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Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par Aix-Marseille School of Economics
En France, « travailler plus » s’est imposé comme un leitmotiv incontournable du débat public. Tantôt, il serait question de doper la compétitivité, de soutenir la croissance ; d’autres fois, il s’agirait d’assurer l’équilibre du système de protection sociale. Mais que coûte réellement cet effort supplémentaire que plusieurs gouvernements successifs ont appelé de leurs vœux ?
En 2019, les États-Unis ont consacré près de 17 % de leur PIB à la santé, contre 11 % en moyenne en Europe occidentale. Ils affichent pourtant une espérance de vie inférieure et davantage de maladies chroniques. Depuis des années, ce paradoxe nourrit les critiques d’un système jugé inégalitaire, trop onéreux et inefficace.
Les chercheurs en économie Tanguy Le Fur et Alain Trannoy proposent une piste inédite. Et si c’était le temps de travail qui abîmait la santé des Américains ? Leur modèle économique montre qu’au-delà d’un seuil d’heures travaillées, l’effet est contre-productif : on gagne plus d’argent pour se soigner, mais la santé se détériore plus vite. Une hypothèse qui pourrait expliquer près d’un tiers de l’écart constaté dans la santé des populations des États-Unis et d’Europe.
Des soins plus chers, mais pas plus efficaces
En 2019, avant la pandémie de Covid-19, les États-Unis affichaient des résultats médiocres sur de nombreux indicateurs de santé. Selon le Panorama de la santé de l’OCDE1, sur 38 pays membres, les États-Unis se classaient 29es pour l’espérance de vie à la naissance2, 28es pour l’espérance de vie à 65 ans, 29es pour le nombre de décès prématurés évitables, et 35es pour la prévalence des maladies chroniques. Divers facteurs ont été avancés pour expliquer le moins bon état de santé des Américains, depuis des « morts de désespoir »3 et une dramatique épidémie d’opioïdes, jusqu’à l’obésité et au tabagisme, en passant par les inégalités face à un système d’assurance maladie privé et coûteux4.
Ces classements médiocres ne sont pas une question de dépenses. Les États-Unis occupent la première place en termes de ressources consacrées aux soins de santé. Depuis les années 1980, les Américains dépensent toujours plus pour leur santé que les Européens, et l’écart s’est creusé pour atteindre aujourd’hui 6 points de PIB.
(Photo © Karolina Grabowska via Pexels)
Cela s’explique par le fait que la santé est un « bien supérieur » : plus un pays s’enrichit, plus ses habitants investissent dans la santé. Une autre raison est le progrès technologique, qui multiplie les traitements innovants mais coûteux. Mais ces deux facteurs ne suffisent pas à expliquer l’ampleur de la dépense outre-Atlantique. La différence majeure vient des prix des soins.
Aux États-Unis, ceux-ci sont en moyenne 20 % plus élevés que les autres biens, contre un surcoût de seulement 4 % en Europe. Ces prix expliqueraient entre un tiers et deux tiers de l’écart de dépenses entre les deux continents5. Conscient de ce déséquilibre, le président américain Donald Trump tente d’ailleurs de faire pression sur les laboratoires pharmaceutiques pour réduire le prix des médicaments aux États-Unis, afin de rapprocher leur prix de celui pratiqué en Europe.
Le surtravail, un risque sanitaire avéré
Si les prix élevés des soins et les inégalités sociales expliquent une partie du paradoxe américain, ils ne suffisent pas à en rendre entièrement compte. C’est pourquoi Tanguy Le Fur et Alain Trannoy explorent une piste supplémentaire : le temps de travail. Les Américains travaillent aujourd’hui beaucoup plus que les Européens. D’après l’OCDE6, en 2024, un salarié américain travaillait en moyenne 1796 heures par an, contre 1491 heures en France et 1512 heures au Royaume-Uni, soit un temps de travail supplémentaire d’environ 12 semaines de travail à temps plein.
Cet écart n’a pas toujours existé. Jusqu’au début des années 1980, les Américains et les Européens travaillaient à peu près autant. Les trajectoires ont ensuite divergé. Plusieurs facteurs l’expliquent : des préférences culturelles plus favorables au travail, un système fiscal moins redistributif et plus incitatif7 aux États-Unis, la faiblesse des syndicats8, ou encore une valorisation sociale du surtravail, notamment chez les cadres.
(Photo © Vitaly Gariev sur Unsplash)
Cette intensité a un coût. De nombreuses recherches en santé publique, en épidémiologie et en sciences sociales montrent que de longues journées de travail dégradent la santé et favorisent l’apparition de maladies chroniques.
Partant de ce constat, les chercheurs développent un modèle économique original qui considère la santé comme un « capital ». Ils cherchent à mesurer comment la quantité de travail fournie peut influer à la fois sur l’état de santé des populations et sur le niveau global des dépenses de santé. Ils testent plusieurs versions du modèle, avec des hypothèses différentes sur la façon dont le travail et le repos influencent la santé. Puis, ils calibrent leur modèle sur les données américaines (heures travaillées, dépenses de santé, espérance de vie, etc.) et comparent ce qui se passerait si les Américains travaillaient autant que les Français ou les Britanniques.
Travailler moins pour… dépenser moins ?
Le modèle des deux économistes montre que si les Américains travaillaient comme les Français ou les Britanniques, leurs dépenses de santé chuteraient de 2 à 3 points de PIB, et leur déficit de santé serait réduit d’un tiers.
Fait surprenant, la France et le Royaume-Uni sont aussi au-dessus de ce seuil. Autrement dit, nous travaillons tous trop, au détriment de notre longévité. Alors que la semaine de quatre jours, le télétravail ou la suppression de jours fériés s’invitent dans le débat public, cette étude renverse la perspective : et si la meilleure réforme de santé publique n’était pas de dépenser plus… mais simplement de travailler moins ? Une hypothèse qui invite, au passage, à repenser l’équilibre du financement des dépenses de santé entre revenus du travail (si on travaille moins, on cotise moins) et du capital (profits, dividendes, etc.).
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- 1. Voir : https://www.oecd.org/fr/publications/panorama-de-la-sante-2019_5f5b6833-...
- 2. Espérance de vie à la naissance : 78,6 ans aux États-Unis contre 81,3 ans au Royaume-Uni et 82,6 ans en France.
- 3. A. Case, A. Deaton, « Rising morbidity and mortality in midlife among white non-Hispanic Americans in the 21st century », PNAS 112 (49) 15078-15083 : https://doi.org/10.1073/pnas.1518393112
- 4. M. Avendano, I. Kawachi, « Why do Americans have shorter life expectancy and worse health than do people in other high-income countries? », Annu Rev Public Health, 2014 ; 35:307-25 : https://doi.org/10.1146/annurev-publhealth-032013-182411
- 5. R. Fonseca, F. Langot, P.-C. Michaud, T. Sopraseuth, « Understanding cross-country differences in health status and expenditures: health prices matter », J Polit Econ, 2023, 131(8):1949-93 : https://doi.org/10.1086/724113
- 6. Voir https://tinyurl.com/ocde-travail
- 7. E.C. Prescott, « Why do Americans work so much more than Europeans? », Fed Reserv Bank Minneapolis, Q Rev 28(1): 2-13, 2024 : https://www.jstor.org/stable/48650280
- 8. A. Alesina, E. Glaeser, B. Sacerdote, « Work and leisure in the United States and Europe: why so different? », NBER Macroecon Annu 20: 1-64, 2005 : https://tinyurl.com/work-USA-Europe
