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La cinquante-et-unième nuance de l’autonomie

La cinquante-et-unième nuance de l’autonomie

09.03.2015, par
Comment expliquer le succès marketing de l’univers SM, symbolisé par l’ouvrage et le film «50 nuances de Grey» ? Le chercheur Pierre-Henri Castel nous livre son analyse.

Le succès marketing de l’univers SM soft ou « vanille », son passage à la consommation de masse, avec livres, films et produits dérivés en tous genres, laissera difficilement insensible. Après tant de décennies (de siècles ?) à ployer sous le fardeau de la culpabilité et de l’inhibition, nous serions-nous enfin émancipés ? L’explication a l’air bien naïve. Celle qui a le vent en poupe est plutôt celle des esprits forts : fausse émancipation, nous disent-ils, car elle masque juste la reconduction de normes de genre plus ou moins aliénantes. Bref, ce succès-là, c’est le recyclage flatteusement sexy des figures éternelles de la domination (masculine, capitaliste-marchande, le tout sous des dehors libéraux-libertaires, etc.).

Il y a toujours quelque chose de détestable à se faire expliquer que nos libertés, si modestes, si peu honorables soient-elles, ne sont pas de vraies libertés. On se demande par quel miracle les dénonciateurs de ces fausses libertés seraient eux-mêmes indemnes de la pression idéologique qu’ils dénoncent. Et si, au lieu de consommateurs passifs aux cerveaux lavés par un hédonisme de bazar, nous avions affaire à des individus ordinaires qui se livrent, comme dans toute société, à la « recherche d’excitation » (Norbert Elias parlait du sport et des loisirs dans ces termes : Quest for excitement), sous la contrainte que fait peser sur eux l’exigence d’une vie « civilisée » ? Ce qu’il faudrait expliquer, du coup, c’est l’investissement si particulier de quantité d’individus précisément dans des jeux de soumission, d’humiliation et de violences sexuelles qui semblent avoir deux caractéristiques essentielles : ces jeux ne franchissent jamais un certain seuil dans la dégradation physique ou morale, et ils sont complètement consensuels (au point même que les acteurs en font l’expression privilégiée de leur confiance l’un pour l’autre). Mais, si le succès de l’univers SM est un phénomène relativement significatif, ne devrait-on pas le relier à d’autres aspects de notre vie collective ?

L’injonction à « s’assumer soi-même »

Mettez que cette vie, dans les sociétés individualistes contemporaines, soit placée sous le signe d’une attente toujours plus forte d’autonomie. On en voit partout les effets, de l’injonction à « s’assumer soi-même » (qui a fait de l’« assisté » une figure du paria social), au scandale éthique que représente, à l’autre bout de la chaîne, la « perte d’autonomie » chaque fois qu’elle est involontaire… Être autonome, voilà donc tout ce qu’il faut être, et on se demandera même si on peut encore le devenir, tellement on est toujours déjà censé l’être, quoi qu’il nous arrive, serait-on écolier, vieillard, demandeur d’emploi, voire malade mental. Les formes que prend cette autonomie résume désormais la norme du lien social : c’est ce que nous espérons de mieux pour nos parents, nos collègues, nos amis, et curieusement aussi, de plus en plus, pour nos partenaires sentimentaux.

La gravité de ce
qu’on se permet
avec autrui
ne dépend plus
de ce qui est fait
ou dit, mais de s’il
consent ou pas.

Notre doux frisson devant le SM, dont les industriels de l’amusement s’efforcent de tirer profit, dit alors quelque chose de la « recherche de l’excitation » en régime d’autonomie généralisée. Les valeurs et les idéaux contraires à l’autonomie dont la vie amoureuse et sexuelle est truffée (le goût de la différence sexuelle pour tout ce qu’elle incite à dire ou faire qui ne pourra jamais être réciproque, l’abandon physique et émotionnel jusqu’à l’oubli du respect de soi, etc.), voilà à quoi nous nous laissons parfois aller aujourd’hui – à la condition expresse que le partenaire SM respecte entièrement notre autonomie !

Le paradoxe est aussi manifeste que riche. La gravité de ce qu’on se permet avec autrui ne dépend plus de ce qui est fait ou dit, mais de s’il consent ou pas. Le vrai pervers n’est plus celui qui force votre chair, mais votre autonomie. Or, plus votre liberté est abstraite (et quoi de plus abstrait que cette autonomie-là ?), plus votre corps a de jeux, d’aventures, d’ivresses. Croire, par ailleurs, que la consommation de masse d’images ou d’accessoires SM démontre la suggestibilité des foules livrées à on ne sait quel déchaînement de jouissance malsaine au crépuscule du capitalisme ne convaincra que les convaincus. C’est négliger que les normes sociales, bien loin de ne faire que réprimer nos libertés ou nos pulsions, sont aussi là pour nous soutenir dans les aléas des rencontres avec autrui, voire pour nous aider à en jouir. Le respect de l’autonomie entre partenaires abdiquant leur autonomie leur permet aussi d’explorer plus en paix leurs plaisirs. Il n’y a pas plus ici de normalisation rampante que de scandaleuse décadence. Là encore, faux débat.

Des « petites perversions » qui éloignent des « grandes »

Tout cela confirme, enfin, ce que Julie Mazaleigue-Labaste montre dans son livre récent sur la genèse du concept de perversion sexuelle au XIXe siècle, Les Déséquilibres de l’amour 1. Elle remarque que, si l’on a peu à peu déstigmatisé les « petites perversions », c’est en criminalisant et en psychiatrisant à fond les « grandes ». L’un est allé avec l’autre. Ainsi sont nés les « petits sadiques » et les « petits masochistes » de bordels, puis de salons, puis de clubs, se chatouillant à coups de fouet, à distance de sécurité des éventreurs de bergères et autres dégustateurs d’excréments. Comme si l’invention d’un seuil au-delà duquel il ne peut plus s’agir ni d’esthétique ni de choix existentiels privés (mais encore conformes à l’exercice de l’autonomie) avait éloigné de nous, à l’infini, des monstres dont nous avons pourtant besoin… pour nous garantir que nous ne leur ressemblons pas. Il n’y a donc guère de raison de croire que la popularisation du SM soft menace d’un désastre moral collectif. C’est même, osons-le dire, tout l’inverse.

Ce sur quoi une page se tourne, avec tout cela, c’est ce qu’a pu être, en d’autres temps, l’expérience d’un sadomasochisme infiniment plus « grave » : goûtant l’altérité jusqu’à l’extase, provoquant érotiquement la mort, tutoyant la folie, dans tout un jeu d’équivoques que seule la plus grande littérature, à la Bataille, par exemple, permet encore d’approcher par la bande. Tout un nuancier de ténèbres que notre aveuglement jugera, désormais, toujours plus uniformément obscur, morbide et vain. La haute perversion s’évanouit en stimulant sexuel anodin exactement du même pas que sa vieille compagne de noirceur, la mélancolie, se démocratise sous forme de dépression.

Notes
  • 1. Les Déséquilibres de l’amour, Ithaque, novembre 2014, 296 p., 22 €.

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