la possibilité de contrôler leur propre rythme de consommation, de façon similaire aux livres. Les spectateurs ne sont plus soumis ni aux lois d’une chaîne de télévision pour la diffusion de la série ni aux désirs du producteur ou du scénariste pour le déroulement de l’histoire.
Ils peuvent construire leur propre histoire en accélérant, revenant en arrière, sautant des passages ou fabriquant des scènes augmentées en leur ajoutant du matériel glané sur Internet, comme la biographie d’un acteur ou des hypothèses sur le sens de la scène. Ces nouvelles pratiques changent le regard que l’on porte sur le spectateur qui a souvent été cantonné à un rôle très passif et captif.
L’analogie avec le livre concerne également l’interactivité désormais permise aux séries. En effet, les épisodes interactifs de Carmen Sandiego ou de Black Mirror dont le fameux Bandersnatch imposait de faire plusieurs choix déterminants quant à la progression et l’issu du récit, rappellent évidemment les « Livres dont vous êtes le héros » très populaires dans les années 1980. Les producteurs et scénaristes de séries lorgnent ainsi vers les jeux vidéo pour offrir aux spectateurs une large palette d’histoires possibles et un engagement croissant dans leur déroulement.
Cet engagement est accentué par le matériel transmédia disponible et par les réseaux sociaux. Désormais il est possible d’avoir accès à tout moment à des communautés de fans prêts à discuter des nouveaux épisodes, des dernières théories, d'easter eggsFermerRéférence clin d’œil à un autre épisode, à une autre série, à un film etc. Par exemple, à la fin de l’épisode 12 de la saison 1 de Riverdale, Joaquin fuit vers San Junipero, ville fictive, titre, et lieu de l’action de l’épisode 4 de la saison 3 de la série d’anthologie Black Mirror. cachés ou de fan-fictions. On peut y voir une nouvelle forme des traditionnels clubs de lecture.
Les plateformes comme Netflix ou Amazon Prime Video n’ont pas manqué de repérer l’avènement de ces pratiques. Mais si elles proposent des fonctionnalités du type « sauter 30 secondes en avant », « revenir 30 secondes en arrière », « ignorer le générique », il est intéressant d’observer que Netflix lance aussi un nouveau bouton « Direct ». Celui-ci permet au spectateur de revenir au modèle de la chaîne de télévision, allant justement à l’encontre des innovations acquises en matière de contrôle. L’avenir dira si cet usage, ramenant aux pratiques les plus traditionnelles, prévaudra ou non… ♦
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur(s) auteur(s). Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
- 1. Selon le baromètre Hadopi « Consommation de biens culturels dématérialisés en situation de confinement » de mai 2020, 51 % des Français interrogés âgés de 15 ans et plus ont regardé des séries sur Internet lors de la 8e semaine de confinement alors qu’ils étaient 42 % en mai 2019.
- 2. « One Brand, Many Trajectories : Narrative Navigation in Transmedia », Stéphanie Feireisen, Dina Rasolofoarison, Cristel Russell et Hope Jensen Schau, accepté pour publication dans Journal of Consumer Research.
- 3. Les chercheuses ont réalisé 21 interviews, analysé 16 journaux de bord personnels documentant les conditions de visionnage, étudié 35 fils d’échanges sur des forums spécialisés, et décrypté 56 heures de vidéo de participants ayant accepté de se filmer en train de regarder leurs séries.
- 4. Selon un sondage Médiamétrie réalisé en décembre 2016 sur un panel représentatif de 1 424 personnes en France, 59 % des 15-24 ans regardent plus de 3 épisodes d’affilée.
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