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Comment s’est forgée l’image d’Ivan le Terrible
« Parmi les nombreuses et cruelles épreuves infligées par le destin, après les calamités du système des apanages, après le joug des Mongols, la Russie dut subir encore la terreur d’un autocrate-tourmenteur. Elle le supporta et conserva l’amour de l’autocratie, parce qu’elle croyait que c’est Dieu qui envoie parmi les hommes la peste, le tremblement de terre et les tyrans. » Ainsi, Nikolaï Karamzine, historiographe officiel de l’Empire, décrit-il, en 1821, le règne le plus controversé de son Histoire de l’État russe, celui d’Ivan le Terrible (1533-1584). L’auteur a beau ajouter que la patience des Russes a été récompensée par de biens meilleurs souverains, le futur Nicolas Ier, à l’époque simple grand-duc, laisse éclater son dépit et son inquiétude : « Karamzine est un coquin, sans lequel le peuple n’aurait jamais su qu’il pût y avoir des tyrans parmi les tsars. »
Bon tsar ou tyran ?
Cet échange résume tout le paradoxe de la mémoire historique. Ivan le Terrible a défrayé la chronique européenne, éclipsant même Soliman le Magnifique, et laissé à l’étranger le souvenir d’une tyrannie « effrayante, atroce et inouïe », comparable à celle d’Héliogabale ou de Néron. Il est vrai que cette hostilité est due avant tout à l’inquiétude provoquée par la tentative russe de conquérir les pays baltes (1558-1584). Les sources russes parlent elles aussi, à mots plus ou moins couverts, des atrocités du souverain, amplement dénoncées par un transfuge, le prince Andreï Kourbski. Pourtant, la mémoire folklorique garde d’Ivan un autre souvenir. Il est le tsar orthodoxe qui a vaincu et conquis les royaumes tatars de Kazan et d’Astrakhan, triomphé de toutes les hordes nomades. Avide de richesses et de femmes, prompt à une colère dévastatrice, démesuré, il n’en est pas moins proche du peuple et prend plaisir à converser avec lui. Sa vindicte vise avant tout à extirper la trahison qui est le propre des boyardsFermerNom des anciens seigneurs des pays slaves, en particulier de Russie. félons.
Les deux images sont en grande partie la création d’Ivan lui-même. Souverain maîtrisant à la perfection le théâtre du pouvoir, il se pose en roi biblique, en prophète en exil ou en bouffon, met en scène à deux reprises son abdication pour mieux reprendre les rênes, prend le peuple à témoin de ses démêlés avec les ennemis de l’extérieur et les traîtres, réels ou supposés. C’est aussi un auteur, qui écrit sa version de l’histoire et la fait illustrer dans une somme de plus de 10 000 pages, un polémiste qui invective les rois et les reines de son temps, sans oublier le fugitif Kourbski, et enfin un théologien qui défend l’orthodoxie face à un pasteur protestant ou à un diplomate jésuite.
Le meurtre du fils
Karamzine, conservateur attaché à glorifier la monarchie russe qui a vaincu Napoléon, mais aussi héritier des Lumières, tente une synthèse entre le tribut obligé aux réalisations du règne et la dénonciation des abus, pour laquelle il puise très largement dans les sources hostiles à Ivan. Mais son Histoire, n’allant pas au-delà de la période des Troubles (1598-1613), évite toute comparaison directe avec la dynastie des Romanov. C’est aux historiens et aux écrivains suivants qu’il reviendra de confronter Ivan à l’autre grand homme de l’histoire moderne russe, Pierre le Grand. Ivan, figure cruelle et honteuse d’un passé barbare et superstitieux, est d’abord vu comme le contraire de Pierre, incarnation de la modernisation volontariste. Cependant, leurs points communs sont rapidement mis en évidence. Chacun, en son temps, a senti la nécessité de faire accomplir à son pays un immense effort et montré la volonté implacable requise, mais lui a infligé une souffrance collective qui a laissé un trauma profond. Significativement, les deux hommes sont, l’un comme l’autre, filicidesFermerMeurtre d’un enfant par l’un de ses parents ou par les deux.. Certes, le procès du tsarévitch Alexis, fils de Pierre le Grand, devant une Haute Cour présumée impartiale, et sa mort des suites de la torture, relèveraient de la raison d’État (1718), alors que le tsarévitch Ivan a été tué dans un accès de démence d’Ivan le Terrible (1581). Pourtant, dans les deux cas, la situation sacrificielle renvoie aux racines symboliques de la monarchie, car le tsarévitch immolé se trouve en position d’incarner les forces s’opposant à l’autorité du tsar.
Les deux meurtres ont des représentations célèbres. Le duel entre Pierre et Alexis, œuvre du peintre Nikolaï Gay, date de 1871. Dans un intérieur à l’occidentale, Pierre, assis, considère d’un œil sévère son fils, debout, qui évite son regard. Seule une feuille, glissée à terre, témoigne d’un emportement passager. Les formes de la civilisation sont respectées, mais le sort du fils est scellé. À l’inverse, Ivan le Terrible et son fils Ivan, le 16 novembre 1581, peint par Ilya Répine est brutal et désordonné. Dans un décor russe chamboulé, le père affolé étreint le fils qui perd inexorablement son sang. Exposée à Saint-Pétersbourg en 1885, la toile provoque un scandale. Le très conservateur procureur général du Saint-Synode, Constantin Pobedonostsev, fait part à Alexandre III, de sa « répulsion » et de sa perplexité : on ne peut parler de peinture historique, cette scène est totalement fantastique. Un professeur d’anatomie donne une conférence pour démontrer que l’image est fausse du point de vue médical : il ne saurait y avoir autant de sang ! Il est vrai que la Russie sort à peine d’une flambée de terrorisme, qui a abouti au parricide par excellence, l’assassinat d’Alexandre II, le 1er mars 1881. La toile est néanmoins acquise par la galerie Trétiakov, qui est alors une collection privée. Mais elle est victime à son tour d’un meurtre, symbolique, à la veille de la Première Guerre mondiale. Le 13 janvier 1913, un jeune fils de peintre d’icônes, Abraham Balachov, lacère de trois coups de couteau la toile de Répine en criant : « Ce sang, pourquoi tout ce sang, à bas le sang ! »
La réhabilitation par Staline
L’apparentement ultime est celui d’Ivan et de Staline. Après avoir connu l’oubli ou le mépris, comme les souverains de l’Ancien Régime, le tsar Ivan se voit réhabilité à partir de 1933, et surtout de 1940. Pendant la « Guerre patriotique » contre l’Allemagne nazie, une série d’œuvres sont commandées aux artistes soviétiques, et la plus célèbre est le film de Sergueï Eisenstein, Ivan le Terrible (1943). Staline se prononce personnellement sur son lointain prédécesseur. Sa déclaration la plus significative date de 1947, lors d’un entretien avec Eisenstein et l’acteur jouant le tsar, Nikolaï Tcherkassov : « La sagesse d’Ivan le Terrible repose sur son obstination à défendre les principes nationaux et à empêcher les étrangers d’entrer dans son pays, le protégeant ainsi de l’influence étrangère (…). Ivan le Terrible était très cruel. Il est bon de le montrer. Mais il faut absolument montrer ce qui rend sa cruauté nécessaire. L’une des erreurs d’Ivan le Terrible est de ne pas avoir complètement éliminé les cinq plus grandes familles féodales. S’il avait détruit ces cinq familles de boyards, il n’y aurait pas eu de temps des Troubles. Ivan le Terrible exécutait quelqu’un, puis se repentait et priait un long moment. Dieu l’a gêné en ce domaine (…). Il fallait être plus décisif. » La première partie du film d’Eisenstein reçoit le prix Staline en janvier 1946. Mais, la même année, la deuxième partie est interdite parce qu’elle montre « Ivan le Terrible, homme au caractère fort et à la volonté affirmée, comme un personnage faible et irrésolu, une sorte de Hamlet ». Quand cette deuxième partie est enfin montrée, dans le contexte du Dégel poststalinien, en 1958, elle prend l’allure d’une subtile dénonciation de la tyrannie et de son absurde cruauté. Mais il s’agit d’un effet d’optique. Tcherkassov se penchant sur les corps de ceux qu’il a fait exécuter semble un instant compatir, avant de se redresser et de dire : « Trop peu ! » Et c’est finalement le Tsar, de Pavel Loungine (2009), qui paraît plus décalé par rapport à son sujet, quand le réalisateur nous montre un Ivan solitaire sur la place des supplices, attendant un public qui ne vient pas en disant : « Où est mon peuple ? »
En librairie :
Ivan le Terrible ou le métier de tyran, Pierre Gonneau, Tallandier, coll. «Biographies», mars 2014, 558 p., 26 €
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du journal CNRS