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Les archéologues et les assyriologues qui travaillent sur le Proche-Orient antique voient depuis de nombreuses années leur terrain d’étude à feu et à sang. Les premiers sont retournés en Iran ou ont investi le Kurdistan irakien, les seconds, spécialistes des textes cunéiformes, concentrent leurs recherches dans les musées et collections en Europe et en Amérique. La Turquie reste l’un des rares pays du Proche-Orient encore accessible aux chercheurs et qui permet de combiner étude de terrain et de textes antiques.
Kültepe, vue aérienne du tell et de la ville basse. © Mission archéologique de Kültepe
Au cœur de l’Anatolie centrale, à 21 km au nord-est de Kayseri, se trouve le site de Kültepe, nom moderne de l’ancienne ville de Kanesh, habitée entre autres par des commerçants assyriens au début du IIe millénaire avant J.-C. Le site fait l’objet de fouilles continues depuis 1948. Depuis 2006 et l’arrivée à la direction de la fouille de F. Kulakoğlu, professeur à l’Université d’Ankara, les nombreux spécialistes qui se croisent sur le site représentent un panel varié de disciplines : archéologie, histoire, philologie, anthropologie, céramologie, archéozoologie, palynologie, géophysique, géomorphologie, archéométallurgie, dendrochronologie…
Vue aérienne et plan du palais de Warshama. © Mission archéologique de Kültepe
Sur le tell, les archéologues ont tout d’abord mis au jour un vaste palais anatolien datant du XVIIIe siècle (palais de Warshama), ainsi que divers bâtiments officiels et privés. Depuis 2009, ils fouillent une structure monumentale publique plus ancienne, datant de la seconde moitié du IIIe millénaire avant J.-C., la plus grande recensée à ce jour en Anatolie pour cette période reculée. Dans la ville basse, occupée au début du IIe millénaire avant J.-C., ont été mis au jour des quartiers d’habitations denses, avec un riche mobilier et 22 500 tablettes cunéiformes rédigées en vieil assyrien : lettres, documents juridiques, listes et notices personnelles comptables... ce qui fait de ce site l’un des plus grands fournisseurs de tablettes cunéiformes de tout le Proche-Orient. Ces textes détaillent les échanges commerciaux organisés par les Assyriens entre leur ville d’origine, Assour, dans le nord de l’Irak, et Kanesh ; ils témoignent d’une cohabitation en bonne intelligence entre les habitants d’Anatolie – d’origine hittite, hattie ou hourrite – et les marchands assyriens installés là sur le long terme. Ces tablettes constituent les premières archives privées qui nous soient parvenues en nombre conséquent.
Tablettes exhumées en 1993 dans la maison d'Ali-ahum et de son fils Assur-taklâku. ©Cécile Michel
Des lettres de femmes en provenance d’Assour, adressées à leurs proches installés en Anatolie, ainsi que des contrats familiaux, assurent un éclairage unique sur leur quotidien et sur la société assyrienne. Ces femmes produisent des étoffes de qualité, exportées en Anatolie par leurs frères et leurs époux, et reçoivent en échange de l’argent. Outre les textes, le site de Kültepe a livré nombre d’empreintes de matériaux variés dans l’argile (textile, vannerie, bois, etc.), des sceaux ou leurs empreintes figurant des scènes miniatures, des outils témoignant des différentes formes du travail agricole et de l’artisanat, des vestiges d’ateliers (textile, métallurgie, poterie, etc.). Ce site permet donc de combiner de manière exceptionnelle l’étude des textes avec les multiples aspects de la culture matérielle, ce qui en fait sans doute le laboratoire archéologique le plus attrayant de tout le Proche-Orient. Depuis quelques années, une équipe internationale mène une enquête sur le travail du textile, alliant artéfacts archéologiques et données textuelles, à l’expérimentation archéologique et à des enquêtes ethnographiques en Cappadoce. Les résultats obtenus à ce jour ont permis de reconstituer la production annuelle des femmes d’une maisonnée à Assour et de calculer que, grâce à leurs bénéfices, ces femmes pouvaient s’offrir chaque année l’équivalent d’une maison de taille modeste.
Maison de Shalim-Assur et de ses fils exhumée en 1994. © Mission archéologique de Kültepe
Depuis l’été 2013, les chercheurs se retrouvent tous les deux ans sur le terrain pour détailler leurs travaux dans le cadre d’un colloque international : Kültepe International Meeting (KIM). Cette année, fin juillet, avait lieu le 2nd KIM. Ces quelques jours d’intenses discussions scientifiques entre spécialistes venus de quatre continents, ont quelque chose de tout à fait unique : sur le terrain devant les ruines d’une maison, archéologues et historiens retracent la vie de ses habitants, assyriens ou anatoliens, révélée par leurs archives exhumées dans un ou plusieurs recoins, et ils peuvent aussi mettre un nom sur le cadavre enterré dans une tombe creusée sous le sol d’une pièce, reconstituer les habitudes culinaires de la famille grâce aux restes osseux et aux graines carbonisées...
Kanesh était il y a quatre mille ans un site multiculturel où Anatoliens et Assyriens vivaient en bonne intelligence ; il est aujourd’hui un lieu de rencontre pour des scientifiques venant du monde entier et un terrain de recherche fertile permettant de développer des recherches pilote.
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du journal CNRS