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Depuis 2003, le trafic des antiquités en provenance d’Irak a littéralement explosé. Des milliers d’objets, parmi lesquels des tablettes cunéiformes, ont été sortis illégalement du pays pour être vendus à l’étranger.
Parmi les acheteurs figure la chaîne de magasins d’art et artisanat américaine Hobby Lobby. Créée en 1972 à Oklahoma City par David Green, elle est aujourd’hui la propriété de l’évangéliste Steve Green, qui possède plus de 800 magasins à travers le pays. Ce collectionneur a acquis depuis 2009 près de 40 000 artefacts et a fondé le Musée de la Bible qui a ouvert ses portes à Washington (district de Columbia) en novembre 2017 et dont il préside le conseil d’administration. En 2010, la compagnie Hobby Lobby a acquis pour 1,6 million de dollars un lot de 5 500 antiquités, incluant des tablettes cunéiformes, des bulles d’argile inscrites et des sceaux-cylindres en provenance d’Irak ; ces objets ont été expédiés aux Etats-Unis sous un faux étiquetage en 2011.
En 2017, la cour de justice du district Est de New York a ordonné à la compagnie la restitution des antiquités et a réclamé le versement d’une amende de 3 millions de dollars. Le 2 mai dernier, lors d’une cérémonie officielle, 3 800 de ces objets étaient remis à l’ambassadeur d’Irak aux Etats-Unis, Fareed Yasseen, et seront envoyés au Musée National d’Irak à Bagdad.
Auparavant, les autorités américaines ont demandé à l’assyriologue Eckart Frahm, Professeur à l’Université de Yale, de dresser un rapide inventaire des textes cunéiformes qui composaient cette saisie. Les tablettes, pour beaucoup en mauvais état, datent principalement de la seconde moitié du IIIe millénaire et de la première moitié du IIe millénaire av. J.-C. Elles comprennent une collection d’incantations adressées aux dieux An, Enlil et Enki, des tablettes scolaires comportant des listes de signes cunéiformes et de nombreux textes administratifs et légaux datant de la Troisième Dynastie d’Ur (21e siècle av. J.-C.).
Parmi ces derniers, plusieurs centaines proviennent d’Irisagrig, une ville que l’on ne sait hélas pas situer car le site n’a jamais fait l’objet de fouilles officielles. Des indices relevés dans les textes permettent toutefois de la localiser sur la rive du Tigre, sans doute dans la région de l’antique Nippur. Ces textes permettent de reconstituer la vie économique d’une ville sumérienne. On y relève par exemple des missions d’inspection d’un canal ou de la « route royale », les rations versées aux tisserandes du palais ou la livraison de nourriture pour les chiens du palais.
Déjà en 2003, 167 tablettes cunéiformes en provenance d’Irisagrig furent confisquées par les douaniers jordaniens, d’autres ont fait leur apparition sur eBay et dans diverses ventes aux enchères. Aujourd’hui, plus d’un millier de tablettes originaires de ce site ont été répertoriées, mais nous ignorons tout de leur contexte archéologique : lieu de découverte, bâtiments et pièces dans lesquels elles étaient préservées, manière dont elles étaient classées…
Les assyriologues ne sont pas d’accord sur l’attitude à adopter vis-à-vis de ces antiquités volées. Pour certains collègues, les publier leur confère de la valeur et risque indirectement d’encourager le marché illicite d’antiquités ; pour d’autres, leur contenu historique inestimable ne peut être ignoré. Pour tenter de répondre à de telles questions, les assyriologues et archéologues du Proche-Orient antique ont voté le 18 juillet 2018, lors de l’assemblée générale de l’International Association for Assyriology, un texte visant à caractériser un comportement éthique des chercheurs travaillant sur le Proche-Orient antique. En effet, nos travaux de recherche sont fortement compliqués par le fait que nous travaillons dans des pays en guerre ou des pays qui ne souscrivent pas à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
Ce texte propose diverses recommandations, comme la coopération scientifique avec les collègues des pays concernés, l’éducation, la sauvegarde et la restauration du patrimoine culturel, mais il laisse à chacun le choix de mener sa propre analyse et réflexion éthique. Ainsi, en ce qui concerne l’attitude à adopter face aux objets provenant du marché illicite des antiquités, le texte recommande d’éduquer les marchands de biens volés et d’œuvrer au rapatriement de ces objets vers leur pays d’origine. Il ne s’agit pas de prendre position pour ou contre la publication de ces objets – il n’y a pas de bonne réponse, ni de réponse unique –, mais de respecter la décision de chacun : « L’engagement des chercheurs à l’égard des biens culturels doit être à la fois légal et éthique (…) Cela exige un double engagement, réfléchir à nos responsabilités pour protéger le patrimoine culturel, ainsi qu’à notre devoir en tant que chercheurs pour préserver le savoir et le rendre accessible par l’étude à tous ».
Espérons que l’adoption de ce texte permettra d’apaiser les tensions au sein de la communauté scientifique internationale et permettra aux assyriologues et archéologues du Proche-Orient ancien d’œuvrer ensemble à la recherche et à la diffusion des connaissances auprès de la société !
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du journal CNRS