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Le numérique au centre de nos vies confinées

Le numérique au centre de nos vies confinées

08.04.2020, par
Mis à jour le 10.04.2020
Que ferions-nous sans eux ? Les outils numériques permettent à une majorité de confinés de rompre l'isolement imposé, de travailler, s'éduquer ou se divertir. Mais entre bouleversement des liens sociaux, inégalités et injonction à la continuité, leur place n'a pas fini d'être questionnée, comme le font ici les sociologues Olivier Martin et Éric Dagiral.

La période de confinement que nous vivons actuellement dévoile au grand jour la place essentielle que les outils numériques occupent dans nos vies et dans l’organisation de nos sociétés. Téléphones, ordinateurs, tablettes… Que ce soit pour conserver un lien régulier avec des proches, maintenir une activité professionnelle, gérer des questions pratiques à distance, permettre aux enfants d’interagir avec leurs enseignants, nous informer ou nous distraire à coups de films, séries et jeux vidéo, tous les terminaux connectés jouent un rôle primordial dans nos façons de vivre cette période singulière. Leur présence ne date évidemment pas du confinement, mais cette profonde réorganisation de nos quotidiens fait éclater, pour beaucoup d’entre nous, leur centralité.
 

86 % de la population dispose d’un accès à Internet fixe au domicile en 2019, les catégories qui en disposent le moins sont les non-diplômés (60 %) et les personnes âgées de plus de 70 ans (65 %).

À tel point d’ailleurs que, dès l’annonce du confinement, une interrogation est née à propos d’un risque de saturation des réseaux et de la capacité des fournisseurs d’accès à maintenir leur qualité normale de service. Certaines plateformes ont ainsi décidé de dégrader la qualité de leur service pour contribuer à réduire la consommation de bande passante. De manière générale, ces réactions et cette inquiétude – parmi bien d’autres – oscillent entre deux questions indissociables : d’une part, que ferions-nous sans le numérique en telle situation ? D’autre part, jusqu’où le numérique pousse-t-il les exhortations à la « continuité » ? 

Il est bien sûr trop tôt pour décrire de manière détaillée les usages de ces outils dans ce contexte singulier du confinement. Et notamment pour savoir si ce dernier va faire émerger de nouvelles pratiques. Mais on peut parier sans grand risque sur une intensification de celles déjà installées dans nos vies. Et en la matière, les travaux conduits jusqu’alors par les sociologues sur ces pratiques dans la sphère privée, particulièrement depuis les domiciles, apportent des éclairages précieux.

Des pratiques qui s'intensifient

Avant tout, rappelons une des principales leçons de ces recherches : les pratiques en ligne, notamment sur les réseaux sociaux numériques, s’articulent étroitement avec des pratiques hors ligne. Par exemple, les adolescentes et adolescents trouvent sur ces plateformes des manières de prolonger leurs interactions avec leurs pairs lorsqu’ils en sont séparés : ils retrouvent avant tout sur WhatsApp, Instagram ou Messenger les camarades et amis qu’ils côtoient habituellement dans leur établissement scolaire, dans le cadre de leurs activités de loisirs ou dans leur voisinage. Les outils de communication permettent d’assurer une continuité recherchée entre les moments où ils sont ensemble et ceux où ils sont séparés, notamment lorsque chacun se retrouve à son domicile en famille, et qui peut prendre des formes plus « conversationnelles » (échanges longs mais occasionnels) ou plus « connectées » (fréquentes à continues).

Au-delà du cas des adolescents, dans le cadre de ce confinement, les dispositifs numériques et la téléphonie classique remplissent évidemment ce rôle crucial de maintenir des liens sociaux essentiels alors que les uns et les autres sont séparés ou simplement momentanément éloignés.

Réunion de travail via un logiciel de vidéoconférence (Montreuil, 26 mars 2020). Que ce soit pour le travail ou le contact avec les proches, les outils communication numérique permettent de maintenir une certaine « continuité » dans les rapports sociaux. A condition d'être équipé et de savoir les utiliser...
Réunion de travail via un logiciel de vidéoconférence (Montreuil, 26 mars 2020). Que ce soit pour le travail ou le contact avec les proches, les outils communication numérique permettent de maintenir une certaine « continuité » dans les rapports sociaux. A condition d'être équipé et de savoir les utiliser...

Une deuxième chose à rappeler est que si le maniement des outils numériques paraît désormais familier à beaucoup, il existe encore des groupes et des personnes pour qui leur usage peut être délicat, voire très difficile. Si la massification des usages du numérique depuis la seconde moitié des années 2000 a conduit à ce que 86 % de la population dispose d’un accès à Internet fixe au domicile en 2019, les catégories qui en disposent le moins sont les non-diplômés (60 %) et les personnes âgées de plus de 70 ans (65 %), ces dernières se trouvant aussi plus nombreuses à vivre seules. En moyenne, plus la taille d’un foyer est grande, plus on trouve une connexion fixe. La qualité des connexions dépend quant à elle principalement des zones géographiques de résidence (Crédoc, 2019). Mais au-delà des considérations matérielles, les enquêtes soulignent combien les pratiques elles-mêmes et les outils, logiciels, services et plateformes utilisés varient selon les caractéristiques sociodémographiques des individus : les vies numériques des personnes et leurs usages donnent à voir une variété considérable, ceci y compris selon les milieux sociaux (Pasquier, 2018).

Le troisième point méritant d’être souligné est que le confinement n’est pas systématiquement synonyme d’isolement ou de solitude. Nous ne sommes pas devenus des hikikomori (terme japonais désignant des personnes dont les interactions sociales passent presque exclusivement via les réseaux numériques, Ndlr) du jour au lendemain en nous coupant de toute vie sociale « non numérique » ! 

L’équilibre des relations à distance et des interactions au sein des domiciles (...) est certainement le premier de ces enjeux en situation de confinement. 

Les enquêtes sociologiques ont montré que les pratiques numériques s’inscrivent étroitement dans les contextes de leurs usages : il en va logiquement de même lorsqu’elles sont « confinées ». Le fait d’occuper seul son logement, en couple avec ou sans enfants, ou encore d’être une famille monoparentale sont autant de configurations au sein desquelles les enjeux de communication, d’information et d’activités associées ou non au numérique peuvent varier très sensiblement.

L’équilibre des relations à distance et des interactions au sein des domiciles (de tailles elles-mêmes très variables) est certainement le premier de ces enjeux en situation de confinement. Selon les cas, l’isolement peut constituer la première violence, et dans d’autres cas s’apparenter à un horizon attendu – s’isoler temporairement des autres – mais impossible à atteindre. Dans les foyers multi-équipés, l’observation de la répartition des outils de communication dans l’espace et de la négociation des règles d’usage individuelles et collectives révèle, de longue date, la finesse de la gestion des « seuils de l’intimité » et de la place aménagée aux échanges avec l’extérieur au sein des domiciles familiaux.

Des tensions entre sphères privée, professionnelle et éducative

S’interroger sur les pratiques numériques en période de confinement, c’est questionner l’articulation entre la vie au sein du domicile (notamment lorsque celui-ci comporte plusieurs individus) et la vie à travers les dispositifs numériques. Dès l’introduction des outils de communication synchrone au sein des foyers (c’est-à-dire depuis l’arrivée du téléphone filaire), une interrogation s’est faite jour : comment concilier les règles qui régissent la vie collective entre des individus vivant sous le même toit et l’existence de dispositifs qui permettent d’établir des liens avec des personnes à l’extérieur ? Jusqu’à quelle heure est-il possible de faire retentir la sonnerie du téléphone chez des amis, ou chez des membres de sa famille ? L’utilisation du smartphone est-elle autorisée alors qu’on partage un moment en famille, autour d’un jeu, d’un moment de détente ou d’un repas ?

Comment concilier vie professionnelle, vie personnelle et outils numériques en un même lieu ? Ici, une enseignante fait du télétravail pendant qu'une de ses filles fait ses devoirs sur un logiciel ENT et que l'autre dessine.
Comment concilier vie professionnelle, vie personnelle et outils numériques en un même lieu ? Ici, une enseignante fait du télétravail pendant qu'une de ses filles fait ses devoirs sur un logiciel ENT et que l'autre dessine.

Ces questionnements se sont démultipliés lorsque les outils de communication se sont individualisés et sont devenus des outils de l’activités professionnelle ou scolaire : doit-on autoriser ses enfants à rester sur les réseaux sociaux le soir, dès lors qu’ils prétendent qu’ils en ont besoin pour le travail scolaire ? Quelles places et quels moments accorder à ses activités professionnelles à distance alors qu’on est en week-end, voire en vacances ? Depuis le 16 mars dernier, ces questionnements se déclinent avec une acuité particulière non seulement dans l’espace des relations privées, mais aussi dans au moins deux autres espaces qui interagissent entre eux : celui des pratiques éducatives autour des enjeux de « continuité pédagogique » ; celui des échanges et activités professionnelles autour des enjeux du « télétravail ».

La période de confinement fait pleinement rentrer les activités pédagogiques et scolaires au sein des foyers : jusqu’ici cantonnées au suivi des devoirs ou des résultats via les espaces numériques de travail (ENT) des établissements, les familles sont désormais incitées, voire contraintes d’accompagner leurs enfants dans les dispositifs d’apprentissage scolaire mis en place par des enseignants.

(...) il faut parvenir à réinventer l’articulation entre le « pro » et le « privé » dans le déroulement des journées et dans la gestion des échanges numériques.

Cela suppose non seulement de trouver et d’aménager le temps des enfants comme celui des parents (ou tuteurs), mais aussi d’acquérir des compétences techniques (sur des technologies et interfaces souvent inconnues auparavant) et de trouver des ressources intellectuelles pour aider les élèves et les accompagner dans leurs interactions avec les enseignants (par exemple parvenir à établir une discipline de temps consacré au travail scolaire, oser poser des questions ou trouver des formes jugées acceptables de sollicitations et de réponses aux enseignants, etc.).

Enfin pour ceux qui sont concernés par des formes plus ou moins poussées de télétravail, divers enjeux surgissent. Outre que tous les aspects d’un quotidien professionnel ne peuvent pas facilement passer par les canaux numériques (gestion des interactions quotidiennes, échanges spontanés pour arbitrer des questions simples, rapports hiérarchiques, contrôle de tâches…), il faut parvenir à réinventer l’articulation entre le « pro » et le « privé » dans le déroulement des journées et dans la gestion des échanges numériques. L’entrelacement du « pro » et du « perso » n’est pas nouveau, mais les questions sur les principes plus ou moins explicites qui le régissent se posent aujourd’hui avec une force et une profondeur toute particulière.

Le temps des week-ends ou les moments de repos peuvent-ils être respectés ? Est-il possible d’assumer la déconnexion, et sous quelles formes ? Les habitudes de réactivité et les modalités de la disponibilité restent-elles identiques ? Il paraît incontestable que la pénétration des questions professionnelles dans la sphère privée et au sein de la vie au foyer est incomparablement plus forte depuis la mise en œuvre du confinement. Est-elle, pour autant, totale et sans limites ?

Des évolutions à suivre

La période de confinement vient bousculer, ou au moins réinterroger, des usages plus ou moins bien réglés et des habitudes plus ou moins bien arrêtées. On peut raisonnablement penser que la situation actuelle conduit à changer les règles de la vie numérique comme non numérique. Entre l’exigence de préserver des moments familiaux à l’abri des sollicitations extérieures et l’exigence de faire face à une situation d’exception, l’équilibre est certainement déplacé ou réinventé. On peut s’interroger sur les conséquences durables (au-delà de la période de crise) que pourraient avoir les habitudes qui vont naître et éventuellement s’installer durant les semaines de confinement. Les individus et les familles vont-ils davantage accepter la présence des outils de communication ? Vont-ils au contraire apprendre à s’en défaire et à s’en protéger davantage ? Il est trop tôt pour le dire et, de toute façon, les réponses seront certainement variables selon les contextes sociaux, familiaux et professionnels.

TraceTogether est une application utilisée à Singapour. Les connexions Bluetooth permettent de détecter d'autres smartphones et ainsi identifier ceux qui sont associés a un utilisateur testé positif au coronavirus. La place des technologies de géolocalisation en contexte de « sortie de crise » peut faire l'objet de controverses.
TraceTogether est une application utilisée à Singapour. Les connexions Bluetooth permettent de détecter d'autres smartphones et ainsi identifier ceux qui sont associés a un utilisateur testé positif au coronavirus. La place des technologies de géolocalisation en contexte de « sortie de crise » peut faire l'objet de controverses.

Le renforcement de l’importance prise par les pratiques numériques en cette période ne fait aussi que renforcer des interrogations sur certaines pratiques ou certaines promesses : pratiques des achats en ligne qui font intervenir une longue chaîne de dispositifs et d’acteurs (jusqu’aux livreurs) davantage rendus visibles. Ces interrogations sont aussi des controverses qui ne se limitent pas à des débats techniques ou des critiques sur la fiabilité des dispositifs. Il s’agit de controverses sociales, morales et éthiques dont la place des technologies de géolocalisation des individus en contexte de « sortie de crise » constitue déjà un point d’orgue, parmi d’autres, en matière de libertés personnelles. De ce point de vue, le numérique est un bon analyseur du social. À la fois parce qu’il existe des inégalités d’usages, de compétences et d’équipements. Et aussi parce que les dispositifs techniques sont associés à des débats sur nos choix de société.

(...) le numérique est un bon analyseur du social. À la fois parce qu’il existe des inégalités d’usages, de compétences et d’équipements. Et aussi parce que les dispositifs techniques sont associés à des débats sur nos choix de société.

Constatons enfin que le confinement est vraisemblablement rendu plus aisé (relativement du moins) à certains égards que le numérique est là. Sans les dispositifs numériques, il aurait été beaucoup plus difficile, pour ne pas dire impossible, de surmonter une partie des conséquences de la fermeture des établissements scolaires et de nombreuses entreprises. Les techniques d’échanges distants sont perçues comme des ressources pour penser la continuité pédagogique, pour maintenir des activités de gestion et d’administration indispensables. Dans cette perspective, c’est une crise qui est en partie supposée surmontable grâce au numérique, même si celui-ci engendre une nouvelle question : comment parvenir à concilier toutes les activités (travail, éducation, loisir, relations aux proches) qui se retrouvent actuellement concentrées en un même lieu et même temps, et non plus déléguées auprès de services extérieurs (école, lieu de travail…) ?

Pour autant le numérique y montre particulièrement bien ses limites. Il ne peut pas se substituer à toutes les formes d’interactions, d’échanges ou d’activités. Sans même parler les activités manufacturières, industrielles et agricoles (où elles occupent une place croissante mais où la communication à distance est moins centrale dans les processus de production), le numérique n’assure qu’une partie de ce qui fait l’activité pédagogique, le travail de socialisation, les échanges quotidiens au sein d’une entreprise, les moments de sociabilité amicale. Ici se situe une leçon essentielle : ils nous permettent de faire, mais pas de tout faire. Le confinement montre que le numérique autorise certaines formes de continuité, tout en ne solutionnant pas tout et en ne pouvant pas se substituer à tout. Nos sociétés mêlent indissociablement des pratiques numériques et non numériques. Espérer ou croire qu’un seul de ces deux aspects suffirait pour continuer à faire vivre nos sociétés est une vaste illusion. ♦

Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.

 
  
  
    
Pour aller plus loin
- Baillet Julie, Croutte, Patricia et Prieur, Victor, « Baromètre du numérique 2019. Enquête sur la diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française en 2019 », Crédoc, novembre 2019.
- Beuscart, Jean-Samuel, Dagiral, Éric et Parasie, Sylvain, Sociologie d’Internet, Paris, Armand Colin, 2019.
- Licoppe, Christian, « Sociabilité et technologies de communication. Deux modalités d'entretien des liens interpersonnels dans le contexte du déploiement des dispositifs de communication mobiles », Réseaux, vol. 112-113, n° 2, 2002, p. 172-210.
- Martin Olivier et Dagiral, Éric, L’Ordinaire d’Internet. Le Web dans nos pratiques et relations sociales, Armand Colin, 2016.
- Pasquier, Dominique, L’Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Presse des Mines, 2018.
- Pharabod, Anne-Sylvie, « Territoires et seuils de l'intimité familiale. Un regard ethnographique sur les objets multimédias et leurs usages dans quelques foyers franciliens », Réseaux, vol. 123, n° 1, 2004, p. 85-117.

 

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