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Les aides sociales peuvent-elles favoriser l’autonomisation des femmes ?
23.10.2019, par Estefania Galvan, Claire Lapique
Mis à jour le 23.10.2019

En Amérique Latine, des aides sociales conditionnelles redistribuent aux foyers défavorisés avec enfants, en échange du respect de certaines conditions. Par souci d’efficacité, ces aides sont remises aux mères. Une telle politique permet-elle aux femmes de gagner en autonomie ? En étudiant un programme uruguayen, les économistes Marcelo Bergolo et Estefania Galvan concluent qu’il accroît leur pouvoir de décision mais qu’elles ont tendance à privilégier les emplois informels. 

Pour lutter contre la bête noire des inégalités qui hante le continent latino-américain, les gouvernements ont multiplié les programmes sociaux. Selon l’Institut National de la Statistique en Uruguay, la pauvreté atteignait encore 29% de la population, allant jusqu’à 50% des mineurs en 2005. Pour juguler cette situation, le gouvernement a lancé le programme AFAM PE, la prestation sociale la plus importante en termes de couverture et de montant (depuis 2007) pour les familles pauvres avec enfants. Sur l’ensemble du territoire, il a touché plus de 370 000 enfants en 2014, soit environ 72% des enfants de familles défavorisées. 

Cette prestation fait partie des « programmes conditionnels » qui offrent un paiement aux foyers avec enfants en échange du respect de certaines obligations, comme leur scolarisation ou leur suivi médical. Ainsi, ces transferts sociaux privilégient la « corresponsabiltié ». En se concentrant sur l’éducation et la santé, ils visent à réduire la reproduction sociale et intergénérationnelle des inégalités. 

Viser les mères 

La plupart des programmes conditionnels ciblent les mères de famille. Derrière ce choix délibéré, il y a l’idée que la femme userait l’argent du foyer pour améliorer le bien-être des enfants, ce qui améliorerait l’efficacité du programme. Basée sur cette présupposition, 90% des prestations de l’AFAM-PE sont réservées aux femmes. Quand ce n’est pas la mère du foyer, c’est une tante ou une tutrice qui en devient cible et le père, en dernier ressort. 

Parce qu’il cible les femmes, ce programme modifie non seulement les ressources du foyer mais aussi leur distribution au sein des membres du foyer. Pourtant, la plupart des études se focalisent sur ses effets sur le foyer, considéré comme une entité unique. Peu d’information est ainsi révélée sur la redistribution au sein même des familles, alors que chaque membre est affecté particulièrement dans ses dépenses et conditions sociales. 

Pour pallier ce manque, Marcelo Bergolo et Estefania Galvan s’intéressent aux effets de l’AFAM-PE sur les décisions familiales, les divorces et les conséquences sur l’occupation professionnelle de chacun. Plus particulièrement, ils se focalisent sur le choix de travailler ou non, le nombre d’heures travaillées ainsi que le secteur (formel ou informel) dans lequel chacun se place. 
Pour cela, les auteurs utilisent des données institutionnelles1, et questionnent les réponses et comportement des membres du foyer. En comparant des couples se situant juste au-dessus (le groupe traitement) et juste en dessous (le groupe comparatif) du seuil d’éligibilité2, ils construisent un modèle permettant de connaître les effets du programme3


Autonomisation féminine ? 

En donnant de l’argent aux femmes, le programme favorise-t-il leur émancipation ? Les données actuelles n’offrent pas la possibilité de le mesurer directement. Cependant, grâce aux informations collectées, il est possible de savoir qui prend les décisions concernant la consommation au sein du foyer, en s’intéressant à la manière dont l’argent est dépensé. 

Concernant les dépenses alimentaires, la probabilité que les femmes prennent des décisions augmente de 12.2 à 18.7 points de pourcentage pour les couples éligibles. Il y a aussi une augmentation des femmes pouvant décider de l’utilisation de l’argent provenant d’aides sociales ou de cadeaux. En ciblant les femmes, le programme leur permet d’avoir un plus grand pouvoir de décision au sujet des dépenses familiales. 

Ou informalité féminine ? 

Les aides sociales sont souvent taxées de faire augmenter les rangs des chômeurs parce qu’elles décourageraient les bénéficiaires de rechercher un travail. Mais l’analyse du programme uruguayen contredit cette opinion. Les économistes n’observent aucune conséquence significative sur le nombre d’heures travaillées, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. 

Le programme n’a aucun effet sur la demande de travail des foyers ciblés. En revanche, il a un impact significatif sur l’accès des femmes au secteur formel. Le nombre de femmes qui sont employées dans ce secteur se réduit de 17 à 22 points de pourcentage pour les bénéficiaires. De plus, beaucoup moins de femmes passent du secteur informel au secteur formel dans ce même groupe. 

Les femmes ciblées restent bien souvent dans l’informalité. Elles se contentent alors d’emplois peu rémunérés ou de petites activités dans lesquelles les droits du travail ne sont pas respectés. L’AFAM-PE contraint alors parfois les femmes dans leur émancipation, en les empêchant d’atteindre de meilleures conditions de travail. Parce que les revenus formels peuvent être enregistrés par l’administration de la sécurité sociale, les femmes tentent de contourner ce système. Elles restent dans le secteur informel car elles ont peur de perdre les aides. Pour réduire ces effets induits, il faudrait créer un système de redistribution qui s’applique par échelon, de sorte à supprimer cet effet de seuil. 

Un programme en deux teintes

Le débat reste ouvert lorsque l’on souhaite déterminer les avantages des programmes conditionnels. D’un côté, les femmes qui reçoivent l’argent gagnent en indépendance quant à l’utilisation des ressources financières du foyer. Cela peut avoir un effet positif sur leur prise de décisions et leur autonomie. Cependant, elles sont moins encouragées à chercher un emploi dans le secteur formel, ce qui les contraint socialement car elles n’obtiennent pas la sécurité sociale. En ce sens, le programme n’améliore pas leur position au sein du couple. 

Comme il a été prouvé dans d’autres études sur le continent latino-américain, cibler la mère vient renforcer la présupposition que l’éducation est une affaire qui concerne prioritairement les femmes, comme si cela relevait d’abord de la responsabilité maternelle. Cette politique renforce alors la division traditionnelle des rôles entre les sexes, en réservant la sphère domestique aux femmes. Les prestations sociales devraient être en mesure d’identifier ces effets pervers. 

1. Pour cela ils utilisent plusieurs bases de données. Une base provient du ministère en charge de la prestation et l’autre d’une étude conduite par différents organismes (Instituts et Universités notamment) dans laquelle les répondants remplissent le formulaire et s’auto-évalue. 
2.Le programme offre cette aide aux familles qui n’atteignent pas un seuil donné de ressources. Les auteurs étudient donc deux groupes qui se situent de part et d’autre de ce seuil.
3. Ils peuvent ainsi contrôler le reste des variables qui pourraient influencer le résultat.

 Estefania Galvan avec la participation de Claire Lapique 

© Unsplash, Adobe Stock 

Référence : Intra-household Behavioral Responses to Cash Transfer Programs. Evidence from a Regression Discontinuity Design, Marcelo Bergolo,Estefanía Galván, World Development, Elsevier, March 2018

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