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L’économie au service de la condition animale
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« Un jour, en cherchant un article pour une de mes études, je suis tombé sur l’éditorial d’un journal qui parlait des erreurs de type 3. J’avais déjà entendu parler des erreurs de types 1 et 21, mais jamais des erreurs de type 3. Celles-ci consistent à utiliser de bonnes méthodes pour répondre à de mauvaises questions. Pas des questions aux présupposés erronés, mais des questions avec un faible enjeu social. » Depuis, s’il y a bien une chose qui anime Romain Espinosa, c’est d’user de bonnes méthodes – celles des sciences économiques et, tout particulièrement, de l’économie comportementale – pour forger des outils susceptibles de faire évoluer la société.
De l’économie à la condition animale
Adolescent passionné par les mathématiques et les sciences naturelles, c’est toutefois à Sciences Po que Romain Espinosa entame ses études supérieures. Là, il découvre les sciences humaines et sociales, en particulier l’économie. « J’en suis tombé amoureux, s’amuse-t-il. C’est un peu étrange dit comme ça, mais cette discipline fait dialoguer les questions de société et les mathématiques. Cela m’a tout de suite parlé. Je suis devenu rapidement un vrai geek en la matière. » Durant sa formation, il s’intéresse également à la psychologie et à la philosophie, deux disciplines qui resteront au cœur de ses travaux.
Sa thèse en économie sur les décisions de justice finit de convaincre le jeune chercheur de la contribution cruciale que peuvent apporter les sciences économiques à la société. Après un postdoctorat sur la sécurité juridique, il est recruté en 2017 par le CNRS. « Au bout d’un an, j’ai été traversé par une vraie quête de sens. J’avais besoin que mes compétences académiques servent un sujet qui, à la fois, me passionne et me préoccupe », explique le chercheur.
Profitant de la mobilité thématique offerte par le CNRS, il réoriente alors son programme de recherche vers l’économie de la condition animale. Comment penser le bien-être des animaux dans une économie qui les considère avant tout comme des biens ? Comment envisager les choix économiques des consommateurs au regard du bien-être animal ? Quelles politiques publiques mettre en place pour améliorer le vécu des animaux ? Autant de questions inédites ou très peu développées jusqu’alors dans le champ des sciences économiques.
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C’est sa collaboration avec l’économiste Nicolas Treich, avec qui il publiera plusieurs articles, qui acte véritablement sa réorientation et marque le début de ses premiers travaux sur la condition animale. Petit à petit, malgré les réticences initiales de certains collègues, Treich et Espinosa sont rejoints par d’autres chercheurs, et Espinosa dirige son premier doctorant. « J’ai eu la chance de bénéficier d’un financement ANR2 », précise-t-il.
Abolitionnisme ou « welfarisme » ?
Deux de ses travaux illustrent bien les méthodes et problématiques de recherche qu’il développe à l’époque. Le premier consistait à comparer l’impact sur le public de deux types de stratégies d’actions développées par les associations en faveur du bien-être animal : les stratégies de type « welfariste » (qui luttent en faveur de l’amélioration des conditions de vie des animaux d’élevage, mais ne remettent pas en question l’élevage) et les stratégies du type abolitionniste (qui revendiquent l’abolition de toute exploitation animale). Cette étude a montré que les welfaristes ont plus de chance de faire changer les comportements des consommateurs que les abolitionnistes, qui tendent plutôt à susciter du rejet.
Un deuxième travail de recherche développait une réflexion plus profonde sur la prise en compte des animaux dans les choix de société : « Qu’implique le fait de considérer notre traitement des animaux au même titre que notre traitement des humains ? » Les travaux de Romain Espinosa montrent que la conscience d’imposer à des animaux une vie en élevage intensif qui ne vaut pas la peine d’être vécue affecte négativement le bien-être social. À partir de ce moment, Romain Espinosa va concentrer ses travaux sur les animaux d’élevage.
Coûts et bénéfices du bien-être animal
En 2020, le chercheur rejoint le Centre international de recherche sur l’environnement et le développement3 (Cired). « Si le Cired est l’un des acteurs majeurs en France sur l’économie de l’environnement, il est aussi un lieu où s’engagent des discussions avec d’autres disciplines, explique-t-il. J’ai eu envie de me rapprocher de cette interdisciplinarité afin de développer une perspective plus globale et d’intégrer mes travaux aux questions environnementales. »
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Les travaux de Romain Espinosa gagnent dès lors en notoriété et l’amènent à être de plus en plus sollicité sur des questions de condition animale, notamment par des politiques, pour élaborer des projets de loi. Il comprend que « la question économique est toujours très présente dans les débats » et que, pour parler le même langage que les décideurs politiques et économiques, il devra disposer d’outils permettant d’évaluer objectivement les bénéfices et les coûts du bien-être animal.
Or les coûts sont déjà bien documentés – et répercutés dans le système de prix : un poulet élevé en plein air coûte plus qu’un poulet élevé en bâtiment. Espinosa va donc s’attacher à quantifier les bénéfices apportés par l’amélioration du bien-être animal. Mobilisant les méthodes de l’économie comportementale, il mesure ce que les individus consentiraient à payer pour améliorer le bien-être des animaux. Quelle somme les Français seraient-ils par exemple disposés à verser pour sortir des dauphins d’un parc d’attractions ou des poulets d’un élevage intensif ?
En parallèle, il s’efforce de quantifier les bénéfices de telles politiques, tant du point de vue économique que pour les animaux eux-mêmes. Peut-on estimer financièrement le gain de bien-être d’un animal de la même manière qu’on le fait pour le bien-être des humains ? Doit-on surtaxer les produits qui ne respectent pas le bien-être animal ? À combien s’élèverait cette taxe ?
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« Prenons l’exemple d’un poulet, dont la vie et le bien-être diffèrent selon son mode d’élevage, détaille le chercheur. Bien entendu, un élevage avec un meilleur bien-être coûte plus cher, ce qui se répercute sur le prix. Le consommateur va voir cette différence de prix et va souvent préférer le poulet le moins cher, donc celui avec les moins bonnes conditions de vie. Mais, si on est capable de calculer une taxe qui prend en compte la souffrance et le bien-être de l’animal dans ces élevages, le consommateur verra le “vrai” prix des produits et achètera moins souvent ceux les plus défavorables aux animaux. »
Transition alimentaire
La question de la transition alimentaire s’impose dès lors à Romain Espinosa comme incontournable – prendre sérieusement en compte les intérêts des animaux implique de diminuer le recours à l’élevage intensif, donc de diminuer notre consommation de viande. Le chercheur a ainsi contribué en novembre 2024 à une étude internationale4 contestant la validité scientifique de certains arguments avancés par la Déclaration de Dublin, un document prônant la consommation de viande et qui a joué un rôle massif dans la définition de la politique européenne en matière agricole.
Explorant les leviers potentiels de la transition alimentaire, il montre comment une meilleure information des médecins sur les alimentations végétales peut faciliter l’accompagnement de patients souhaitant végétaliser leur assiette. Enfin, sur la question animale, il analyse l’impact des vidéos infiltrées dans les élevages sur les émotions de ceux qui les regardent, ainsi que l’évolution de leur position sur ce mode de production de viande.
Persuadé de la nécessité d’une démarche interdisciplinaire, Romain Espinosa a cocréé l’Observatoire de recherche sur la condition animale (Orca)5, un réseau prospectif du CNRS Sciences humaines et sociales qui regroupe celles et ceux travaillant sur la condition animale et dont les enjeux sont à la fois scientifiques et sociétaux. Toujours dans cette idée de décloisonnement et de mise en dialogue des connaissances académiques avec les préoccupations sociales, Espinosa poursuit aujourd’hui des travaux sur le concept de "capital animal", une approche novatrice pour reconnaître les contributions matérielles, sociales, naturelles et culturelles des animaux non humains. ♦
Voir aussi
Les animaux doivent-ils avoir de nouveaux droits ?
Les animaux, des êtres sensibles
- 1. L’erreur de type 1 consiste à affirmer qu’un effet existe alors qu’il n’existe pas en réalité (c’est un « faux positif »). L’erreur de type 2 est l’inverse : conclure qu’il n’y a pas d'effet, alors qu’il y en a bien un.
- 2. Agence nationale de la recherche.
- 3. Unité CNRS/AgroParisTech/Cirad/École des Ponts.
- 4. « The Dublin Declaration: Gain for the Meat Industry, Loss for Science » : https://dx.doi.org/10.2139/ssrn.5007019
- 5. https://orcanimale.fr/