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Donner du sens à la science

Profession «conlanger», créer des langues pour la science-fiction

Profession «conlanger», créer des langues pour la science-fiction

05.12.2019, par
Qui a inventé le dothraki parlé par Daenerys dans «Game of Thrones» ? Sur quelle théorie linguistique repose la langue des extraterrestres dans le film «Premier contact» ? Éléments de réponse avec Frédéric Landragin, auteur de «Comment parler à un alien ? Langage et linguistique dans la science-fiction».

Une fois par mois, retrouvez sur notre site les Inédits du CNRS, des analyses scientifiques originales publiées en partenariat avec Libération.

Pour plus de réalisme et de plausibilité, la conception de langues fictives est désormais confiée à des linguistes conlanger. (Ici en photo, Daenerys Targaryen incarnée par Emilia Clarke dans «Game of Thrones»).
Pour plus de réalisme et de plausibilité, la conception de langues fictives est désormais confiée à des linguistes conlanger. (Ici en photo, Daenerys Targaryen incarnée par Emilia Clarke dans «Game of Thrones»).

La série Game of ThronesFermerSérie télévisée américaine médiévale-fantastique (2011-2019), créée par David Benioff et D.B. Weiss, adaptée des romans de George R.R. Martin. et la trilogie Le Seigneur des anneauxFermerSérie de trois films de fantasy américano-néo-zélandaise (La Communauté de l’anneau, 2001 ; Les Deux tours, 2002 ; Le Retour du roi, 2003) réalisée par Peter Jackson et fondée sur le roman du même nom, en trois volumes, de J.R.R. Tolkien. ont fait connaître un nouveau métier requérant des compétences de linguiste : celui de conlangerFermerCréateur de conlang ou constructed language (c’est-à-dire « langue construite »).. Il s’agit d’inventer une langue pour les besoins d’une fiction, que ce soit au cinéma, en littérature (J.R.R. TolkienFermerJohn Ronald Reuel Tolkien ou J. R. R. Tolkien, est un écrivain et professeur d’université britannique (1892-1973). Il est principalement connu pour ses romans Le Hobbit et Le Seigneur des anneaux dont sont adaptés les films de Peter Jackson. est un célèbre conlanger), ou dans un jeu vidéo (comme la langue D’ni dans le jeu Myst). Plus la langue construite possède des caractères de langues naturelles réelles, plus elle « fait vrai » et contribue au décalage – spatial, temporel, culturel – qui nous fait apprécier la science-fiction et la fantasy, ce que désigne le terme sense of wonder, parfois traduit en « sens de l’émerveillement ». Pour plus de réalisme et de plausibilité, la conception de langues fictives est désormais confiée à des linguistes spécialistes de conlanging.

Le dothraki et le haut valyrien ont été inventées pour l’adaptation à l'écran de Game of Thrones par David J. Peterson, un linguiste devenu conlanger à succès.

Le dothraki ou le haut valyrien, inventées par un linguiste devenu conlanger à succès, David J. Peterson, pour l’adaptation de Game of Thrones par la chaîne HBO, sont des exemples de langues construites à l’image de langues naturelles. Elles sont en effet constituées de lexiques riches et variés, et présentent des subtilités linguistiques dignes d’être développées dans de volumineuses grammaires. Tout comme les langues elfiques du Seigneur des anneaux ou de Thor : Le monde des ténèbres (Alan Taylor, 2013).

Certaines comprennent même une facette dite diachronique : comme les langues vivantes, elles sont envisagées évoluant avec le temps. L’anticipation linguistique est d’ailleurs un champ de la science-fiction, menant à des réflexions sur le futur des langues utilisées par des communautés de plus en plus importantes.

Lexiques riches et variés, subtilités linguistiques et volumineuses grammaires, les langues elfiques, comme celles de «Le Hobbit : la bataille des cinq armées» (Peter Jackson, 2014), ont été construites à l’image de langues naturelles.
Lexiques riches et variés, subtilités linguistiques et volumineuses grammaires, les langues elfiques, comme celles de «Le Hobbit : la bataille des cinq armées» (Peter Jackson, 2014), ont été construites à l’image de langues naturelles.

 
D’autres langues sont construites sur le modèle du volapükFermerLangue construite créée en 1879-1880 par le prêtre catholique allemand, Johann Martin Schleyer, qui, lors d'une insomnie, sentit que Dieu lui commandait de créer une langue auxiliaire internationale. Après un rapide développement (il y aurait eu un million de volapükistes en 1889), la langue perd rapidement la majorité de ses locuteurs au profit de l’espéranto. Quelques dizaines de volapükistes restent toutefois actifs, surtout sur Internet et notamment via un groupe Facebook. et de l’espérantoFermerLangue construite internationale, créée en 1887 par Ludwik Lejzer Zamenhof, utilisée aujourd’hui par des personnes provenant d’au moins 120 pays à travers le monde., en tant que moyens de communication pratiques pour les échanges internationaux. Et comme la science-fiction met en scène des civilisations extraterrestres, elle étend le champ d’application hors de notre planète en explorant la voie de l’astrolinguistique, à savoir la conception d’une langue « universelle » qui pourrait servir dans toute la galaxie. L’astrolinguistique est aussi une discipline bien réelle. Avec la lingua cosmicaFermerLa langue cosmique (du latin Lingua cosmica) ou Lincos est une langue construite sur une base logique, exempte du flou, de l’ambiguïté et de la polysémie des langues humaines. Créée par le mathématicien Hans Freudenthal en 1960, refondée par l’informaticien Alexander Ollongren en 2012, elle a l’ambition de représenter l’ensemble des connaissances humaines en vue de leur transmission radio vers des extraterrestres intelligents., qui fait le lien entre les fameux projets SETIFermerLe Search for Extra-Terrestrial Intelligence (« recherche d’intelligence extraterrestre ») ou SETI regroupe des projets scientifiques essentiellement américains dont l'objectif est de détecter la présence d’intelligences extraterrestres dans d'autres systèmes solaires. Le premier projet est lancé en 1960 à l'initiative de l'astronome Frank Drake. et le récent METIFermerLe Messaging Extraterrestrial Intelligence ou METI est une branche du SETI destinée à émettre un message à l’attention d’une intelligence extraterrestre., il s’agit ainsi de fonder une langue sur des principes supposés universels, en l’occurrence la logique et ses opérateurs : conjonction (« et »), disjonction (« ou »), implication, négation, etc.

Communiquer aussi avec les machines

L’intelligence artificielle (IA) est un autre sujet de prédilection de la science-fiction. Très tôt, les auteurs ont imaginé des langues spécialement conçues pour communiquer avec les machines : le mechaneseFermerou « idiome mécanique » : langue artificielle de fiction imposée à un humain dans le livre L'Enfant des étoiles (Frederik Pohl et Jack Williamson, 1965) pour pouvoir communiquer avec une machine toute puissante., par exemple, intermédiaire entre langue naturelle et langage de programmation informatique. La redondance et l’ambiguïté y sont proscrites, car l’efficacité prime. La science-fiction récente a quelque peu abandonné cette voie, au profit de celle de la reconnaissance vocale et de la compréhension automatique – voire de l’IA – généralisées.

Message de 1679 chiffres binaires envoyé le 16 novembre 1974 à destination d'extraterrestres depuis le radiotélescope d'Arecibo (Puerto Rico, États-Unis).
Message de 1679 chiffres binaires envoyé le 16 novembre 1974 à destination d'extraterrestres depuis le radiotélescope d'Arecibo (Puerto Rico, États-Unis).

 
Enfin, la science-fiction féministe, parfois en lien avec le thème du cyborg, a également creusé la question de la langue, en tant que reflet des inégalités entretenues par la société. Nombreux sont les romans, par exemple Native Tongue (Suzette Haden Elgin, 1984) ou Poumon vert (Ian R. MacLeod, 2002), où une société matriarcale développe sa propre langue, où le féminin « l’emporte » sur le masculin, où les noms et les pronoms sont dépourvus de genre.
 

Noam Chomsky figure parmi les rares linguistes cités par les auteurs de science-fiction.

En explorant des langues imaginaires de multiples sortes, la science-fiction contribue à plusieurs questionnements sur l’universalité des langues, leur origine, leur capacité à changer les mentalités, etc. Parmi les linguistes célèbres, seuls quelques-uns sont cités par les auteurs de science-fiction. Le premier est sans doute Noam Chomsky, pour ses idées sur l’innéisme et l’existence d’une « grammaire universelle ».

C’est ainsi que l’auteur Ian Watson a publié en 1973 un roman inspiré de sa lecture de Chomsky, et dont le titre même – L’Enchâssement – paraîtra familier à ceux qui ont lu Chomsky. Plus qu’une réflexion sur le mécanisme d’enchâssement linguistique, consistant à mettre une phrase dans une phrase, ce roman a incarné un courant de la science-fiction que certains, en commençant par François Richaudeau et Marina Yaguello, appellent « linguistique-fiction ».

Une influence sur la façon de percevoir le monde 

Le second, ou plutôt les seconds, sont Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf pour leur thèse sur le relativisme linguistique, affirmant que notre langue influe notre façon de percevoir le monde, par exemple le temps, les couleurs, voire la neige. Adepte des expérimentations et des exagérations en tous sens, la science-fiction s’est approprié cette idée et l’a transformée en déterminisme linguistique : notre langue détermine notre façon de percevoir. Autrement dit, pour reprendre le mot de Roland Barthes, la langue devient fasciste. Le roman dystopique 1984 de George Orwell et Les Langages de Pao de Jack Vance sont les exemples typiques de cette exploitation de la thèse de Sapir-Whorf : pour rendre un peuple plus soumis (comme dans 1984), ou au contraire plus agressif (comme dans Les langages de Pao), un gouvernement n’hésite pas à changer la langue, à imposer l’usage de certains mots ou morphèmesFermerPartie de mot, comme le préfixe « re » de « rejouer », le suffixe « able » qui permet de construire un adjectif, ou les marques du genre et du nombre. Les morphèmes sont les plus petits éléments significatifs d'un mot. plutôt que d’autres.

«Premier contact» (Denis Villeneuve, 2016). Communiquer avec les aliens s'avèrera un peu plus difficile que cela pour Louise Banks (Amy Adams), la linguiste du film...
«Premier contact» (Denis Villeneuve, 2016). Communiquer avec les aliens s'avèrera un peu plus difficile que cela pour Louise Banks (Amy Adams), la linguiste du film...

Le film Premier Contact (Denis Villeneuve, 2016), adaptation de la nouvelle de Ted Chiang (L'Histoire de ta vie, 1998), regroupe les caractéristiques d’une linguistique-fiction. L’héroïne, Louise Banks, est linguiste (un portrait de Chomsky est même visible dans son bureau) ; la langue des extraterrestres (et notamment son système d’écriture où les phrases forment des cercles agrémentés de magnifiques graphismes) est remarquable d’originalité ; la thèse de Sapir-Whorf est exploitée à l’extrême (en apprenant cette langue, Louise Banks est transformée au point d’avoir des visions) ; et l’universalité pointe le bout de son nez à la fin, quand l’héroïne reçoit des exemplaires de son livre, intitulé The Universal Language.
 
Comme quoi le premier contact avec des extraterrestres, au-delà de son aspect spectaculaire et du sense of wonder jamais très loin, permet de faire réfléchir sur le langage et sur la linguistique, voire d’en vulgariser quelques-unes de ses théories. ♦

   
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.

    

 À lire

Comment parler à un alien ? Langage et linguistique dans la science-fiction, Frédéric Landragin, éd. Le Bélial', coll. Parallaxe, 2018.

À lire sur notre site

Les androïdes de la saga Alien sont-ils pour 2093 ?

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