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Le coronavirus peut-il altérer la confiance en la science ?
« Un principe nous guide pour définir nos actions (…) : c’est la confiance dans la science ». Cette phrase, prononcée par Emmanuel Macron dans une adresse récente aux Français, soulève une question intéressante : quel impact la pandémie de coronavirus SARS-CoV-2 peut-elle avoir sur la façon dont les Français perçoivent les sciences et les techniques ? L’occasion de battre en brèche quelques idées reçues et de souligner l’importance d’enquêter sur les transformations récentes des sciences et de l’expertise scientifique.
Une confiance de principe
Face aux risques et incertitudes associés à la pandémie, tous les regards se tournent vers les chercheurs : virologues, épidémiologistes, infectiologues, immunologues, sociologues, etc., interviennent en boucle sur les plateaux de télévision, à la radio, dans la presse ou sur Internet1. Il leur faut répondre à des questions parfois attendues : qu’est-ce qu’une maladie émergente ? Une zoonose ? En quoi la famille des coronaviridae est-elle distincte des autres virus ? Mais aussi à des questions parfois plus inattendues : le coronavirus a-t-il été inventé par l’Institut Pasteur ? Existe-il un rapport entre la propagation du coronavirus et le déploiement de la 5G ? etc. Les rumeurs et fausses informations ont toujours accompagné les épidémies. Le coronavirus SARS-CoV-2 n’échappe pas à la règle des fake news. Les chercheurs se livrent donc en temps réel à un double travail d’information et de correction2. Ce que l’on appelle parfois en anglais le debunking.
La circulation publique de cette parole scientifique ne rencontre guère d’obstacles. Elle s’alimente des inquiétudes générées par la pandémie, d’un intérêt de longue date du grand public pour la recherche biomédicale, mais aussi, et contrairement à ce que l’on entend dire parfois y compris dans la communauté scientifique, d’une confiance de principe accordée en France à l’Institution scientifique.
Il faut rendre hommage à la persévérance de Daniel Boy, politiste et directeur de recherche émérite à la Fondation nationales des sciences politiques : nous sommes le seul pays à disposer depuis le début des années 1970 d’une série d’enquêtes sur l’image publique des sciences (la prochaine édition nationale sera rendue publique en 2021). Une lecture même rapide de ces enquêtes invalide l’idée-reçue d’une soi-disant défiance des Français. Même les crises scientifico-techniques qui ont périodiquement occupé le devant de l'actualité depuis les années 1970 n’ont jamais durablement altéré leur confiance. En 2011, au lendemain de la crise du H1N1, 87 % des Français interrogés disaient avoir « très » ou « plutôt » confiance dans la science, et ce loin devant les médias (29 %) ou le gouvernement (27 %). Pendant l’été 2019, alors que le virus Ebola se propage en République démocratique du Congo, une étude analogue conduite par Harris Interactive estimait ce niveau de confiance général à 91 %3. Un record…
Une ambivalence à l’égard des usages
Si l’indicateur de confiance est au beau fixe, pourquoi dès lors s’interroger sur l’impact de la crise du coronavirus ? Pour trois raisons au moins. Tout d’abord parce que ce cadrage étroit en termes de confiance, sans être totalement inutile (on y reviendra plus bas), laisse dans l’ombre une part importante de la complexité des relations entre science et société. Pour ne prendre qu’un exemple, en 2011, alors même que 87 % des Français expriment leur confiance, ils sont également une majorité (52 %) à exprimer une opinion partagée lorsqu’on leur demande s’ils ont d’une manière générale « l'impression que la science apporte à l'homme plus de bien que de mal, plus de mal que de bien ou à peu près autant de bien que de mal ? ». La figure ci-dessous donne à voir l’évolution des réponses obtenues pour la même question entre 1972 et 2011.
Cette question, d’aspect simpliste, donne un bon aperçu de l’ambivalence que l’on retrouve dans la plupart des enquêtes d’opinion européennes et qui s’exprime à l’égard, non de la science en tant que telle, mais de ses usages.
Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle (IA) et des big data. Grâce à ces avancées technico-instrumentales, les chercheurs diffusent et analysent une masse toujours croissante de données génomiques, cliniques et épidémiologiques accessibles à tous sur des plateformes en ligne, comme c’est le cas aujourd’hui avec la Global Initiative on Sharing All Influenza Data4. Cette mise en commun généralisée des données – l’open science – apparaît comme la face vertueuse de la mondialisation. Mais ces avancées sont également au service d’autorités publiques pressées d’endiguer au plus vite la dissémination du virus et parfois plus soucieuses du contrôle des populations que du respect de la vie privée et des libertés individuelles.
Lequel de ces deux usages de l’IA et des big data captera le plus l’attention du public ? Avec quel type de variations selon les pays considérés ? C’est ici que le travail d’enquête à grande échelle est indispensable pour établir une cartographie mondiale de l’image publique des sciences, et plus largement de la culture scientifique. Un projet international dédié, conduit par Michel Claessens (Université libre de Bruxelles) avec Martin Bauer (London School of Economics, Royaume-Uni) et Ren Fujun (National Academy of Innovation Strategy, Chine) est en cours de développement depuis 20195.
La communauté scientifique sous pression
La deuxième raison tient aux pressions exercées sur la communauté scientifique. La recherche se développe à la confluence de temporalités multiples, mais le temps de la crise est toujours celui de l’accélération. Dans son édition du 17 mars 2020, la revue The Scientist observait que les experts en coronavirus étaient littéralement « submergés » par la vague des demandes d’évaluation de manuscrits. Cette mise sous tension du contrôle par les pairs n’est ni sans risques pour l’intégrité scientifique, ni réellement inédite puisque ce problème se pose à chaque crise sanitaire.
La nouveauté vient davantage des transformations, depuis le début des années 2010, du travail collectif d’évaluation des résultats de recherche. Le développement de l’open peer review et des plateformes de post-publication peer review telles que F1000, Publons ou PubPeer est à l’origine de nombreuses rétractations, y compris dans les revues les plus prestigieuses. Nous avons eu l’occasion de rendre compte des tumultes occasionnés par PubPeer dans le domaine de l’interférence par ARN6, mais la controverse qui se développe aujourd’hui autour de l'hydroxychloroquine n’est pas moins intéressante.
Les journalistes scientifiques comme le public ignorent tout des raisons pour lesquelles les évaluateurs, comme les éditeurs de la revue International Journal of Antimicrobial Agents, ont accepté pour publication le 17 mars un manuscrit soumis le 16 mars intitulé : « Hydroxychloroquine and azithromycin as a treatment of COVID-19: results of an open-label non-randomized clinical trial ». Ils ne savent rien non plus des raisons pour lesquelles un des coauteurs de cette publication s’est rapidement mis en retrait de l’un des conseils scientifiques mis en place par le gouvernement pour « éclairer la décision publique dans la gestion de la situation sanitaire liée au coronavirus ». Il leur est toutefois possible d’accéder aux échanges entre pairs sur les plateformes en ligne et voir s’accumuler les doutes et les interrogations restées sans réponse7.
Les journalistes n’ont dès lors plus qu’à s’en saisir pour les exposer un peu plus au grand jour : « sur PubPeer, écrivent ainsi Hervé Morin, Sandrine Cabut et Nathaniel Herzberg, un site destiné à pointer des faiblesses méthodologiques dans la production scientifique, l’article de l’équipe marseillaise concentre (…) une série de questions. Contacté par Le Monde pour éclaircir ces différents points, (l’un des coauteurs n’a) pas donné suite à ces sollicitations » (Le Monde, 24 mars). À l’évidence, l’open peer review, les plateformes de post-publication peer review, les sites et les blogs d’information scientifique8 forment aujourd’hui un écosystème de Watchdogs de la science qui rend la gestion institutionnelle de l’image publique de la communauté scientifique plus complexe qu’elle ne pouvait l’être auparavant.
La position délicate des experts
Enfin, la troisième raison tient bien entendu à la métamorphose qui accompagne généralement les crises sanitaires, celle du scientifique en expert mandaté par les autorités publiques pour estimer des risques et formuler des recommandations. Tous les sociologues le savent, en particulier ceux qui s’intéressent à la difficulté de mener des politiques vaccinales coercitives9 : dès lors qu’il est question de l’estimation de risques liés à la santé et à l’environnement, l’expression de confiance dépend de la distance perçue entre le scientifique et le politique.
Pour reprendre notre exemple, s’il est vrai qu’en 2011, 87 % des Français interrogés déclaraient faire confiance en général à la science, ils n’étaient plus que 48 % à faire confiance aux « agences gouvernementales » chargées de contrôler les risques liés à la santé et à l'environnement. Les éditorialistes n’ont aujourd’hui de cesse de souligner le poids politique accordé par le gouvernement à ses deux conseils scientifiques, l’un présidé par Jean-François Delfraissy, l’autre par Françoise Barré-Sinoussi. Ils perçoivent moins clairement la complexité du positionnement de ces experts qui, conscients de leur forte exposition publique, doivent à la fois être partie prenante des choix politiques tout en se tenant à bonne distance du politique.
Dans un bel ouvrage intitulé The Honest Broker (Cambridge University Press, 2007), Roger Pielke distingue quatre figures de l’expert qui sont autant de façon de penser le rapport entre science et politique : le Scientifique pur (Pure Scientist) livre l’état des connaissances sans en considérer l’usage politique, l’Arbitre (Science Arbiter) répond factuellement aux questions posées par les autorités sans dévoiler ses préférences, l’Avocat (Issue Advocate) défend une ligne précise et tente d’influencer en conséquence les choix des autorités, le Courtier impartial (Honest Broker) cherche à rendre visible la variété des alternatives de telle façon que le politique puisse faire son choix sur la base de ses préférences et valeurs.
Nul doute que l’impact plus ou moins durable de la crise actuelle du coronavirus sur l’image de l’expertise scientifique se jouera aussi dans la capacité des membres des conseils scientifiques à trancher entre ces différents modèles. ♦
Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.
- 1. Cf. à ce propos l’entretien avec D. Wolton, CNRS Le journal, 23 mars 2020.
- 2. “Fake news” et désinformation autour du coronavirus SARS-CoV2, presse Inserm, (dernière consultation le 25 mars 2020).
- 3. Étude Harris interactive pour PMI Science, « La confiance des Français dans la science », Juillet 2019, (dernière consultation le 25 mars 2020).
- 4. https://www.gisaid.org/
- 5. Site du projet WISE.
- 6. Michel Dubois et Catherine Guaspare, « ‘Is someone out to get me ?’ : la biologie moléculaire à l’épreuve du Post-Publication Peer Review », Zilsel, octobre 2019, p. 164-192.
- 7. https://pubpeer.com/publications/B4044A446F35DF81789F6F20F8E0EE
- 8. Cf. par exemple en France le blog de Hervé Maisonneuve
- 9. Cf. Jeremy K. Ward, Patrick Peretti-Watel, Aurélie Bocquier, Valérie Seror, Pierre Verger, “Vaccine hesitancy and coercion: all eyes on France”, Nature Immunology, 2019.
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