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La crise a-t-elle changé notre regard sur la science?
En France comme à l’étranger, la pandémie de Covid-19 a contribué à accroître de façon spectaculaire la visibilité publique des sciences. L’engagement des chercheurs a joué un rôle décisif : sollicités par les médias comme par les autorités publiques, ils se sont mobilisés pour conduire un travail d’information, et parfois corriger les informations erronées. Cette communication de crise a été parfois l’occasion d’un renouvellement attendu, notamment au regard de la présence des femmes dans les médias. Interrogée sur France Culture, la virologue Anne Goffard soulignait que cette crise, davantage encore que les précédentes, avait été l’occasion « (…) (de voir) des femmes chefs de service dans des hôpitaux, dans des CHU qui sont venues prendre la parole, qui ont montré qu’elles sont chefs de service. C'est important pour nous mais aussi, pour les plus jeunes1 ».
Si personne ne doute du caractère exceptionnel de cette visibilité, ses conséquences font aujourd’hui l’objet d’appréciations divergentes, voire contradictoires. Pour résumer le débat à grands traits, il y a d’un côté ceux pour qui la pandémie actuelle est une démonstration de force (en termes de mobilisation de ressources, de production de données, de découvertes ou encore de publications, etc.) qui ne pourra à terme que renforcer l’estime et la confiance dont bénéficient les scientifiques dans l’opinion. Et de l’autre ceux pour qui, à l’inverse, la crise du coronavirus confronte brutalement le grand public non seulement à la difficulté des chercheurs et médecins à parler « naturellement » d’une même voix, mais plus fondamentalement à l’étendue des incertitudes ordinaires du travail scientifique. Ce qui ne pourrait selon eux que fragiliser la confiance traditionnelle du public à l’égard de la communauté scientifique.
Jusqu’ici les tenants de ces deux thèses ont pu s’appuyer sur les signaux contradictoires envoyés par les quelques enquêtes d’opinion disponibles. Aux États-Unis comme en Allemagne, les enquêtes du Pew Research Center2 comme du Wissenschaft im Dialog 3 font état d’un gain significatif de confiance : +20 points de confiance en Allemagne entre 2019 et 2020, +10 points aux États-Unis sur la même période. En France, au contraire, les quelques données disponibles invitaient à la prudence, voire au pessimisme. L’enquête Ipsos-Cevipof conduite sur les attitudes des citoyens face au Covid-19 mettait en évidence, à partir d’un niveau initial de confiance normalement élevé (autour de 85 %), une diminution de 10 points pendant le mois d’avril. Et déjà certains journalistes et commentateurs se font l’écho d’une forme d’exception française en matière de défiance à l’égard des scientifiques4. C’est donc pour tenter d’y voir plus clair sur le cas de la France qu’une enquête spécifique a été élaborée en collaboration avec deux collègues, puis soumise au Baromètre Covid-195. Cette initiative de « science citoyenne » propose une enquête par sondage administrée chaque semaine en ligne par l'institut Ipsos auprès d’un échantillon de 5 000 personnes représentatif de la population française métropolitaine âgée de 18 ans et plus établi par la méthode des quotas (sexe, âge, CSP, région et catégorie d’agglomération). Dans le cadre d’un module dit d’actualité, un ensemble de questions consacrées à l’image des sciences a été mis en ligne entre le 26 et le 31 mai. Sans chercher ici à restituer l’ensemble des résultats de ce questionnaire, trois enseignements méritent d’être rapidement commentés.
La stabilité des attitudes
Le premier enseignement majeur de l’enquête, celui sans doute le plus encourageant pour la communauté scientifique, confirme les leçons des crises sanitaires précédentes : il existe en France une forte stabilité des attitudes à l’égard des sciences. Deux formulations ont été testées pour saisir l’évolution ressentie de la confiance pendant la crise : l’une centrée sur la science comme institution — vous diriez qu’aujourd’hui, compte tenu de l’état de la science sur le coronavirus, vous avez plus, moins, ou ni plus ni moins confiance dans la science qu’auparavant ? —, l’autre centrée sur les chercheurs eux-mêmes : « (…) avez plus, moins, ou ni plus ni moins confiance dans les scientifiques qu’auparavant ».
Compte tenu de la forte exposition médiatique de quelques individus, en particulier les membres ou ex-membres des conseils scientifiques, il paraissait pertinent de dissocier l’institution des femmes et des hommes qui la font vivre au jour le jour. Mais ces variations sont en réalité sans effet : quelle que soit la formulation, l’opinion largement dominante reste celle d’une absence d’effet de la crise actuelle sur la confiance accordée à la communauté scientifique. Au total 77 % de la population interrogée considère, compte tenu de l’état de la science sur le coronavirus, n’avoir ni plus ni moins confiance dans la science qu’auparavant. Ce résultat pourra être considéré comme relativement décevant par ceux qui espéraient un sursaut de l’opinion proportionnel à la mobilisation des chercheurs.
Mais inversement, il pourra rassurer ceux qui s’inquiétaient d’une possible montée en puissance d’un sentiment de défiance à l’égard des sciences en France. Sans entrer dans le détail des variations, un point encourageant mérite une attention particulière : si l’on regarde plus en détail la partie de la population enquêtée qui déclare avoir modifié positivement son attitude, les plus jeunes, c’est-à-dire la tranche d’âge 18 à 29 ans, se distinguent par un gain de confiance un peu plus élevé que la moyenne. Ce résultat est intéressant tant il vient à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle les jeunes, grands consommateurs de réseaux sociaux et donc fortement exposés à des informations plus ou moins contrôlées, sont fréquemment décrits comme de plus en plus distants vis-à-vis de la culture scientifique. La crise actuelle, qui a démontré la capacité de la science non pas seulement à produire des découvertes mais à constituer un facteur structurant pour la vie sociale, devrait semble-t-il à terme contribuer à faire émerger quelques vocations scientifiques chez les plus jeunes.
Les figures de l’ambivalence
Les grandes enquêtes conduites depuis le début des années 1970 en France l’ont bien montré : l’expression d’un niveau élevé de confiance à l’égard des sciences va généralement de pair avec une forte ambivalence à l’égard non de la science en tant que telle, mais de ses usages, réels ou supposés. Les résultats de l’enquête Baromètre Covid-19 illustrent bien cette ambivalence à partir notamment de la convergence de la population enquêtée autour de propositions en apparence contradictoires : d’une part la proposition selon laquelle Les chercheurs sont des gens dévoués qui travaillent pour le bien de l'humanité qui recueille 86 % d’accord, et de l’autre celle selon laquelle Les chercheurs servent trop souvent les intérêts de l'industrie, notamment pharmaceutique qui recueille pas moins de 73 % d’accord.
La tension observée entre les valeurs de dévouement et d’intérêt n’est pas nouvelle, mais elle a pris pendant la pandémie un relief particulier. Un certain nombre d’enquêtes journalistiques6 ont mobilisé la base de données publiques Transparence santé7 créée dans le prolongement de l’affaire Mediator-Servier, pour illustrer la complexité des liens d’intérêts entre les industries de santé et les experts, et parfois nourrir à leur corps plus ou moins défendant un soupçon généralisé à l’égard du manque d’indépendance des experts. Notre enquête suggère que ce soupçon est globalement bien installé dans l’opinion publique et il appelle à nos yeux un travail de fond de la part de la communauté scientifique comme des industriels, notamment pharmaceutiques. Il n’en est pas moins intéressant d’observer que ce soupçon se distribue inégalement en fonction de l’auto-positionnement politique des personnes interrogées. La partie de la population enquêtée qui se positionne sur les extrêmes gauche et droite exprime un niveau de doute toujours supérieur à la moyenne : +5 points pour les très à gauche et près de +10 points pour les très à droite. Cette modulation idéologique du soupçon à l’égard de l’indépendance des scientifiques n’est par contre pas observée pour la valeur de dévouement.
Un régime d’exception
Le troisième enseignement général qui ressort de cette enquête porte sur l’origine de la polarisation du débat en France : la tentation d’un régime d’exception qui opposerait l’éthique du traitement au respect scrupuleux des règles et des normes de l’intégrité scientifique. Comme cela a été le cas lors les épidémies antérieures, notamment le VIH, la crise du coronavirus est l’occasion d’une mobilisation d’acteurs scientifiques et extra scientifiques, parfois politiques, pour tenter d’accélérer la circulation dans la sphère publique des résultats d'observations non homologués. Comme le soulignait récemment Science, un tel régime d’exception exerce une pression forte sur le temps de la recherche et soulève des problèmes de taille : « Des études préliminaires sont lancées avant même que les investigations normalement nécessaires pour justifier la poursuite du développement soient finalisées, les essais de traitement utilisent des stratégies de recherche faciles à mettre en œuvre mais peu susceptibles de produire des estimations d'effets non biaisées. De nombreux essais portant sur des hypothèses similaires font double emploi, et de nombreux documents de recherche ont été envoyés d'urgence sur des serveurs de preprints, ce qui revient essentiellement à confier l'évaluation par les pairs à des médecins et des journalistes en exercice »8.
Pour tester la sensibilité de l’opinion à cette tension entre éthique du traitement et respect des règles et normes caractéristiques de l’intégrité scientifique, il a été proposé aux enquêtés de trancher entre deux opinions : d’une part celle selon laquelle Les médecins devraient attendre les résultats des essais scientifiques avant d’administrer les médicaments susceptibles de combattre le virus, de l’autre celle selon laquelle Les médecins doivent pouvoir prescrire des médicaments susceptibles de combattre le virus même si leur efficacité n’a pas été prouvée scientifiquement. Si la première proposition recueille sans surprise une large majorité — 57 % —, la thèse du régime d’exception n’en rallie pas moins près de 42 % de la population enquêtée, et seul 1 % ne se prononce pas.
Comme le montre la figure 2, l’enquête met en évidence des variations importantes d’adhésion en fonction de l’âge. Les classes d’âge entre 18 et 29 ans semblent aisément trancher en faveur du respect scrupuleux de la méthode scientifique, là où les classes d’âges de 60 ans et plus, davantage préoccupées par le virus, se montrent plus attentives à la liberté accordée à leurs médecins d’utiliser des traitements n’ayant pas nécessairement reçu une forme de certification institutionnelle. Finalement, même si on est encore loin du plébiscite populaire invoqué par certains pour justifier maladroitement le recours à tel ou tel traitement en cours d’évaluation, un tel résultat devrait inciter la communauté scientifique, et plus particulièrement le réseau des référents à l’intégrité scientifique en France9 à entreprendre une réflexion en profondeur sur les leçons à tirer de la crise du coronavirus et sur les actions de communication à mener tant auprès des chercheurs que du grand public.♦
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
- 1. La méthode scientifique, France Culture, 21 mai 2020.
- 2. Funk, Cary ; Tyson, Alec, “Partisan Differences over the Pandemic Response Are Growing”, Scientific American, May 30, 2020.
- 3. https://www.wissenschaft-im-dialog.de/en/our-projects/science-barometer/...
- 4. Matthew, David, “French trust in science drops as coronavirus backlash begins”, Times Higher Education, June 9, 2020 // Erner, Guillaume, « La science, de l’incertitude à la défiance », France culture, 9 juin 2020, https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/la-science-de-...
- 5. Cette enquête a été conduite en collaboration avec Daniel Boy (Fondation nationales des sciences politiques) et Suzanne de Cheveigné (CNRS). Le questionnaire du baromètre Covid-19 s’organise en deux parties distinctes : d’une part une série fixe de questions permettant de suivre au plus près l’évolution des pratiques (par ex. le respect des gestes barrières, la durée des sorties quotidiennes) comme des représentations (par ex. la perception du degré de gravité de la pandémie, la perception du risque pour soi et pour ses proches) ; de l’autre des modules dits d’« actualité » qui permettent d’aborder des sujets variés. Les données sont accessibles à partir du lien suivant : https://datacovid.org/
- 6. Le Saint, Rozenn ; Rouget, Antton, « Covid-19 : les conseillers du pouvoir face au conflit d’intérêt », Médiapart, 31 mars 2020.
- 7. Une base destinée à rendre accessible l’ensemble des informations déclarées par les entreprises sur les liens d’intérêts avec les acteurs du secteur de la santé. La base est accessible à partir du lien suivant : https://transparence.sante.gouv.fr/ Une version plus facilement exploitable est accessible à partir du lien suivant : https://www.eurosfordocs.fr/
- 8. London, Alex ; Kimmelman, Jonathan, “Against pandemic research exceptionalism”, Science, 01 May 2020.
- 9. Sur ce réseau dit RESINT, voir notamment https://www.hceres.fr/en/news/resint-publishes-its-guide-recording-and-p...
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