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Quand le fœtus trinque

Quand le fœtus trinque

17.09.2014, par
Temps de lecture : 8 minutes
Une femme enceinte tient un verre d'alcool à la main.
La consommation d’alcool pendant la grossesse constitue la première cause de handicap mental d’origine non génétique. Une équipe de chercheurs du CNRS vient de lever le voile sur les molécules impliquées dans ces malformations cérébrales.

Chaque année en France, 8 000 enfants seraient diagnostiqués comme porteurs de Troubles causés par l’alcoolisation fœtale (TCAF). Parmi eux, 800 sont atteints du Syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF), la forme la plus grave, qui touche 1,3 naissance sur 1 000 et se manifeste par des retards de croissance, une dysmorphie faciale et des atteintes neurologiques. Les autres formes de TCAF, moins spécifiques, se manifestent par des troubles neurocomportementaux : déficit de l’attention, altération des capacités d’apprentissage et de mémoration qui peuvent apparaître plus tardivement, vers l’âge de 5-6 ans. En cause : l’exposition du fœtus à l’éthanol, une molécule qui se diffuse très rapidement dans l’organisme (y compris dans le placenta) et qui perturbe la formation du cerveau du fœtus, en particulier du cortexFermerCouche externe du cerveau qui est le siège de nos fonctions les plus élaborées (motricité volontaire, langage, raisonnement etc.)..

Les équipes de Valérie Mezger, du laboratoire Épigénétique et destin cellulaire1, et de Pierre Gressens, de l’unité Neuroprotection du cerveau en développement2, viennent de mettre en évidence les mécanismes moléculaires en cause dans ces malformations cérébrales3. Les responsables ? Les facteurs de réponse au stress environnemental ou HSF, des protéines normalement protectrices qui se changent en redoutables ennemies.

Le rôle des facteurs de réponse au stress (HSF)

Présents à l’état latent dans la quasi-totalité de nos cellules, les HSF sont capables de répondre à toute une série d’agressions environnementales (élévation de la température, présence d’éthanol, de métaux lourds, infections bactériennes ou virales). En situation de stress, le facteur majeur de réponse au stress HSF1, présent à l’état « dormant », se « réveille » : il active des gènes qui codent des protéines dites chaperons, chargées de réparer les protéines endommagées. Mais, lorsque ces cellules sont exposées à des agressions thermiques continues, le HSF1 perd ses capacités de défense et finit par être désactivé.

On peut envisager des applications thérapeutiques
en identifiant
des molécules modulant l’activité des facteurs HSF1 et/ou HSF2.

Le facteur HSF2 a longtemps été énigmatique jusqu’à ce que l’équipe de Valérie Mezger découvre ses effets protecteurs pour le cerveau en développement du fœtus. Spontanément actif dans des conditions normales, il joue le rôle d’agent régulateur lorsque les jeunes neuronesFermerEntre la 10e et la 20e semaine de grossesse, des cellules souches (capables d’engendrer tout type de cellules spécialisées) se multiplient massivement dans les profondeurs du cortex et donnent naissance à de jeunes neurones. C’est la phase de prolifération neuronale ou neurogenèse. migrent par vagues successives à la surface du cerveau pour former les six couches du cortex. « Pour qu’un neurone fonctionne bien et établisse les bonnes connexions, il doit être placé au bon endroit dans la bonne couche du cortex, rappelle la biologiste Valérie Mezger. Dans le cas contraire, cela compromet les performances du cortex avec des séquelles souvent irrémédiables dont le retard mental ou l’émergence à l’âge adulte de dépressions majeures. »

Les effets bénéfiques des HSF piratés par l’alcool

Que se passe-t-il lorsque le cortex cérébral en formation du fœtus est exposé à l’alcool consommé de manière chronique par sa mère ? D’abord, l’éthanol peut provoquer une réduction et un ralentissement de la production des jeunes neurones, mais aussi affecter leur migration : certains vont mal se positionner et ne pas atteindre la couche du cortex qui leur est normalement dévolue. Ce sont ces défauts de positionnement qui sont en partie responsables des Troubles causés par l’alcoolisation fœtale.

C’est précisément ce mécanisme qu’a voulu comprendre l’équipe de Valérie Mezger. Pour cela, les chercheurs ont exposé des souris femelles gestantes à une alcoolisation chronique et mesuré l’activité des facteurs de réponse au stress HSF1 et HSF2. Ils ont montré que, en cas d’exposition chronique du fœtus à l’alcool, le facteur HSF2 maintenait son activité et, de manière inattendue, parvenait à « réveiller » le facteur HSF1 normalement « dormant » ou silencieux dans le cerveau non stressé. Cette association entre HSF1 et HSF2 va perturber l’expression des gènes contrôlant la migration neuronale et au final favoriser les défauts de positionnement des neurones dans le cortex.

Schéma de la migration de neurones dans le cortex cérébral en développement avec et sans exposition à l’alcool.
Schéma de la migration de neurones dans le cortex cérébral en développement avec et sans exposition à l’alcool.

Quand le facteur HSF2 est absent, HSF1 ne peut pas être activé et les défauts de positionnement sont moins sévères. C’est donc bien le facteur HSF2 qui est à l’origine de ces dysfonctionnements cérébraux caractéristiques des enfants exposés à l’alcool in utero. Non seulement HSF2 ne joue plus son rôle protecteur d’agent régulateur de la migration neuronale dans le cortex mais, en présence d’alcool, il se transforme en un redoutable ennemi pour le fœtus. Les effets bénéfiques de ces facteurs de réponses au stress sont en quelque sorte « piratés » par l’alcool et se muent en agents toxiques pour le cerveau du futur bébé.

Cette découverte constitue une avancée majeure dans la compréhension des effets de l’alcool sur le cerveau en développement. Elle permet d’identifier « les responsables » à l’origine de ces défauts de migration neuronale caractéristiques du Syndrome d’alcoolisation fœtale, mais aussi d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche sur ces facteurs HSF. « On peut émettre l’hypothèse que l’abondance de ces facteurs varie selon les individus, ce qui permettrait d’expliquer que, d’une femme et d’un fœtus à l’autre, la sévérité des effets de l’alcool sur le cerveau soit très variable, explique Valérie Mezger. On peut aussi envisager des applications thérapeutiques en identifiant des molécules capables de moduler l’activité des facteurs HSF1 et/ou HSF2, avec l’espoir de découvrir un traitement préventif pour les femmes susceptibles de donner naissance à des bébés atteints de Troubles causés par l’alcoolisation fœtale. »

Une méconnaissance des méfaits de l’alcool

Face à cette nouvelle découverte, qui vient confirmer les effets délétères et irréversibles de l’alcool sur le cerveau du fœtus, faut-il renforcer la prévention en faveur du « Zéro alcool pendant la grossesse » ? « Depuis l’apposition, en 2007, du pictogramme sur les étiquettes de boissons alcoolisées mettant en garde les femmes enceintes des dangers encourus pour leur futur bébé et les quelques campagnes d’information à destination des professionnels et du grand public, la prévention semble en panne », déplore Stéphanie Toutain, sociodémographe au Centre de recherche Médecine, science, santé, santé mentale, société4.

Ne pas parler d’alcool pendant la grossesse, c’est ne pas permettre aux enfants touchés par l’alcoolisation fœtale d’être correctement diagnostiqués.

Si le message « Zéro alcool pendant la grossesse » est aujourd’hui bien connu, puisque 86,9 % des femmes interrogées estiment en être informées, l’enquête5 menée par la chercheuse à partir des forums de discussion révèle que cette recommandation est souvent mal diffusée et/ou non homogène. « L’enquête montre une méconnaissance des femmes sur les éventuelles conséquences de leur consommation d’alcool, notamment sur le dysfonctionnement cérébral de leur futur enfant », observe la chercheuse, qui travaille depuis plusieurs années sur le suivi des enfants porteurs de TCAF. En 2010, 23 % des femmes ayant accouché déclaraient avoir bu pendant leur grossesse, pour l’essentiel des mères ayant un âge, un niveau social et des revenus élevés6

Pictogramme montrant l'interdiction de boire de l'alcool durant la grossesse.
Pictogramme montrant l'interdiction de boire de l'alcool durant la grossesse.

Un sujet qui reste tabou

Quid du dépistage ? La dernière enquête de l’Inserm indique que 22 % seulement des femmes enceintes ont bénéficié d’une évaluation de leur consommation d’alcool pendant leur grossesse. « La question de la consommation d’alcool reste un sujet tabou, rarement abordé par les professionnels de santé, poursuit Stéphanie Toutain. Cela tient à leur manque de temps, mais surtout à leur crainte de culpabiliser ou de vexer les futures mères, mais aussi à leur méconnaissance des services vers lesquels les orienter. C’est d’autant plus dommageable qu’un repérage précoce permettrait d’accompagner ces femmes consommatrices d’alcool pendant toute la durée de leur grossesse, puis de prendre en charge leurs enfants dans des centres spécialisés comme cela se fait dans les pays anglo-saxons, au Canada et plus récemment en Allemagne. Ne pas parler d’alcool pendant la grossesse, c’est ne pas permettre aux enfants touchés par l’alcoolisation fœtale d’être correctement diagnostiqués et suivis comme le sont par exemple les grands prématurés. »

Notes
  • 1. Unité CNRS/Univ. Paris-Diderot.
  • 2. Unité mixte Inserm.
  • 3. « Heat shock factor 2 is a stress-responsive mediator of neuronal migration defects in models of fetal alcohol syndrome », R. El Fatimy et al., EMBO Molecular Medicine, août 2014, vol. 6 (8) : 1043–1061.
  • 4. Unité CNRS/Inserm/EHESS/Univ. Paris-Descartes.
  • 5. « Ce que disent les femmes de l’abstinence d’alcool pendant la grossesse en France », Stéphanie Toutain, BEH, n° 10-11, mars 2009, pp. 100-102.
  • 6. « Consommation d’alcool pendant la grossesse et santé périnatale en France en 2010 », M.-J. Saurel-Cubizolles, C. Prunet et B. Blondel, BEH, n° 16-17-18, 7 mai 2013, pp. 180-185.

Auteur

Carina Louart

Journaliste et auteur, Carina Louart est spécialisée dans les domaines du développement durable, des questions sociales et des sciences de la vie. Elle est notamment l’auteur de La Franc-maçonnerie au féminin, paru chez Belfond, et de trois ouvrages parus chez Actes Sud Junior : Filles et garçons, la parité à petits pas ; La Planète en partage à petits pas ; C’...