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Justice : la relativité de la preuve

Point de vue

Justice : la relativité de la preuve

05.02.2016, par
Quel est le poids d’une vidéo ou d’un SMS devant un tribunal ? Pourquoi tel ou tel fait sera considéré comme une preuve dans un pays et pas dans un autre ? Coauteur d’un ouvrage sur le sujet, le juriste Olivier Leclerc décrypte les subtilités du droit de la preuve.

La preuve permet-elle d’établir si les faits disputés devant le juge sont exacts ? À cette question simple en apparence, les chercheurs qui travaillent sur le droit et sur la justice ont longtemps donné des réponses tranchées… et opposées. Certains voyaient dans le procès une « machine », sans doute perfectible, mais en tout cas capable d’établir des faits vrais. Pour d’autres, la vérité n’est pas le seul objectif du procès, et les règles de la preuve servent plutôt à asseoir l’acceptabilité de l’incertitude. Les recherches récentes permettent de dégager une image plus nuancée de la preuve en justice.

La liberté de la preuve en justice

L’histoire du droit montre une évolution des « modes de preuve » utilisés en justice, c’est-à-dire des moyens par lesquels les différentes parties d’un procès peuvent prouver un acte ou un fait : témoignages, aveux, indices matériels, etc. Les ordalies et le duel judiciaire, qui consistaient à soumettre une partie d’un procès à une épreuve physique et à interpréter son issue comme un signe adressé par Dieu, ont disparu de longue date en France. Des procédés scientifiques et techniques sont couramment utilisés aujourd’hui (ADN, vidéo, géolocalisation, etc.). Mais le changement le plus important est ailleurs : la loi a laissé aux juges une liberté toujours plus grande pour apprécier les preuves qui leur sont soumises. Alors que le droit savant médiéval attribuait d’avance une valeur à chaque élément de preuve, la Révolution française et les codifications napoléoniennes font de la liberté de la preuve la règle générale : les juges apprécient les preuves selon leur « intime conviction », c’est-à-dire sans que la loi ne leur dicte ni les modes de preuve qu’ils doivent prendre en compte, ni la valeur qu’ils doivent leur accorder. Le droit de la preuve contemporain reflète cette confiance dans la capacité des juges à apprécier de manière rationnelle les preuves qui leur sont présentées.

Guider l’appréciation des preuves par les juges

Pour autant, la liberté d’appréciation des preuves par les juges n’a jamais été totale. La comparaison du droit dans les différents pays montre que les systèmes juridiques maintiennent un certain contrôle sur l’appréciation des preuves. Trois mécanismes principaux sont utilisés :

Fixer la valeur des preuves
En France, comme dans d’autres systèmes juridiques issus de la tradition romano-germanique, le droit de la preuve maintient des domaines dans lesquels la loi impose de recourir à des modes de preuve déterminés et indique au juge les conséquences qu’il doit en tirer. Par exemple, le Code civil prévoit que la preuve d’un contrat d’une valeur supérieure à 1 500 euros ne peut être apportée que par un acte notarié ou par un écrit signé par les parties. Le juge ne peut admettre d’autres modes de preuve et il doit considérer que le contrat est prouvé si une partie présente l’un de ces éléments de preuve. Cette règle permet aux parties à un contrat de régler par avance la preuve de leur convention en cas de litige. Autre exemple, dans le procès civil, le juge doit considérer que le fait avoué devant lui est établi, peu important qu’il en soit ou non convaincu. Dans ces cas, le juge est privé de son pouvoir d’apprécier les preuves. Cependant, et même si, comme on peut le voir dans ces exemples, ces hypothèses ne sont pas dépourvues de portée pratique, elles restent résiduelles si l’on considère l’évolution générale du droit en faveur de la liberté de la preuve.

Fixer des standards de preuve
Dans les pays de common law (Royaume-Uni, États-Unis, etc.), la loi ne dicte pas les modes de preuve recevables, mais elle impose aux juges d’atteindre un certain niveau de conviction pour pouvoir valablement décider qu’un fait est prouvé. Ces seuils, que l’on appelle des « standards de preuve », ne sont pas les mêmes dans le procès civil et dans le procès pénal. Dans le procès civil, le juge ne peut décider qu’un fait est prouvé que s’il dispose de preuves « prépondérantes ». Dans le procès pénal, il lui faudra être convaincu « au-delà de tout doute raisonnable ». En pratique, déterminer un degré de conviction n’est pas chose aisée. Encore moins lorsque c’est un jury populaire qui doit forger sa conviction au-delà de tout doute raisonnable ! Le procès de Sacco et Vanzetti en 1921, comme celui d’O.J. Simpson en 1995 sont là pour le rappeler. Fixer un standard de preuve plus ou moins élevé reflète un choix de politique juridique. Et il n’est pas demandé aux juges de respecter les standards de preuve en vigueur dans le monde scientifique. En France, où la loi n’impose pas de standard de preuve, il arrive que les juges estiment qu’il existe un lien de causalité entre une vaccination et une maladie, alors que les études épidémiologiques ne l’établissent pas. Cela conduit les juges à ordonner au laboratoire pharmaceutique de réparer le préjudice subi par la victime.

Contrôler les raisonnements suivis
Dans d’autres systèmes juridiques, la loi impose aux juges d’apprécier les preuves et de décider conformément aux « règles de la raison ». Le droit espagnol est emblématique de cette démarche (la sana critica racional), reprise par la plupart des pays d’Amérique du Sud. Encore faut-il pouvoir identifier en quoi consistent les règles de la raison ! Le Code de procédure pénale péruvien donne une indication lorsqu’il énonce que « pour l’appréciation des preuves, le juge devra suivre les règles de la logique, la science et les maximes de l’expérience ». Cela peut le conduire, pas exemple, à vérifier la fiabilité des méthodes utilisées dans une expertise scientifique.

Il arrive que
les juges estiment
qu’il existe un lien
de causalité entre
une vaccination et
une maladie, alors
que les études
épidémiologiques
ne l’établissent pas.

Le droit français ne comporte pas un texte qui impose aux juges, comme en droit espagnol, de suivre les règles de la raison. Mais cela ne signifie pas que les juges peuvent faire n’importe quoi ! Cependant, les mécanismes juridiques qui garantissent la rationalité du raisonnement des juges ne sont pas les mêmes qu’en Espagne. En France, ce sont les conditions d’exercice des voies de recours (appel, pourvoi en cassation) qui permettent de critiquer d’éventuels raisonnements contradictoires ou la dénaturation des preuves. Il est important que les jugements soient précisément motivés pour permettre que ce contrôle soit exercé.

Former les professionnels de la justice

Chaque méthode mise en place pour encadrer et guider l’appréciation des preuves par les juges a ses limites. Ces méthodes sont utilisées de manière variable d’un pays à l’autre, et les combinaisons les plus diverses se rencontrent. La recherche en droit comparé aide à comprendre cette diversité de situations, et finalement à mieux analyser le droit français. Elle peut ainsi contribuer à la formation des magistrats et des avocats, et plus largement des professionnels de la justice.
             

À lire : Droit de la preuve, Étienne Vergès, Géraldine Vial et Olivier Leclerc,
PUF, coll. « Thémis », octobre
 2015, 768 p., 39 €

              
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
 

Commentaires

1 commentaire

Article très intéressant. En France, l’administration de la preuve en matière civile est libre et incombe à celui qui se prévaut d’un fait juridique. Les juges disposent d’une grande liberté pour apprécier la valeur de la preuve. Seule, la façon dont elle est recueillie peut faire obstacle à sa recevabilité. Elle doit être obtenue sans fraude ni violence et ne pas porter atteinte à la vie privée.
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