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Des anthropologues proposent un autre regard sur les sociétés contemporaines. Pour en savoir plus, lire l’éditorial du blog.

Les auteurs du blog

Armelle Leclerc, responsable de la communication de l'INSHS du CNRS, et Jérôme Courduriès, anthropologue au LISST

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Histoire et mémoire d'une radio malienne
05.11.2024, par Aïssatou Mbodj-Pouye
De plus en plus de chercheurs et chercheuses de terrain, notamment des anthropologues, se lancent dans des programmes de sauvegarde d’archives. Retour sur le processus de numérisation des archives sonores d’une radio au Mali, à travers un projet collectif coordonné par Aïssatou Mbodj-Pouye.
Participer à la constitution de fonds ou de collections d’archives est une démarche dans laquelle de plus en plus d’anthropologues s’engagent. À l’ère du numérique, ces entreprises documentaires revêtent de nouveaux enjeux sur lesquels les réflexions se développent2.

La radio, porte d’entrée sur le terrain, puis objet de recherche

En 2017, Aïssatou Mbodj-Pouye, chargée de recherche CNRS à l’Institut des mondes africains (IMAF)1,  s’installe pour deux ans et demi au Mali avec un projet de recherche combinant anthropologie et histoire3. Son projet initial est de reconstituer les débats locaux autour de l’émigration dans la région de Kayes à la fin du vingtième siècle, espace et moment marqués par de fortes dynamiques migratoires vers le reste de l’Afrique et l’Europe, notamment la France. Intéressée par les formes expressives vernaculaires, elle suppose alors qu’un phénomène aussi transversal que la migration a dû susciter une forte réflexivité de la part des premiers concernés (migrants et non-migrants), et qu’une approche systématique de ces aspects pouvait compléter une littérature par ailleurs fournie sur les migrations kayesiennes. Elle identifie plusieurs entrées possibles parmi lesquelles la radio rurale de Kayes (RRK), station installée dans la région depuis 1988.

Premier déplacement dans l’enquête : la singularité de l’histoire de cette radio, première brèche dans le monopole de l’information sous un régime de parti unique, devançant de plusieurs années la libéralisation des ondes consécutive à la transition démocratique de 1991-1992, a conduit la chercheuse à centrer son travail sur la radio. La documentation écrite qui y est conservée, croisée à une série d’entretiens, lui a permis de reconstituer le contexte de son émergence4. Un intense travail de collecte a marqué les débuts de la radio, dont les équipes sillonnaient un vaste espace avec l’ambition de toucher 300 000 personnes, créant des programmes dans les quatre principales langues de la région (soninké, khassonké, bambara et peul). Son étude s’inscrit dans un renouveau des travaux sur la radio en Afrique, nourrie de dynamiques collectives et interdisciplinaires5.
 

Demba Traoré, animateur de la RRK vers 1989. Coll. photo RRKDemba Traoré, un animateur de la RRK, enregistrant dans un village, vers 1989. Coll. photo RRK.

Reconstituer, consulter, numériser

Si les archives écrites de la station étaient conservées dans un lieu identifié comme tel, les productions sonores étaient éparses. Elles existaient sous forme analogique, cassettes ou, plus rarement, bandes magnétiques, gardées dans des meubles en bois et dans un grand carton où elles côtoyaient des cassettes commerciales devenues désuètes. Des pratiques de numérisation partielle et à usage interne avaient donné lieu à un premier lot de fichiers numériques. Pour son enquête, Aïssatou Mbodj-Pouye a donc dans un premier temps ouvert des tiroirs, discuté avec des techniciens, et sélectionné ce qui l’intéressait. En quittant le Mali en 2019, elle avait recueilli et travaillé, avec l’appui de linguistes, des corpus restreints mais riches : une vingtaine de causeries radiodiffusées sur l’émigration ; une trentaine de chansons de femmes sur la migration masculine.

Mais au fil de discussions avec l’équipe de la radio, le projet de préserver une plus vaste partie de ces matériaux a émergé. Pour l’équipe actuelle de la radio, l’enjeu était de valoriser le passé spécifique d’une station faisant désormais partie d’un paysage médiatique fortement concurrentiel6. Affectée, comme beaucoup de collègues, par la dégradation de la situation sécuritaire et les difficultés d’accès au terrain, l’anthropologue voyait dans ce projet la possibilité de continuer à travailler avec ses interlocuteurs et l’occasion d’accéder à des corpus plus vastes. À l’Institut des mondes africains, ce travail a été rendu possible par l’expertise collective sur les archives et les humanités numériques, portée notamment par Fabrice Melka, ingénieur de recherche au sein de l’unité, dont l’engagement au sein du projet a été crucial.

En 2021, les échanges avec l’équipe de la radio, notamment son directeur Darrar Ben Azour Maguiraga, ont permis de candidater au programme Modern Endangered Archives Program, hébergé par la bibliothèque de l’université de Californie à Los Angeles. Une des exigences de ce programme étant la mise en ligne des enregistrements, la pertinence de ce choix pour le fonds de Kayes a été discutée. Ces discussions, menées à la fois entre l’équipe de Kayes et celle d’Aubervilliers, et au sein du conseil d’administration de l’association qui gère actuellement la radio, ont abouti positivement. La plupart des émissions ayant été déjà diffusées, voire rediffusées, il semblait possible de les publier. L’équipe de la radio a choisi d’accorder la priorité aux émissions correspondant, dans l’organisation du travail de la radio, au secteur « socio-culturel » (enregistrements de contes, de récits historiques, de chansons), en gardant pour une phase ultérieure celles des secteurs « économie », « santé » et « alphabétisation ». Quant aux enregistrements de musique de terrain, il semblait important de recueillir l’assentiment des personnes chanteuses et des musiciens. La continuité d’une partie du personnel depuis 1988 a permis de retrouver un grand nombre des personnes ayant été enregistrées ou leurs ayant-droits. Des membres de la radio intervenant comme « médiateurs culturels » ont repris la route des villages fréquentés assidument près de trente ans auparavant.

Du point de vue de la numérisation, le fait de travailler sur les archives d’une station encore active a permis que les techniciens de la radio s’attellent à ce travail au sein de la radio, après une formation délivrée par un expert sénégalais en archives sonores, Hamet Ba. Quant à la documentation, un des plus grands défis a été de réunir une équipe compétente dans quatre langues, associant des personnes qualifiées pour la description des éléments musicaux, et capables de produire une documentation en français et en anglais7.

Vue sur la pièce dédiée au projet. Photo Aïssatou Mbodj-Pouye, novembre 2021.

Vue sur la pièce dédiée au projet (ancien bureau de Demba Traoré, après son décès survenu en 2019). Photo Aïssatou Mbodj-Pouye, novembre 2021.

En juillet 2024, ces archives ont été mises en ligne et sont désormais accessibles sur le site de la bibliothèque de UCLA.

Cette collection comprend deux sous-collections : une collection musicale, constituée de 493 fichiers musicaux recueillis dans 57 localités et pour lesquels les interprètes ont donné leur accord; et une collection de 450 émissions en soninké, khassonké, bambara et peul. À moyen terme, le site internet de la radio devrait accueillir une version numérique de la collection.

Mieux saisir le fonctionnement de la radio

Accompagner un projet de numérisation prend du temps mais enrichit en retour la recherche. Ainsi, la collaboration avec des praticiens de la radio et des spécialistes de questions de conservation a favorisé la compréhension du travail radiophonique. Disposer d’une vue d’ensemble sur ces archives a permis à Aïssatou Mbodj-Pouye de se poser de nouvelles questions sur l’usage des langues, ou encore sur les pratiques de travail au sein de la radio, en s’intéressant par exemple aux notations manuscrites témoignant des pratiques de validation du travail des animateurs par l’encadrement, ou enfin au choix des animateurs de ne pas mettre en ligne certains fichiers car il s’agissait de « cassettes achetées au marché de Kayes » — cette remarque permettant d’apercevoir un pan des manières de faire de la radio qui était resté inaperçu, jamais évoqué en entretien.

Exemple d’annotations. Photo Aïssatou Mbodj-Pouye, novembre 2021
Exemple des annotations découvertes en faisant l’inventaire des cassettes. Photo Aïssatou Mbodj-Pouye, novembre 2021.

Quels publics pour ces archives ?

Outre la communauté de chercheurs et étudiants intéressés par la région, dans des universités africaines et au-delà, et dans des disciplines aussi variées que la linguistique, l’ethnomusicologie ou les études environnementales, ce projet s’adresse à un large public dans la zone de couverture de la radio et au sein de la diaspora qui écoute aujourd’hui la radio par internet. Il s’inscrit dans un contexte contrasté du point de vue de ce qui fait localement patrimoine. D’un côté, depuis plusieurs années, une chaîne YouTube animée par un technicien de la radio propose d’anciennes émissions de la radio, ce qui démontre que l’intérêt pour les archives précède la mise en place du projet de numérisation. D’un autre côté, l’attachement à ces matériaux passés ne va pas de soi, pour des raisons très diverses. Ainsi, ce projet intervient à l’heure où s’expriment des réticences, au nom de versions rigoristes de la religion musulmane, vis-à-vis de la mise en valeur d’éléments culturels identifiés comme profanes, comme l’équipe chargée de recueillir les permissions dans les villages l’a constaté ; il se déroule aussi dans un contexte politique marqué par des revendications d’égalité qui remettent en cause la pertinence des statuts sociaux hérités, alors que certains enregistrements ne prennent pas de distance critique par rapport à cet héritage ; enfin, la région a été marquée par des épisodes de violence et de revendications sociales qui ont parfois directement touché les archives, comme lors de l’incendie des archives du cercle de Kayes en mai 20208. Tout cela rend incertaines les réceptions de ce projet — mais quelles qu’elles soient, l’anthropologie nous donne de bons outils pour les scruter.

 
 
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