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Pourquoi les scientifiques appellent les citoyens à marcher pour la science

Pourquoi les scientifiques appellent les citoyens à marcher pour la science

10.04.2017, par
La manifestation qui a eu lieu à Boston, le 19 février 2017, pour défendre la science et la recherche face à la nouvelle administration américaine, avait suscité une large mobilisation de la part des scientifiques et des environnementalistes.
Ce qui n’était qu’un simple message sur un forum en ligne a pris une ampleur inattendue. Le 22 avril, les citoyens de Washington et du reste du monde – 514 villes dans 54 pays – se mettront en marche «pour la science». Quels sont les racines et les objectifs de ce mouvement ?

« Il faut que les scientifiques marchent sur Washington. » Ce commentaire a été posté sur le forum en ligne Reddit le 20 janvier 2017, la veille de la Marche des femmes, devenue l’un des rassemblements les plus importants de l’histoire des États-Unis. Une semaine plus tard, les pages Facebook et les comptes Twitter créés pour l’occasion emportaient l’adhésion de plus d’un million de personnes. La Marche pour les sciences (March for Science) était née. Ce qui a débuté comme un rejet instinctif de la politique scientifique de la nouvelle administration américaine s’est transformé en un large mouvement citoyen visant à défendre et promouvoir la place de la science dans la société dépassant les frontières états-uniennes. La mobilisation s’organise et si l’événement principal doit se dérouler sur le National Mall de la capitale américaine, en face du Capitole, de nombreuses manifestations sont prévues en parallèle, ailleurs aux États-Unis et partout dans le monde, à l’occasion du Jour de la Terre, ce 22 avril 2017.
 

Événement devenu mondial, la Marche pour les sciences est programmée le même jour dans de très nombreuses villes à travers le monde.
Événement devenu mondial, la Marche pour les sciences est programmée le même jour dans de très nombreuses villes à travers le monde.

Défendre la recherche

Valorie Aquino, doctorante en anthropologie à l’université du Nouveau-Mexique (États-Unis), est une des premières à avoir rejoint cette communauté en ligne. Elle fait aujourd’hui partie des trois codirigeants du comité de cette Marche pour les sciences et dit avoir été surprise par l’importance de la réaction. « Ce qui est incroyable, c’est que le mouvement fédère des volontaires tout autour du monde », explique-t-elle, entre réunions en série et conférences de presse. « Pour la plupart, nous ne nous étions jamais rencontrés, raconte-t-elle. Il a donc fallu se coordonner efficacement entre personnes d’horizons très divers, à cheval sur de nombreux fuseaux horaires. »

 

Pour la première fois depuis des années, les chercheurs envisagent de sortir de leurs laboratoires pour descendre dans la rue.

Rendue publique en mars dernier, la première version du budget de l’administration américaine qui comporte des coupes dans de nombreux programmes, depuis l’Observatoire météorologique national (National Oceanic and Atmospheric Administration), opérateur des satellites d’observation terrestre, jusqu’à l’Agence de protection de l’environnement (Environmental Protection Agency), chargée de faire respecter les normes environnementales et de santé publique, a considérablement renforcé la détermination des « marcheurs ».

« Ces coupes entraîneraient un gel catastrophique de la recherche scientifique et de l’innovation technologique aux États-Unis. C’est ignorer le rôle décisif que ces recherches jouent dans nos vies, dans nos communautés et dans notre économie », ajoute-t-elle. Pour autant, cette marche ne se veut pas une manifestation contre l’administration.

Un front uni au-delà des clivages partisans

Les organisateurs se sont efforcés d’éviter toute récupération partisane. Le site officiel affiche les principes fondateurs du mouvement – réglementation fondée sur les faits, respect de la diversité dans la communauté scientifique, importance du financement de la recherche. Mais leurs objectifs sont bien plus larges : casser l’image de scientifiques enfermés dans une tour d’ivoire, rendre les travaux de recherche accessibles au grand public et expliquer comment les découvertes améliorent le quotidien de millions de gens. Plus qu’une manifestation, les organisateurs veulent faire de leur marche une occasion de rencontre avec les citoyens « Des sessions pédagogiques seront organisées dans des tentes installées sur le National Mall », détaille Valorie Aquino, qui précise que « les participants seront invités à prendre part à des activités pédagogiques attractives dans les jours et les mois qui suivent ». Elle se réjouit que la marche recueille désormais le soutien de nombreuses associations et universités scientifiques du pays1.

Une des premières à avoir rejoint le mouvement a été l’AAAS2, la société savante qui compte le plus de membres au monde, et qui édite la revue Science. « Nous avons compris très vite qu’il s’agissait d’une occasion unique d’expliquer pourquoi nous avons, au sens large, besoin de la science », s’enthousiasme Rush Holt, le patron de l’AAAS. « En quelques jours, cette marche est devenue LE sujet de conversation dans les laboratoires, les universités et les centres de recherche, et des groupes du monde entier se sont joints à cette conversation. Pour la première fois depuis des années, les chercheurs envisagent de sortir de leurs laboratoires pour descendre dans la rue. » Rush Holt pointe les risques que les mesures anti-immigration du président américain font courir à l’exercice de la recherche. Le premier décret sur l’immigration, limitant l’entrée sur le territoire de plusieurs pays, a été signé à peine quelques semaines avant le congrès international de l’association, le 22 février à Boston. « Si l’on veut que la science progresse, nous devons défendre les conditions qui lui permettent de progresser. Si les décrets sur l’immigration interfèrent avec la capacité des chercheurs à collaborer, c’est la science qui en souffre, et donc la qualité de vie des gens », estime-t-il.
 

Congrès annuel de l’Association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS) à Boston, en février 2017. À la tribune, Rush Holt (à droite), président de cette société savante qui a été l’une des premières à soutenir la marche.
Congrès annuel de l’Association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS) à Boston, en février 2017. À la tribune, Rush Holt (à droite), président de cette société savante qui a été l’une des premières à soutenir la marche.

Une dangereuse remise en cause des « faits »

Même si la question du financement de la recherche est posée, Rush Holt rend grâce aux organisateurs de ne pas en avoir fait le sujet central. « Il faut éviter que le public non scientifique se dise qu’à travers cette marche, les chercheurs tentent de défendre leurs intérêts catégoriels ».

Un fait qui a résisté au processus scientifique, ce n’est pas la même chose qu’une opinion.

Car un danger plus grand encore et plus immédiat guette les sciences : « Plus que les restrictions budgétaires ou les entraves à l’entrée sur le territoire limitations de mouvements, une tendance très inquiétante est apparue ces dernières années : il y a des gens qui ont décidé qu’on pouvait se passer des faits ; que toutes les opinions avaient autant de valeur, alors que les scientifiques passent leur vie à se référer aux faits, avec la conviction qu’en les soumettant à un processus de vérification, on développe des connaissances qui permettent d’améliorer la condition humaine. Un fait qui a résisté au processus scientifique, ce n’est pas la même chose qu’une opinion. Les mesures en matière de changement climatique ou de vaccination, ou toute question de santé publique ou de protection sociale, devraient être fondées sur des faits certifiés par le processus scientifique. Ce n’est pourtant pas toujours le cas. De plus en plus de mesures sont mises en œuvre, non seulement sans être corroborées par des faits, mais délibérément contre eux. C’est très grave », estime-t-il.
 

Un appel aux échos mondiaux

Si le phénomène y a pris une ampleur particulière, la négation des faits scientifiques, la propagation de « fake news » dans les médias sociaux ne sont pas le propre des États-Unis. D’où la rapidité avec laquelle le mouvement de contestation s’est répandu autour de la planète. « Partout dans le monde, de prétendus "faits alternatifs" sont de plus en plus acceptés comme bases du discours social, ce qui finit par faire peser une menace directe sur la science, explique Tanja Gabriele Baudson3, coordinatrice nationale de la marche en Allemagne. Quand on se met à présenter les faits scientifiques comme une simple opinion parmi d’autres, ils perdent leur portée et la science perd ce qui la guide. » En Allemagne, des marches sont prévues dans 20 villes et plusieurs sociétés savantes – parfois membres de l’alliance des organismes allemands de recherche – la soutiennent officiellement, de même que cinq lauréats du prix Nobel4. « Ici, notre principale inquiétude ne porte pas sur le financement de la recherche, ni sur les politiques environnementales, commente Georg Scholl, porte-parole de la fondation Alexander von Humboldt. La raison pour laquelle notre fondation soutient cette marche, c’est pour une meilleure prise en compte de la science et lutter contre ceux qui la nient, comme le mouvement anti-vaccination, qui tente toujours de s’étendre. » De la même façon qu'aux États-Unis, en France ou au Royaume-Uni, des thèses – pourtant invalidées – qui établissent un lien entre le vaccin ROR et des cas d’autisme, font douter certains Allemands des bénéfices de l’immunisation.

La Marche pour les sciences du 22 avril aura lieu en même temps que le Jour de la Terre, dont la première édition, en 1970, avait vu plus de 20 millions d’Américains descendre dans la rue pour appeler à la protection de l’environnement. (Ici, à New York.)
La Marche pour les sciences du 22 avril aura lieu en même temps que le Jour de la Terre, dont la première édition, en 1970, avait vu plus de 20 millions d’Américains descendre dans la rue pour appeler à la protection de l’environnement. (Ici, à New York.)

En France, où des marches sont programmées dans 20 villes, tout est parti d’une tribune parue  dans Le Monde, signée par un groupe de chercheurs. « Nous sommes inquiets de ce qui se passe aux États-Unis, mais aussi en France, explique Arnaud Saint-Martin, cosignataire, chercheur au CNRS, sociologue à l’université de Versailles Saint-Quentin et membre du comité organisateur de la marche en France. Nous ne sommes pas à l’abri d’un changement de politique. Nous croyons aussi que mettre trop l’accent sur l’innovation peut étouffer la recherche fondamentale ». Et même s’il s’agit d’une initiative citoyenne, les principaux organismes de recherche français, dont le CNRS, le CEA et l’Inserm, ont emboîté le pas. Le président du CNRS, Alain Fuchs, juge l’initiative salutaire. « L'idée même d'entraver la capacité de mener des recherches et de diffuser leurs résultats va à l'encontre de l'intérêt des nations. C'est pourtant ce qui  semble nous guetter. C'est pourquoi je soutiens cette marche citoyenne, initiée par nos collègues américains, qui défend l'idée que la connaissance et le progrès scientifique forment le socle de nos sociétés démocratiques », souligne-t-il.

 

La science est une entreprise globale qui exige un travail collaboratif.

Aux mensonges ou aux déformations des faits, les scientifiques veulent opposer les valeurs qui font la force de la recherche. « Tout repose sur l’indépendance des chercheurs, la liberté d’enseignement et l’autonomie scientifique. La France, comparée à d’autres pays, est plutôt bien lotie en la matière, mais il ne faut pas baisser la garde », prévient Arnaud Saint-Martin qui, comme ses confrères américains, souhaite vivement que la manifestation mobilise au-delà des laboratoires. « Notre objectif principal, c’est de rassembler tout le monde. Au sein des comités d’organisation, on trouve des étudiants, des enseignants du primaire et du secondaire, des personnes qui s’intéressent aux sciences… Nous voulons en faire une marche citoyenne. » La manifestation se déroulant la veille du premier tour de l’élection présidentielle, l’exercice en France sera sans doute un peu plus délicat qu’ailleurs.

 
Le Royaume-Uni est sans doute le pays qui semble le mieux incarner l’esprit de la marche de Washington : de manière positive, comme une grande fête de la science. « La situation des États-Unis et de notre pays est très différente. Au Royaume-Uni, une part significative des nouveaux financements a été allouée à la recherche scientifique et l’atmosphère générale est plutôt pro-science, même si, depuis le Brexit, on s’inquiète de la capacité des chercheurs à coopérer au-delà des frontières. Comment cela va-t-il évoluer ? Quel impact cela aura-t-il sur la capacité des chercheurs à faire leur travail ? La science est une entreprise globale qui exige un travail collaboratif », déclare Marsha Nicholson, coorganisatrice de la manifestation de Londres, qui constate cependant un énorme engouement pour cette marche au Royaume Uni. Cette militante de longue date estime n’avoir jamais organisé un événement de cette ampleur. « Tout a débuté de façon très organique, comme une marche de solidarité », raconte-t-elle, espérant elle aussi que la mobilisation sera au rendez-vous des nombreuses marches organisées dans tout le pays.

À la rencontre du public

Renforcer – et parfois rétablir – les liens entre la science et les citoyens, telle est bien la priorité qu’affichent tous les organisateurs, de Washington à Berlin. « Les gens peuvent se sentir étrangers à la science, remarque Rush Holt. Certains peuvent penser que la science ne fait qu’imposer ses vues, et ça, ils le rejettent instinctivement. Je crois que la Marche pour la science est une occasion de faire face à cela. Pour rappeler à tous que la science n’est pas d’abord faite pour les scientifiques, mais pour la société. Le grand public a le droit et le devoir de toujours demander "quels sont les faits ?", quel que soit le sujet. Et les scientifiques ont l’obligation de rendre les faits compréhensibles au grand public. » En Allemagne, Georg Scholl estime que ce sujet central peut inciter la communauté scientifique à réinventer la façon dont elle communique. « Un des problèmes qui se posent, c’est que le grand public a plus facilement accès à une "désinformation" sur les réseaux sociaux qu’aux preuves scientifiques publiées dans des revues comme Nature. Cela devrait nous inviter à réfléchir à la façon dont nous diffusons le savoir scientifique. »
 
Le climatologue Robert Young5 fait partie de ceux qui militent pour une approche différente de la diffusion de la science. En février, ce chercheur a défendu dans un éditorial très controversé l’idée que la Marche pour les sciences risquait de s’aliéner le public même qu’elle visait. Il redoute que l’opinion ne retienne de ce mouvement qu’un rejet puissant des prises de position du nouveau président des États-Unis, contribuant ainsi à couper encore un peu plus les chercheurs, l’élite scientifique, des citoyens de base. « Les États-Unis n’ont jamais été aussi morcelés, les gens aussi isolés, notamment par la façon dont fonctionnent Internet et les médias », juge-t-il. La solution, selon lui, passe par une approche plus locale. De la dernière campagne présidentielle, Robert Young retient ainsi que Donald Trump « a été capable de toucher de façon personnelle une large part de la population du pays, l’Amérique rurale par exemple. Dans une certaine mesure, la communauté scientifique doit faire la même chose. Nous devons rencontrer les gens là où ils vivent et leur montrer que nous sommes comme eux. »

D’origine populaire – son grand-père travaillait sur une chaîne de montage chez General Motors dans le Michigan et la famille de sa femme était employée dans des usines de textile en Caroline du Sud –, il est persuadé que les milliers de chercheurs qui ont des trajectoires similaires feraient d’excellents ambassadeurs de la science. « Mais ça ne se fera pas en un jour et ça ne se passera pas sur CNN. » Il existe selon lui de meilleures façons de toucher ces communautés. Les radios en grandes ondes par exemple, sur lesquelles il va régulièrement parler du changement climatique. « Je me fais parfois insulter sous prétexte que je suis un climatologue, mais après l’émission, je reçois parfois un message discret de la part d’un climatosceptique qui me pose quelques questions de science. Quand ils parlent de changement climatique, la plupart des chercheurs parlent des ours polaires. Il faut rendre cela plus personnel. Dans l’est de la Caroline du Nord, par exemple, il vaut mieux expliquer que dans les dix prochaines années, l’élévation du niveau de la mer rendra plus difficile la culture du tabac dans les zones de très faible altitude, près des côtes. L’eau ne s’évacue plus des champs et ça, c’est un effet tangible du changement climatique. Nous devons mieux raconter cette histoire », conclut-il. Plus que sceptique à l’égard de la mobilisation partie de Washington au départ, il semble gagné à son tour par le désir de marcher. Il défilera « sans doute » à Vienne, en Autriche, où il se trouvera le 22 avril pour une conférence.

 

Notes